
(Jonathan Cook) / Middle East Monitor
Par Jeff Halper, le 13 juillet 2020
Les sionistes libéraux se réveillent tardivement à la seule alternative juste : un seul État, partagé par les Juifs israéliens et les Arabes palestiniens. Mais si les Juifs israéliens n’approuvent pas la solution d’un seul État, faudra-t-il les y entraîner contre leur gré ?
Que l’annexion ait lieu ou non, elle a déjà eu des effets de grande portée.
Elle a forcé des sionistes libéraux comme Peter Beinart et Gershon Baskin, des personnalités pro-israéliennes comme Boris Johnson et Angela Merkel, et même certains Israéliens – bien que principalement des lecteurs du Haaretz – à affronter le défaut politique et moral qui est au cœur du sionisme : son incapacité à concilier les droits nationaux juifs et la revendication exclusive du sionisme sur la Terre d’Israël, avec les droits nationaux et l’existence du peuple palestinien.
Ce conflit inhérent était évident et reconnu dès les premiers jours du sionisme. L’essayiste Ahad Ha-am a écrit à ce sujet. En tant que membre de Brit Shalom, Arthur Ruppin, le chef du bureau palestinien de l’Organisation sioniste mondiale, a soutenu un État binational. Jabotinsky l’a combattu par sa célèbre doctrine du « Mur de fer ».
Et en 1942, lorsque l’intention de créer un État juif (et pas seulement un « foyer national ») a finalement été admise, Ben-Gourion lui-même l’a dit clairement : « [C’est] une décision basée sur la force, une décision militaire juive… Nous voulons la Terre d’Israël dans sa totalité. C’était l’intention première ».
En effet, l’idée de « transfert » était dans l’air des décennies avant que le raciste de droite Meir Kahane et ses partisans n’arrivent sur la scène dans les années 1970. Yosef Weitz, le directeur du département des colonies du Fonds national juif et un architecte de la « judaïsation » de la Palestine, a écrit en 1948 : « Il doit être clair qu’il n’y a pas de place dans le pays pour les deux peuples… La seule solution est une Terre d’Israël sans Arabes… Il n’y a pas d’autre moyen que de transférer les Arabes d’ici vers les pays voisins, de les transférer tous, peut-être à l’exception de Bethléem, de Nazareth et de la vieille Jérusalem. Il ne doit pas rester un seul village, pas une seule tribu. »
Depuis 1967, la solution des deux États a joué un rôle clé pour couvrir cette faille inhérente, inévitable et finalement fatale. En tant qu’outil de gestion des conflits, elle a entretenu l’illusion que les revendications juives sur la Terre d’Israël et les revendications palestiniennes sur la Palestine pouvaient d’une manière ou d’une autre être conciliées.
Nous acceptons la « notion » de deux États, nous entretenons l’illusion de « deux côtés » en créant une Autorité palestinienne collaborationniste, nous négocions (ou non) pour toujours, et de cette façon nous évitons d’avoir à faire face à la réalité sous-jacente que le sionisme a mis en place un jeu à somme nulle : soit « nous » gagnons, soit « ils » gagnent. Et au milieu de l’impasse, nous poursuivons la judaïsation du pays qui dure depuis 125 ans.
L’annexion n’a pas révélé l’illusion – toute personne informée en connaissait l’existence – mais l’a plutôt rendue impossible à maintenir. La solution à deux États reposait sur la notion d' »occupation ». Cela implique qu’un pays a pris le contrôle d’un territoire qui ne lui appartient pas et doit être prêt à négocier son statut final, qui peut ou non aboutir à une annexion.
Le droit international n’autorise pas l’annexion unilatérale. C’est pourquoi Israël a toujours rejeté l’idée qu’il y ait même une occupation – il préfère parler de « territoires contestés », un concept sans légitimité juridique – et n’a donc jamais appliqué la quatrième Convention de Genève qui interdit la colonisation, le préjudice causé à la population locale et, bien sûr, l’annexion.
Toujours maître dans la manipulation juridique, le gouvernement actuel d’Israël rejette donc le terme « annexion », parlant plutôt de « l’extension de la souveraineté d’Israël ». Quel que soit le nom qu’on lui donne, l’intention d’Israël d’incorporer 30 % de la Cisjordanie rend impossible de maintenir l’illusion de deux États.
