Par Sarah Algherbawi, le 23 octobre 2020
Après presque deux mois de couvre-feu, les autorités de Gaza commencent à y relâcher le confinement.
Les barrages routiers ont été retirés et nous pouvons à nouveau nous déplacer entre les gouvernorats. Dans la journée, avec la réouverture des écoles et des universités, et l’autorisation de travailler accordée aux hôtels et restaurants, tout est presque normal, tout au moins jusqu’à 8 H. du soir quand le couvre-feu revient en force. Auparavant, Gaza avait été fantomatique. Mon voisinage, par exemple, était presque privé de vie et de population après qu’un voisin qui vivait dans le bâtiment d’en face ait été diagnostiqué au Covid. En mars, j’ai écrit un article qui évoquait mon expérience avec mes enfants après que l’épidémie de COVID-19 nous ait obligés à rester en quarantaine à la maison.
Quand j’ai commencé des interviews pour cet article, j’ai vite compris que mes souffrances n’étaient rien comparées aux souffrances de ceux qui avaient des enfants en attente de traitement médical hors de Gaza. Non seulement ils sont pris dans l’angoisse de la pandémie de la COVID-19 et des restrictions qui en découlent, mais ils affrontent par ailleurs le labyrinthe kafkaïen du régime militaire israélien des permis. Et le relâchement du confinement ne leur a pas apporté grand-chose. Nihad al-Dabba, 58 ans, du quartier de Shujayia à l’Est de la ville de Gaza, n’a pas grand-chose d’autre à faire qu’attendre que ses enfants meurent. Ses deux enfants souffrent d’une maladie neuromusculaire pour laquelle existe un traitement combinant médicaments et chirurgie, dont il n’existe presque rien à Gaza. Pendant trois mois, Nihad a essayé de trouver un moyen, pour son fils Emad, 31 ans, et sa fille Miasar, 38 ans, de retourner à l’hôpital Hadassah à Ein Kerem, à l’extérieur de Jérusalem, pour être soignés. Ils bénéficient de dialyse à Gaza, ce qui atténue quelques symptômes, mais en abuser serait fatal pour les frère et sœur dont les veines et les nerfs se sont affaiblis. Tous les deux étaient supposés aller à Jérusalem à la fin du mois de mai pour se faire implanter un tube qui rendrait à nouveau possible le traitement par dialyse.
Essayer toutes les possibilités
Toutes les opérations du mois de mai ont dû être annulées en conséquence de la suspension le 19 mai de la coordination civile et sécuritaire entre l’Autorité Palestinienne et Israël pour protester contre les projets d’Israël d’annexer de larges pans de la Cisjordanie. Normalement, les demandes des Palestiniens de Gaza pour références médicales passent par le bureau local du comité des affaires civiles, qui est géré par l’AP à Ramallah. Ce bureau est en lien avec l’armée israélienne qui décide oui ou non si un permis sera accordé. Nihad, qui a trois autres enfants en bonne santé, a déjà perdu un fils, Elian, mort en avril alors qu’il souffrait de complications dues au traitement par dialyse dont il bénéficiait à l’hôpital al-Shifa de Gaza pour le même problème. « En avril, je n’ai pas pu voyager à cause de la COVID en Israël », a dit Nihad à The Electronic Intifada. « Maintenant, je suis coincée à cause de la COVID ici et à cause de la suspension de la coordination sécuritaire. J’ai peur de perdre mes enfants à tout moment. Nihad a essayé de s’adresser à diverses organisations de défense des droits de la personne humaine à Gaza, dont Al Mezan, le Centre Palestinien pour les Droits de l’Homme et la Commission Indépendante pour les Droits de l’Homme. Les Organisations des droits de la personne humaine de Gaza se sont engagées dans une méthode alternative de coordination avec le côté israélien, qui consiste à parler directement avec le coordinateur de