Par Omar Karmi, le 21 août 2020
Il est peut-être pertinent que l’accord Émirats arabes unis-Israël récemment signé soit connu sous le nom d’Accord d’Abraham (et non, à mon avis, d’Accord d’Ibrahim).
Après tout, Abraham de l’Ancien Testament a vécu une vie de trahison prononcée. Il a abandonné son père à la poursuite de la promesse divine. Il a trahi sa femme, Sarah, à plusieurs reprises. Il a exilé son premier né et la mère de cet enfant, l’une de ses servantes. Et il était prêt à tuer son seul autre fils pour obtenir la faveur divine.
Les accusations de trahison sont la réponse palestinienne à l’accord. Celle-ci repose sur une confiance quelque peu complaisante dans ce que renvoie la « rue arabe » sur la cause palestinienne et sur le niveau de crainte que les dirigeants arabes ont de l’opinion publique.
Pourtant, paradoxalement peut-être, c’est la « rue arabe » qui a probablement incité, plutôt que dissuadé, les Émirats arabes unis à agir. Pas l’opinion publique émiratie, qui a peu d’écho ou d’influence.
C’est davantage la vulnérabilité d’un pays construit principalement sur la main-d’œuvre étrangère – en grande partie arabe – et le pétrole. Les Émirats arabes unis doivent consolider leurs fondations avant qu’il ne soit trop tard, avant que d’autres soulèvements régionaux n’éclatent et ne soufflent ou que la demande de pétrole ne diminue comme elle doit le faire et comme elle le fera, tôt ou tard.
En d’autres termes, les Émirats arabes unis doivent se diversifier, économiquement et politiquement, afin de préserver la règle familiale sous-tendant cette union de sept principautés qui n’a pas encore 50 ans. Et s’assurer d’une protection inébranlable à Washington, grâce aux bons offices d’Israël sur place, est une façon d’y parvenir.
La « menace » de l’Iran n’a que peu à voir avec cela, en dépit de l’abondance de chroniques consacrées à ce prétendu point d’accord entre les Émirats arabes unis et Israël.
De tous les États du Golfe, les Émirats arabes unis sont probablement celui qui a les relations les plus matures avec Téhéran, surtout en matière de commerce. Comme Israël, Abou Dhabi surestime la puissance de l’Iran quand cela fait son affaire. L’armée iranienne est vieillissante. Sa portée politique supposée dans une région en plein désarroi après une désastreuse invasion de l’Irak par les Etats-Unis est limitée par le sectarisme. Et son économie vacille après des décennies de sanctions.
Résister aux vents du changement
L’Iran a, bien sûr, joué un rôle dans ce calcul. Mais toute considération sécuritaire est éclipsée par les leçons que les Émirats arabes unis ont choisi de tirer de l’accord nucléaire iranien conclu sous Barack Obama.
Les Émirats arabes unis étaient au mieux tièdes sur cet accord. Ils ont considéré l’accord, peut-être à juste titre, comme faisant partie d’une tentative plus large des Etats-Unis, sous Obama, de s’éloigner du Moyen-Orient après les interventions désastreuses de l’ère Bush.
L’administration Obama s’est efforcée de laisser en place un équilibre de pouvoir triangulaire entre Israël, les monarchies du Golfe arabe et leurs dépendants, et l’Iran.
C’était un triangle qui, selon ce que craignaient les pays du Golfe, ne leur laissait que la part la plus faible.
La réaction des États-Unis aux soulèvements arabes a été de composer avec le malaise croissant des Émirats arabes unis face à la politique américaine sous Obama. Le fait que Washington ait laissé son ancien allié Hosni Moubarak tomber sous le poids des manifestations de rue égyptiennes, en portant au pouvoir un gouvernement des Frères musulmans lors des premières élections démocratiques de ce pays, a été particulièrement troublant.
Tout cela faisait suite à des années d’efforts massifs en relations publiques après le 11 septembre, lorsque les gouvernements arabes, craignant des retombées, ont tout mis en œuvre pour s’assurer de rester dans les bonnes grâces de l’Amérique.
Les relations américano-arabes ont fait l’objet d’un examen approfondi dans les années qui ont suivi. La société Dubaï Ports World des Émirats arabes unis a perdu un contrat lucratif pour la gestion de six ports américains en 2006 – même l’aide israélienne n’ayant pas pu sauver l’affaire – en partie à cause d’une campagne menée par Hillary Clinton, alors sénatrice de l’État de New York, où certains des ports étaient situés, en raison de problèmes de sécurité.
Le prix du pétrole a connu de fortes fluctuations au cours des décennies qui ont suivi 2001 ; elles ont également été marquées par une crise financière mondiale qui a obligé Abou Dhabi à utiliser l’argent du pétrole pour renflouer l’économie de services de Dubaï, plus diversifiée mais aussi plus vulnérable, en 2009.
Dans une région en proie au chaos politique, les Émirats arabes unis ont depuis longtemps identifié comme une priorité le renforcement du soutien américain, quoi qu’il arrive.
