« S’opposer à l’apartheid est le seul moyen de mener cette lutte »

Tareq Baconi, un analyste politique palestinien, se dit « pessimiste » quant à l’impact de l’annexion — mais entrevoit de l’espoir dans la nature anti-coloniale croissante de la lutte palestinienne.

Par Meron Rapoport, le 1er juillet 2020

Les forces de sécurité israéliennes à côté de Palestiniens manifestant contre le plan d’Israël d’annexer des parties de la Cisjordanie, Haris, 26 juin 2020. (Nasser Ishtayeh/Flash90)

Tareq Baconi, un analyste politique palestinien, voit peu de motifs d’optimisme dans les conséquences de la débacle de l’annexion — qu’elle se produise ou non. Comme beaucoup d’autres experts, Baconi doute de la capacité de l’Autorité palestinienne à arrêter l’annexion, et s’inquiète de ce que, même si cette annexion n’a pas lieu de jure, l’Union européenne se contente de pousser un soupir de soulagement et continue à ignorer « l’annexion rampante » de la Cisjordanie par Israël.

La seule bonne chose qui peut sortir de l’état actuel des choses, dit Baconi, est la transition d’une lutte palestinienne pour l’indépendance et pour un état propre, à une lutte anti-coloniale.

Né en Jordanie, Baconi est un citoyen britannique qui réside actuellement au Royaume-Uni. Il est analyste pour l’International Crisis Group — un groupe de réflexion qui se concentre sur la résolution des conflits, fondé par l’ancien conseiller du président Bill Clinton, Robert Malley.

Baconi a un doctorat en relations internationales du King’s College (Londres) et il est reconnu comme un expert du Hamas. En 2018, il a publié « Hamas Contained: The Rise and Pacification of Palestinian Resistance » (Le Hamas contenu : la montée et la pacification de la résistance palestinienne) qui examinait l’évolution du mouvement islamique au cours des dernières années.

Cet interview a été éditée pour des raisons de longueur et de clarté.

Que peuvent faire les Palestiniens pour arrêter l’annexion ?

« Les Palestiniens ont tout fait pour mettre en garde contre l’annexion — y compris appeler à une aide internationale et à l’annulation des Accords d’Oslo. Je ne pense pas que cela ait eu beaucoup d’importance.

« Ce qui peut changer les choses est un soutien américain. En ce moment, il est clair qu’il y a un feu vert des États-Unis. La question pour les États-Unis n’est pas de savoir si l’annexion aura lieu ou non, mais de savoir comment elle aura lieu. Les Jordaniens et les Égyptiens peuvent aussi avoir un impact. Ce sont tous des forces externes. Les Palestiniens n’ont aucun pouvoir d’influence. C’est pourquoi ils se tournent vers la communauté internationale et le Cour pénale internationale. »

Est-ce que les Palestiniens peuvent influencer la position de la Jordanie ?

« La position de la Jordanie [sur l’annexion] est claire. Si cela marche, c’est une bonne chose, mais les Palestiniens ne peuvent pas y faire grand chose. La manière dont la Jordanie agit dépend de la taille de l’annexion. Si Israël annexe seulement les blocs de colonies, la réponse sera réservée. Si l’annexion est plus large, la situation sera différente ».

Cela pourrait-il conduire à l’annulation de l’accord de paix entre Israël et la Jordanie ?

« Les Jordaniens s’inquiètent de l’annexion dans une perspective existentielle. Je n’envie pas leur position. Il ne s’agit pas seulement d’annuler l’accord : annuler la transaction sur le gaz naturel, par exemple, aurait un impact sévère sur l’économie jordanienne. Si la vallée du Jourdain est annexée, [les Jordaniens] n’auront probablement pas le choix. Cela dépend aussi du niveau des dommages causés aux Palestiniens — s’ils sont expulsés de leurs terres, s’ils sont forcés à aller en Jordanie.

Tareq Baconi. (Helen Murray)

Le démantèlement de l’Autorité palestinienne n’est-elle pas une menace pour Israël ?

« À mon avis, le démantèlement de l’AP est assez loin dans la liste des préoccupations d’Israël. Israël ne prévoit pas de prendre la responsabilité des territoires palestiniens. Je ne pense pas non plus que l’AP va s’effondrer, mais l’annexion changera la manière dont nous pensons à l’autonomie du régime. Je crois qu’Israël a déjà largement prévu l’affaiblissement de l’AP. »

Que peut faire que l’Union européenne ?

« J’ai passé en revue pas mal d’idées avec des gens de l’Union européenne. Théoriquement, l’Union européenne peut stopper l’annexion. Elle peut exercer une pression économique sur Israël. Mais en réalité, je ne pense pas qu’ils feront quoi que ce soit de significatif. Les outils qu’ils peuvent utiliser — reconnaître un état palestinien, des sanctions, la différentiation [entre les produits issus des territoires occupés et ceux de l’intérieur de la Ligne verte] — ne sont pas dissuasifs. Et les Israéliens le savent.

Le problème de l’Union européenne est qu’elle traite l’annexion comme si c’était quelque chose qui va se produire, plutôt que quelque chose qui s’est déjà produit. Historiquement, l’Europe n’a eu aucun impact. »

Quelle est la position actuelle de l’Égypte ? Ils ont été moins clairs sur la question que la Jordanie.