l’armée israélienne au checkpoint d’Erez. Samir Zaqout, directeur adjoint d’Al Mezan, a dit aux médias locaux qu’ainsi, son organisation ainsi que d’autres à Gaza arrivent à obtenir l’accord pour références médicales pour une moyenne de cinq cas par jour. Depuis la signature des Accords d’Oslo en 1993, c’est la première fois qu’existe une coordination directe avec le côté israélien sans passer par l’Autorité Palestinienne. Cependant, Zaqout a dit que cela ne suffisait pas pour couvrir convenablement le mécanisme officiel. « Nos capacités d’organisations de défense des droits de la personne humaine ne peuvent être comparées à un gouvernemental officiel », a dit Zaqout à The Electronic Intifada. « La communication est plus claire entre organismes officiels. »
Jusqu’ici, Nihad n’est parvenue à obtenir aucun résultat et s’est alors adressée à Médecins pour les Droits de l’Homme-Israël. Mais, d’après Ghada Majadle de Médecins pour les Droits de l’Homme-Israël, l’organisation ne sait jamais si ni quand les permis sont accordés. « Al-Dabba a soumis une requête pour ses enfants il y a déjà un moment », a dit Majadle à The Electronic Intifada. « Nous avons transféré sa requête, avec des dizaines d’autres, aux autorités israéliennes. Mais nous ne savons jamais si nous obtiendrons des permis. Tout ce que nous pouvons faire, c’est attendre. » Majadle a dit qu’avant la crise du coronavirus, environ 2.200 à 2.500 personnes quittaient Gaza tous les mois pour un traitement en Israël ou en Cisjordanie.
En avril, ce chiffre a chuté à 159 personnes à cause des restrictions dues à la COVID-19.
Des obstacles partout
Nihad et son mari Taysir, 60 ans, font ce qu’ils peuvent pour leurs enfants. Cela consiste principalement à les emmener trois fois par semaine à l’hôpital al-Shifa pour leur traitement par dialyse. Al-Shifa est le principal hôpital de la Bande de Gaza pour les patients sous dialyse et ce service répond maintenant aux besoins de 820 patients, d’après le ministère de la Santé de Gaza. Les restrictions dues au coronavirus ont rendu la vie de ces patients encore plus difficile. Avec certains quartiers sous confinement à différents moments, le simple fait d’aller à l’hôpital est devenu ardu et pénible pour les patients. Les Dabbas doivent pousser leurs deux enfants adultes dans des fauteuils roulants sur quelques 700 mètres avant d’atteindre la route principale où une ambulance peut les prendre.
Avec une pénurie de médicaments – en tout, le ministère de la Santé de Gaza estime que les hôpitaux de la région ont à peine plus de la moitié des médicaments essentiels dont ils ont besoin – chaque journée est une épreuve pour la famille Dabba.« Il est difficile de se déplacer ou d’obtenir un médicament », a dit Taysir, qui travaille comme gardien de nuit d’un magasin du quartier et gagne 200 $ par mois. Et puis, il y a l’inquiétude constante à propos des permis. « A part la COVID, mes enfants sont victimes d’une décision politique dont ils ne tirent aucun profit », a dit Taysir à The Eectronic Intifada, faisant référence à la décision de l’AP de suspendre sa coordination avec Israël.
Akram Atallah, journaliste politique du journal al-Ayyam, a dit qu’il ne s’attendait pas à ce que la suspension de la coordination sécuritaire avec Israël dure longtemps, en partie à cause de la situation des patients. « Quand l’AP a pris la décision de faire une pause dans sa coordination avec Israël, elle n’a pas trouvé de projet alternatif pour sauver la vie des patients, surtout ceux de Gaza. Le commentaire d’Attalah a été cinglant sur cette décision dont il a dit qu’elle avait mis en danger la vie des gens et qu’elle n’apporterait « aucun bénéfice politique ».
