Quand est-il antisémite de critiquer Israël ?

Par Michael Bueckert, en mars 2019

Les bases sur lesquelles les partisans d’Israël croient qu’il est soumis à une critique injuste, sont étrangement similaires aux justifications des défenseurs de l’apartheid d’Afrique du Sud, dans les années 1970 et 1980.

Une plage pour les Blancs seulement près du village de pêcheurs intégré de Kalk Bay, non loin de Capetown (1970). (Crédit image KM via UN Photo – CC)

L’État israélien et ses partisans accusent fréquemment celles et ceux qui le critiquent d’être motivés par l’antisémitisme, et bien qu’ils admettent généralement qu’il n’est pas intrinsèquement antisémite de critiquer le pays, de récentes controverses ont prouvé qu’il est plutôt difficile de tracer avec précision là où la ligne commence et s’arrête.

Une méthode extrêmement populaire pour délimiter les frontières d’une critique acceptable d’Israël est le « Test 3D de l’antisémitisme », connu aussi comme le « Test 3D » mis au point par l’ancien ministre des Affaires internes, Natan Sharanksy. Ce cadre évalue la critique d’Israël par rapport aux trois « D » : Diabolisation (quand « les actions d’Israël sont démesurément disproportionnées »), Deux poids deux mesures (quand Israël « est ciblé » ou que la critique « est appliquée de façon sélective »), et Délégitimation (quand « le droit fondamental d’Israël à exister est  nié »). Si une déclaration critique répond à l’un de ces critères, alors, elle est considérée comme antisémite.

Le « Test 3D » a été promu par des organisations comme la Ligue Anti-diffamation comme un moyen simple de distinguer la critique « anti-Israël » de l’antisémitisme, mais il présente des carences sur au moins une question importante : ses critères peuvent facilement s’appliquer à des discours concernant des pays autres qu’Israël. En fait, le « Trois D » reflètent les plaintes formulées par les partisans de l’apartheid d’Afrique du Sud dans les années 1970 et 1980, qui eux aussi pensaient que leur pays était soumis à une critique injuste.

Une brève vue d’ensemble de la propagande sud-africaine révèle des accusations comparables de diabolisation, de deux poids deux mesures, et de délégitimation. Loin de fournir un outil d’analyse fiable, le « Test 3D » de Sharansky ne fait que codifier la même rhétorique que celle utilisée pour la défense de l’apartheid d’Afrique du Sud, transformant le langage des États parias en preuve supposée d’antisémitisme.

Diabolisation

Glenn Babb, ambassadeur de l’Afrique du Sud au Canada de 1985 à 1987, a souvent critiqué la « rhétorique exagérée » utilisée contre l’Afrique du Sud. Il estimait que le pays était « diffamé » dans le débat public, et que ses critiques étaient remplies d’une « ignorance lamentable ». Babb a affirmé que le gouvernement canadien conspirait avec les groupes « anti-Afrique du Sud » et le Congrès national africain (ANC) pour fabriquer de toute pièce une attitude hostile à l’Afrique du Sud – il qualifiait cette « relation incestueuse » d’« industrie anti-Afrique du Sud ».

En fait, les partisans de l’Afrique du Sud se plaignaient fréquemment que le pays soit présenter d’un point de vue entièrement négatif et unilatéral ; ils reprochaient aux « médias partiaux » et « libéraux » de répéter sans esprit critique une désinformation venant de « terroristes » et des « marionnettes » de l’Union soviétique, tel le Congrès national africain (ANC), et de convaincre le public que l’apartheid était uniquement un mal.  

Les partisans soutenaient que la couverture médiatique biaisée avait déclenché des réactions émotionnelles aux dépens d’une analyse rationnelle, empoisonnant la possibilité d’un débat constructif. John Shingler, professeur à l’Université McGill, et qui était aussi le directeur d’un groupe d’élite pro-Afrique du Sud, a écrit que les débats sur les campus concernant le désinvestissement africain étaient « partiaux », « unidimensionnels » et « totalement négatifs ». Il en résultait que l’Afrique du Sud elle-même était devenue un pays pollué (et pas seulement sa politique), ce qui avait deux conséquences principales : que le ton du débat était devenu « injurieux » et « vigoureux », et qu’il était devenu impossible de prendre une « position modérée » ou de s’opposer aux sanctions sans être accusés d’être des « racistes » ou des « fascistes ». En diabolisant l’Afrique du Sud, toute association avec le pays devenait toxique.

Deux poids deux mesures

Un brillant magazine pro-apartheid de 1987, appelé « Afrique du Sud : une nation en procès », s’ouvrait avec un éditorial combatif affirmant que « le dénigrement de l’Afrique du Sud était devenu un sport national ». Le magazine, qui était envoyé aux épouses des membres du Parlement canadien, continuait en se plaignant que « l’Afrique du Sud était jugée selon des doubles, triples, et même des quadruples critères. Beaucoup de ces critères étaient extrêmement subjectifs, intellectuellement incohérents, biaisés, racistes, et carrément arrogants ».