Tirer les leçons des soulèvements arabes
Mais le simple fait de faire partie du club des « modérés » de la région ne semblait pas suffisant pendant la présidence d’Obama, comme en témoigne la disparition de Moubarak. L’inverse n’était pas vrai non plus, comme le montre la réticence d’Obama à s’impliquer directement en Syrie.
Là où les États-Unis ont tergiversé, les Émirats arabes unis ont agi. Ils ont soutenu le coup d’Etat d’Abdulfattah al-Sisi en Egypte en 2013 et ont agi pour soutenir le leader égyptien depuis.
Ils sont intervenus en Libye, ont fourni un soutien matériel à divers groupes en Syrie et, avec l’Arabie saoudite, ont lancé une guerre contre le Yémen, le tout dans une affirmation musclée en décalage avec la taille du pays, sinon avec son portefeuille.
La victoire électorale de Donald Trump en 2016 s’est avérée une aubaine pour les Émirats arabes unis, mettant fin à la politique d’éloignement de l’administration Obama au Moyen-Orient.
Il y a même eu des spéculations sur le fait que les Émirats arabes unis ont activement interféré – de plus d’une façon – pour aider la campagne présidentielle de Trump en 2016. Lesquels ont nié ces accusations.
Les relations entre les Émirats arabes unis et la Maison Blanche se sont considérablement améliorées au cours des quatre dernières années. En 2018, Trump s’est retiré de l’accord avec l’Iran, à la satisfaction des Émirats arabes unis, d’Israël et d’autres.
Peu de temps après, les Émirats arabes unis ont rejoint les pays participant au sommet intitulé Unis contre la puissance nucléaire de l’Iran, en marge des Nations Unies, appelant à « l’isolement économique et diplomatique de l’Iran ».
Les relations se sont tellement améliorées, en fait, qu’un autre accord portuaire américain, celui-ci avec une société basée à Sharjah, a été adopté sans commentaire ni polémique en 2018.
Novembre se profile à l’horizon
En retour, les Émirats arabes unis ont largement soutenu les initiatives de Trump au Moyen-Orient, notamment en ce qui concerne la Palestine.
Ils ont décrit le très controversé plan de Trump « de la paix à la prospérité », comme une « initiative sérieuse ». Abou Dhabi, l’émirat le plus important, n’a pas non plus été dérangé par la décision de l’administration de déplacer l’ambassade américaine en Israël à Jérusalem.
Mais de bonnes relations avec une administration ne sont pas une garantie de bonnes relations avec une autre. Un pays qui a réussi ce tour de force est, bien sûr, Israël qui reste un enjeu véritablement « bipartite » à Washington.
Avec la chute de Trump dans les sondages, et la possibilité d’une administration Obama 2.0 sous Joe Biden, les Émirats arabes unis ont donc joué leur rôle pour assurer leur protection future. Après tout, quel meilleur défenseur aux États-Unis qu’Israël ? Il a travaillé pour la Jordanie, le troisième plus grand bénéficiaire de l’aide américaine dans le monde, après l’Afghanistan et Israël.
Et il a fallu une véritable révolution populaire pour que les États-Unis dénoncent un régime Hosni Moubarak manifestement corrompu et despotique. Aux Émirats arabes unis, où même une lettre polie peut vous envoyer en prison, des mesures décisives ont été prises pour étouffer ne serait-ce qu’un soupçon d’opposition, afin de s’assurer que rien de tel ne se produirait jamais là-bas.
En d’autres termes, la question palestinienne a joué un rôle tout à fait mineur dans les calculs des dirigeants des Émirats arabes unis lors de la conclusion de l’accord de normalisation avec Israël.
Si les préoccupations pour les Palestiniens ont joué un rôle quelconque, ne serait-ce que pour la façade et ensuite seulement comme une réflexion après coup, suggérer que l’accord a été en partie forgé pour empêcher une annexion israélienne officielle de plus de terres occupées, est une démarche ad hoc éhontée.
Les Palestiniens pourraient en prendre note. Bien que la loyauté fraternelle soit toujours la bienvenue, une cause qui repose principalement sur un appel à la justice, aux droits, à la liberté et à l’égalité devant la loi pourrait avoir besoin d’alliés plus fiables que des États rentiers organisés selon des lignes héréditaires monarchiques, ou même républicaines.
Les Émirats arabes unis ont fait ce qu’ils ont fait simplement parce qu’ils veulent que les États-Unis les soutiennent sans réserve et sans critique, de la même manière que les États-Unis soutiennent Israël, quelle que soit la personne qui occupe la Maison Blanche.
Après tout, Israël bombarde et tue à volonté, que ce soit en territoire occupé ou dans d’autres pays. Il transgresse le droit international de longue date, occupe les terres de ses voisins, a expulsé par la force et continue à soumettre un peuple entier simplement parce qu’il est d’une autre ethnie.
Dans tout cela, les États-Unis étendent leur bras sur Israël. C’est le genre de puissante protection paternelle dont nous avons tous besoin, quel qu’en soit le prix.
Il suffit de demander à Abraham.
Omar Karmi est rédacteur en chef adjoint de The Electronic Intifada et ancien correspondant du journal The National à Jérusalem et à Washington, DC.
Traduction : SF pour l’Agence Média Palestine
Source : The Electronic Intifada