« Le rôle de l’Égypte dépend de la réponse régionale. Leur situation est apparemment semblable à celle de la Jordanie — ils ont un accord de paix avec Israël — mais le pays est plus protégé de l’annexion que la Jordanie. L’Égypte a moins d’influence sur la question et il est aussi plus impliqué avec Israël sur toute une gamme de questions. Sauf s’il y a une réponse régionale énergique [sur l’annexion], l’Égypte s’alignera davantage sur les pays de Golfe — une condamnation formelle sans aucune action. L’ambassadeur d’Égypte en Israël sera peut-être rappelé, l’ambassadeur israélien sera renvoyé en Israël en représailles, mais pas plus que cela ».

Donc vous ne voyez aucun moyen de stopper l’annexion.

« L’annexion est déjà en train de se produire, de facto. Je suis assez pessimiste. Le Premier ministre Benjamin Netanyahu est dans une situation impossible. Il s’agit de son héritage. Ce sera très difficile pour lui de revenir là-dessus.

Son dilemme est que s’il annexe seulement les blocs des colonies, ce sera plus facile [pour lui] du point de vue de la perspective internationale, mais ce sera mauvais pour son héritage parce que l’attente du plan Trump est qu’il approuve un état palestinien, même si celui-ci est aussi tronqué et peu probable que le plan le prévoit. S’il annexe aussi la vallée du Jourdain, cela lui crééra des difficultés en plus pour lui mais lui laissera un plus bel héritage — il aura retiré un état palestinien de la table. »

Quel sera l’impact immédiat de l’annexion ?

« Selon l’étendue de l’annexion, les Palestiniens qui sont dans les zones annexées, jusqu’à 10% des Palestiniens de Cisjordanie, seront probablement directement lésés. Ils perdront le contrôle de leur terre, seront en danger d’être expulsés, leur statut juridique ne sera pas clair et les droits qu’ils recevront incertains. La question pour le reste des Palestiniens de Cisjordanie est de savoir s’ils pourront voyager entre les [différentes] zones, s’ils pourront obtenir des permis de travail et s’ils pourront aller en Jordanie. Mais il est possible que pour certains ce soit « business as usual ».

Beaucoup disent que l’annexion affaiblira l’AP et renforcera l’Organisation de libération de la Palestine, ainsi que la direction palestinienne dans la diaspora.

« Cela se déroule déjà ainsi maintenant. Il deviendra difficile pour la direction de l’AP d’affirmer qu’ils sont une étape intermédiaire vers un état. Mais il n’y a pas de garantie qu’il y aura des pressions pour démanteler l’AP. »

Des centaines de membres des services de sécurité palestiniens et différentes factions politiques participent à une manifestation contre les plans d’annexion israéliens en Cisjordanie, Rafah, au sud de la Bande de Gaza, 29 juin 2020. (Abed Rahim Khatib/Flash90)

« Je prévoie des affrontements avec les forces d’occupation, de la précarité économique. Hamas tirera probablement plus de roquettes et s’il y a plus d’instabilité, pourrait être capable de réétablir une présence institutionnelle en Cisjordanie. Mais le changement principal sera de passer d’un soutien populaire pour la construction d’un état à une lutte anti-coloniale. Ce processus s’accélérera, avec ou sans annexion. »

J’ai beaucoup entendu cette idée. Pourquoi les choses vont-elles dans cette direction ?

« S’opposer à l’apartheid est la seule voie possible pour cette lutte. Nous pouvons en voir des signes. Cela s’est produit dans les marches du retour dans les marches du retour [à Gaza] qui ont commencé comme un mouvement populaire et que le Hamas a co-optées. Nous pouvons le voir dans les marches du retour en Israël, à Jérusalem et dans les camps de réfugiés de la diaspora. La manifestation à Tel Aviv [qui marquait les 53 ans de l’occupation] était aussi un signe que les choses sont en train de changer. Nous n’avons pas de Congrès national africain, parce que l’OLP reste engagée pour le moment dans le projet de construire un état, mais il est clair que le temps de la solution à deux états est révolu. »

Et que se passera-t-il si l’annexion n’a pas lieu ? Retournerons-nous à l’ancien statu quo ou une nouvelle situation émergera-t-elle ?

« Je serais heureux que l’annexion n’ait pas lieu, parce qu’elle est préjudiciable pour les Palestiniens. Cependant, si l’annexion ne se poursuit pas, l’Union européenne poussera un soupir de soulagement et retournera au modèle à deux états. Le processus de colonisation d’Israël risque alors de se poursuivre sans réaction. Les gens penseront que le statu quo n’implique pas le vol des terres palestiniennes et il sera autorisé à continuer. »

Est-ce que l’échec de l’annexion se traduirait par l’échec de la droite israélienne ?

« Beaucoup de développements intéressants se produisent en Israël. Des divisions internes au sein de la droit se manifestent. Mais nous ne devrions pas exagérer la discorde en Israël. Il n’y a pas de différences significatives entre Benny Gantz et Netanyahu. Il y a l’espoir que parler simplement d’annexion révélera la direction prise par Israël à ceux qui n’en étaient pas sûrs avant cela. Malheureusement, je ne vois pas cela se produire. »

Une version de cet article est paru originellement en hébreu sur Local Call. Lisez-le ici.

Meron Rapoport est rédacteur de Local Call.

Traduction : CG pour l’Agence Média Palestine

Source : +972 Magazine

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