Les partisans de l’Afrique du Sud ont senti que beaucoup en Occident étaient « obsédés » par le pays, et ont remis en question l’attention disproportionnée que ceux-ci recevaient des gouvernements. John Chettle, de la Fondation Afrique du Sud a fustigé la « majorité impitoyable » existantaux Nations-Unies, et Babb a souligné la « sélectivité » avec laquelle « le monde considère l’Afrique du Sud comme un cas particulier ».

Beaucoup d’autres se sont demandés pourquoi « les bonnes âmes libérales » ne boycottaient pas l’Union soviétique ou d’autres États africains. Une publication contre les sanctions, publiée en novembre 1985 par le Globe and Mail et l’Ottawa Citizen, a fustigé « les menaces unilatérales de se rendre en Afrique du Sud » et « les sanctions hypocrites » du Premier ministre Mulroney, et elle demandait pourquoi le Canada ne boycottait pas la « dictature marxiste de Tanzanie ».

Alors que les allégations d’hypocrisie s’inscrivaient pour une grande part dans une ligne idéologique anticommuniste, les défenseurs de l’Afrique du Sud s’inspiraient parfois d’autres exemples. Comme un membre de l’assistance l’a fait une fois remarquer lors d’un forum public sur la censure sud-africaine en 1988, pendant la Première Intifada, « Quelle est cette préoccupation démente avec l’Afrique du Sud en ce moment ? Je veux dire, 200 Palestiniens ont été abattus dans les rues en Cisjordanie, vous savez. J’espère que vous utiliserez la même énergie pour faire connaître ces injustices au grand public ».

Délégitimation

« Il y a une guerre en cours », a déclaré sur un ton grave le journaliste Peter Worthington, dans son documentaire anti-ANC en 1987, « non pas contre l’apartheid, mais contre l’Afrique du Sud elle-même ».

L’Afrique du Sud n’a jamais utilisé d’argument qui soit exactement équivalent au « droit d’exister » d’Israël – c’est-à-dire que ses partisans n’ont pas prétendu que les Sud-Africains blancs avaient un droit positif de maintenir un contrôle ethnocratique sur l’État, en lui-même. Néanmoins, ils faisaient valoir que les exigences du mouvement anti-apartheid conduiraient à un renversement violent ou à la destruction de l’Afrique du Sud elle-même, et qu’en tant que telles, elles représentaient une menace existentielle. En cela, le lobby pro-sud-africain a mobilisé une idée implicite de l’auto-détermination des Blancs, menacée par le barbarie africaine et marxiste.

Les partisans de l’Afrique du Sud ont rejeté l’appel « Une personne, Une voix » en pointant du doigt les pays africains voisins pour montrer que la démocratie n’avait pas fonctionné ailleurs sur le continent, mais qu’il s’agissait en fait d’un « échec cataclysmique ». Un journaliste du Toronto Sun, McKensie Porter, a imputé cela à « l’incapacité des Noirs autochtones de bien gouverner un État moderne », et il a prédit que si l’apartheid était démantelé, « en une décennie, la seule nation civilisée du continent africain s’effondrerait ». Babb met en garde contre un « bain de sang » et dans un article d’une page entière dans le Glob and Mail, intitulée « Le bon côté de l’Afrique du Sud blanche », Kenneth Walker écrit que Une personne, Une voix, « est une recette pour un massacre en Afrique du Sud ».

Les prédictions étaient souvent apocalyptiques. La plus évocatrice a été une bande dessinée pro-apartheid du dessinateur humoristique de Disney, Vic Lockman, dont le tableau sur « l’encerclement soviétique de l’Afrique du Sud » présentait l’image d’un ours géant avec la faucille et le marteau, descendant du continent africain sur des usines et des mines sud-africaines apeurées, qui étaient complètement cernées, déclarant « Nous allons pousser l’Afrique du Sud dans la mer ! ».

Le Test 3D est irrémédiablement vicié

Ceci n’est qu’un petit échantillon des arguments avancés par les partisans de l’apartheid de l’Afrique du Sud, qui soutenaient que la critique du pays était injuste d’une manière compatible avec les allégations de diabolisation, de deux poids deux mesures, et de délégitimation. Cela suggère que le « Test 3D » pour arriver à distinguer la critique d’Israël de l’antisémitisme est irrémédiablement vicié : en effet, il regroupe ensemble un certain nombre de stratégies rhétoriques qui ne sont pas propres à Israël mais qui ont été utilisées par d’autres États parias afin de justifier leurs propres pratiques oppressives. Ces stratégies sont, pour l’essentiel, des allégations sur le manque d’équité, et elles sont susceptibles d’être avancées par tout pays confronté à des critiques importantes. Utiliser ces arguments fatigués et reconditionnés comme d’une arme contre les critiques d’Israël ne contribuera pas à la lutte contre l’antisémitisme, mais plutôt à miner le militantisme pour les droits humains.

Source: Africasacountry

Traduction : BP pour l’Agence Média Palestine

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