Voilà donc l’angoisse des sionistes libéraux. Où allons-nous à partir de là ? Peter Beinart a évoqué la possibilité d’un État binational dans un article du New York Times et dans un essai plus long sur le Jewish Currents. « Maintenant, le Premier ministre Benjamin Netanyahu a juré d’annexer des parties de la terre qu’Israël contrôle brutalement et de façon antidémocratique depuis des décennies. Et en regardant tout cela, j’ai commencé à me demander, pour la première fois de ma vie, si le prix d’un État qui favorise les Juifs par rapport aux Palestiniens n’est pas trop élevé », écrit-il.
« La douloureuse vérité est que le projet auquel des sionistes libéraux comme moi se sont consacrés pendant des décennies – un État pour les Palestiniens séparé d’un État pour les Juifs – a échoué. La solution traditionnelle de deux États n’offre plus d’alternative convaincante à la voie actuelle d’Israël. Il est temps pour les sionistes libéraux d’abandonner l’objectif de la séparation entre Juifs et Palestiniens et d’embrasser l’objectif de l’égalité entre Juifs et Palestiniens ».
Gershon Baskin, une autre voix importante du sionisme libéral et chroniqueur au Jerusalem Post, a récemment publié un article intitulé « Israël et les Palestiniens doivent unir leurs forces pour créer une nouvelle vision commune ». Cette vision commune signifie un État unique partagé par les Juifs israéliens et les Arabes palestiniens.
Un État unique est la seule alternative à ce qui existe aujourd’hui et que l’annexion offre clairement pour l’avenir : l’apartheid. Certains ont suggéré une confédération, mais celle-ci échoue pour la même raison que la solution à deux États : Israël n’est tout simplement pas disposé à offrir aux Palestiniens un espace politique ou économique significatif.
Heureusement, il y a des Israéliens et des Palestiniens qui donnent à Beinart, Baskin et, en fait, à Israël lui-même, un endroit où aller. La campagne pour « Un seul État démocratique » a formulé un programme politique qui appelle à une démocratie unique de droits égaux, au retour des réfugiés et à l’émergence d’une société civile commune. Elle va même plus loin, en reconnaissant que le sionisme et le nationalisme palestinien peuvent coexister au sein d’une démocratie pluraliste – et que tous deux peuvent finalement se transformer en quelque chose de nouveau, de partagé et de dynamique.
Les Juifs israéliens y adhéreront-ils ? Non, bien sûr que non. Pourquoi le feraient-ils ? Tant qu’ils bénéficient des avantages d’un régime d’apartheid, apporté par l’occupation qui réduit à néant les droits des Palestiniens.
Le refus de la plupart des Blancs d’Afrique du Sud de démanteler volontairement l’apartheid ressemble à celui des Juifs israéliens. Les Palestiniens et les quelques partenaires israéliens qui partagent la vision d’une société commune doivent donc prendre exemple sur l’ANC.
Comme l’ANC, nous devons créer un lien direct entre le public international, pour qui les droits des Palestiniens sont un enjeu majeur (y compris parmi une proportion croissante de jeunes Juifs) et
notre mouvement en faveur d’un seul État. De cette manière, nous rendons l’apartheid israélien insoutenable, comme l’ANC l’a fait en Afrique du Sud, en amenant enfin les Israéliens dans un processus de transition lorsqu’ils n’auront pas d’autre choix que de coopérer.
La lutte pour un seul État, pour la justice, doit être considérée comme un défi pour nous tous et non comme une menace. Les Sud-Africains, les Irlandais du Nord, les Américains noirs et blancs du Mississippi et de nombreux autres peuples autrefois enfermés dans des conflits apparemment sans fin ont découvert que lorsque les problèmes d’inégalité et de justice sont résolus, leurs différences «insolubles» deviennent gérables.
Beinart, sioniste convaincu jusqu’à ce jour, arrive à la seule conclusion possible. « Il est temps », dit-il, « d’envisager un foyer juif qui soit aussi un foyer palestinien ». Le but même du sionisme était de restaurer notre autodétermination. Eh bien, voici le défi.
Allons-nous devenir des acteurs dans la création d’un État pour nous tous qui vivons dans ce pays, dans lequel nous jouissons à la fois de droits démocratiques et, dans ce cadre, d’une vie nationale dans notre pays partagée avec d’autres, ou devrons-nous être entraînés contre notre gré dans cet État? À mon avis et peut-être celui de Beinart, la première est la réponse « sioniste ».
Jeff Halper est un anthropologue israélien, chef du Comité israélien contre les démolitions de maisons, fondateur de la campagne « Un seul État démocratique » et auteur de « La guerre contre le peuple » : Israël, les Palestiniens et la pacification mondiale » (Londres, Pluto Books, 2015).
Traduction : GD pour l’Agence Média Palestine
Source : Haaretz