Retards mortels de traitement
Pour toutes les critiques reçues par l’AP, cependant, la responsabilité du bien-être de chacun-e dans les territoires occupés repose sur Israël, la puissance occupante. C’est un point que les organisations des droits de la personne humaine et de la santé ont répétitivement fait ressortir ces derniers mois, par peur qu’une expansion incontrôlée de la pandémie du coronavirus fasse parvenir le secteur de la santé de Gaza à un effondrement total. Mais rien de cela ne sera d’aucune consolation pour la famille Dabba. Ils seront conscients, comme tout le monde à Gaza, que quatre personnes déjà sont mortes à cause des retards dans la délivrance des permis. Parmi eux, il y avait deux bébés, dont l’un, Omar Yaghi, est mort en juin à huit mois, et juste 72 heures avant sa programmation pour une opération en Israël. Cette opération avait été retardée d’un mois, après que l’effondrement de la coopération l’ait empêché de voyager pour son premier rendez-vous en mai. Jivara Ghunaim, 26 ans, s’est mariée à la mi-avril avec Azhar, 22 ans. Un mois seulement plus tard, Jivara est tombé gravement malade et on lui a diagnostiqué un cancer du sang. La famille a essayé d’obtenir pour leur fils un permis pour un traitement à l’étranger. Ce fut refusé, puis accordé et puis retardé. Le retard a été trop long. Le 15 août, Israël a accordé un permis de voyager. Le lendemain de son arrivée à l’hôpital Augusta Victoria à Jérusalem occupée, Jivara est mort. « Les médecins nous ont dit que c’était trop tard quand Jivara est arrivé », a dit Azhar à The Electronic Intifada.
Ellel n’avait aucun doute sur qui était à blâmer. « Israël et l’AP l’ont tué. »
La procrastination israélienne dans l’autorisation accordée aux patients pour voyager depuis Gaza et le régime israélien des permis en général ont depuis longtemps été source de critique. A Gaza, c’est perçu comme une autre arme israélienne testée sur la tête des gens. En 2017, d’après l’OMS, 54 personnes sont mortes parce que l’armée israélienne leur avait refusé l’autorisation de voyager pour se faire soigner. Sur une période de 10 ans, de 2008 à 2018, Israël a empêché 51.000 personnes de Gaza d’aller en Israël ou en Cisjordanie pour un traitement médical, d’après les statistiques compilées par le Centre Palestinien des Droits de l’Homme.
Un faible espoir
Lors de mon dernier appel téléphonique avec Nihad, sa voix sonnait différemment. On y sentait de l’espoir. Elle m’a dit que le fils de son amie, Amjad Lafy, 4 ans, malade du cancer, avait obtenu un permis de circuler dans la première semaine de septembre. Elle espère que c’est un bon présage pour ses propres enfants. Mais, à la mi-octobre, elle n’a encore reçu aucune nouvelle. Comme pour ses enfants, le rendez-vous du petit Amjad était à l’hôpital Hadassah en mai. C’était pour lui aussi une visite de contrôle – son œil gauche avait été ôté en avril. Le permis avait quatre mois de retard. Mais il est arrivé. « Ce qui s’est passé pour Amjad est un miracle », a dit la mère d’Amjad, Kouloud 32 ans, à The Electronic Intifada. La famille avait abandonné l’espoir d’obtenir un permis. Maintenant, « je sens qu’il a une chance de survie ».Le cancer s’était répandu. Mais les médecins ont dit à la famille qu’ils pourraient peut-être encore sauver l’oeil droit d’Amjad. Ce n’aurait pas pu être possible sans voyager. Après treize ans de blocus israélien, le secteur de la santé de Gaza est tellement anéanti que les cliniques et les hôpitaux y manquent d’équipements de base, de médicaments et de personnel médical. Plus un patient a besoin de soins, moins il est susceptible de les trouver. Mais l’espoir jaillit éternellement. C’est ainsi que nous survivons. « Après le permis accordé à Amjad, j’ai l’espoir que mes enfants aussi recevront bientôt le leur », m’a dit Nihad.
Sarah Algherbawi est une écrivaine et traductrice indépendante de Gaza.
Traduction : J. Ch. pour l’Agence Média Palestine
Source : The Electronic Intifada