« Trois générations » de récits poétiques et de résistance culturelle

Par Chandni Desai, le 22 octobre 2020

« Three Generations » de Rafeef Ziadah et Phil Mansour est un album puissant inspiré par une tradition radicale de la culture de la résistance palestinienne, produit pour insuffler une conscience de résistance et mobiliser l’action dans la longue marche vers la liberté.

https://www.youtube.com/embed/skIPOQo30MA?feature=oembed

THREE GENERATIONS

par Rafeef Ziadah et Phil Mansour

13 titres. Rafeef Ziadah. 12 £

Y a-t-il un endroit où les medias ne nous détestent pas/ ou ne supposent pas que nous mourons mystérieusement, que nous tombons simplement et que nous ne sommes jamais tués intentionnellement ? /Y a-t-il un endroit où les dernières nouvelles comme les vagues déferlantes n’apportent pas plus de corps de la Méditerranée? / Y a-t-il un endroit où nous sommes davantage que des histoires d’horreur/ et des chiffres gravés sur les casques/ Y a-t-il un endroit où nous pouvons être/… juste un endroit où nous pouvons être, où nous pouvons être, chez nous ? demande Rafeef Ziadah, le célèbre poète palestinien, sur son dernier album « Three Generations« , avec le musicien Phil Mansours.

Three Generations est ce lieu, un palimpseste musical de la Palestine. Un lieu qui retrace et commémore le foyer, la terre, le nettoyage ethnique, la dépossession forcée, l’exil, les sièges, la résistance et le sumud (la ténacité ) contre un siècle de violence coloniale et impérialiste et de vol de terres. Il s’agit d’un document essentiel et puissant qui « infecte avec de la mémoire et de l’espoir », en particulier la mémoire et l’espoir palestiniens. Un texte brillant avec de puissantes métaphores, des images et un superbe jeu sur les mots. Une fusion de paysages sonores contemporains et orientaux, qui intègre la guitare acoustique, le naï, le oud et les percussions d’une manière différente, unique dans le genre du spoken word [texte parlé].

L’album est poétiquement lourd d’incidents, racontant des histoires de la vie et de l’histoire personnelle et collective des Palestiniens. Au cours d’une interview que j’ai réalisée avec Ziadah et Mansour lors du lancement virtuel de leur album au Festival du film palestinien de Toronto en septembre 2020, Ziadah a expliqué que « Three Generations est à la fois une histoire très personnelle sur ma propre famille et trois générations de femmes dans ma famille mais aussi sur toutes les femmes palestiniennes ». L’album rassemble de façon magnifique trois générations d’histoires contre l’effacement de la vie et de la terre palestiniennes. L’album défie le projet sioniste et la guerre culturelle menée par l’État colonial israélien contre les Palestiniens, qui tente constamment d’effacer la culture palestinienne et de réprimer leurs récits dans la production culturelle, les médias, la politique, l’histoire, l’éducation, l’université et sur la terre elle-même. Défiant l’hégémonie culturelle israélienne tout au long de l’album, Ziadah commémore la Nakba en cours sur des titres tels que Al-Sindiyana – un village palestinien qui a été détruit en 1948. Sa poésie reprend les géographies palestiniennes en nommant ce qui a été détruit, mais qui demeure toujours, affirmant l’existence palestinienne. Elle s’insère dans le paysage en incarnant et en racontant les perspectives des arbres palestiniens – chênes (sindiyana) et oliviers – qui veillent sur la Méditerranée depuis toutes les générations pendant lesquelles les Palestiniens ont enduré la dépossession, la perte et l’exil. Sur le plan musical, Mansour a expliqué dans notre interview que pour lui, son rôle de musicien est de « soutenir l’histoire ou de la maintenir ou de créer une ambiance autour d’elle, mais au centre se trouve la poésie et ce qui est dit et entendu sur le disque ».

L’album est politiquement astucieux et traite des conditions du colonialisme et de l’impérialisme des colons qui fonctionne à travers les différences de race, de classe et de genre, l’oppression et l’exploitation. La défense de la terre par les Palestiniens est capturée sur le morceau Jérusalem qui reflète « l’alliance impie » entre Israël et l’impérialisme américain, les États-Unis négociant les prises coloniales des terres palestiniennes indigènes, supposées avoir été promises par « Dieu » aux Blancs, tout en échangeant l’histoire palestinienne sur le marché libre sous le couvert de plans de paix (comme le plan Trump). Au fil des décennies, les colons sionistes ont reconfiguré la terre palestinienne en changeant les noms et en annexant de plus en plus de territoires, ce à quoi ils s’opposent par l’utilisation de la mémoire palestinienne recueillie sur le morceau His Story et Duma. Cette dernière demande aux colons israéliens si l’élimination de la vie et de la terre palestiniennes sera acceptée par le messie lorsqu’il ressuscitera.

Tout au long de l’album, Ziadah tisse des cartes de l’histoire qui relient les connaissances palestiniennes des lieux et de l’espace, généralement transmises oralement à travers les générations, et utilise la poésie comme terrain de lutte, alors que les géographies et la vie des Palestiniens sont enchevêtrées dans les processus du colonialisme de peuplement, de l’occupation, de la guerre, de l’apartheid et de la modernité européenne. La dépossession forcée, l’exil et la recherche d’un foyer sont les thèmes centraux de la poésie de Ziadah. Le titre His Story met en scène la mémoire des Palestiniens qui ont « ramenés la maison d’une tente à un bateau, vers une nouvelle vie », en tant que sans-terre et réfugiés apatrides qui ont été dispersés et divisés à travers la Méditerranée. Les poèmes racontent les guerres qui ont suivi les Palestiniens jusqu’à leurs lieux et espaces de refuge au Liban, en Jordanie, en Irak, en Syrie et ailleurs, ce qui a produit leurs multiples exils à travers la Méditerranée. La Méditerranée figure sur plusieurs titres de l’album, comme Don’t Share qui commémore la mort d’un petit Syrien de trois ans d’origine kurde, Aylan Shenu, qui s’est noyé dans la mer avec sa mère et son frère, alors qu’ils tentaient de rejoindre l’Europe. Ziadah explique que « bien que son image ait été partagée au niveau international, la situation hostile aux réfugiés reste la même. Le poème est dédié à tous ceux qui traversent la Méditerranée (passé et présent) à la recherche d’un foyer ». De plus, Mediterranean Blues est l’un des morceaux les plus poétiques et les plus émouvants de l’album qui évoque la condition des réfugiés fuyant les conflits au Moyen-Orient. Les paysages sonores du Proche-Orient et de l’Orient produits par Mansour sont accompagnés par les formidables métaphores et histoires de Zaidah sur les femmes survivant à la guerre. Elle rime avec puissance :

Je l’ai vue compter les marques de balles dans les vagues/ les écouter s’écraser sue le côté, comme les immeubles s’effondrent sue le côté/…. elle ne savait pas qu’elle trouverait Alep la suivre dans la mer, la suivre et s’écraser toujours sur le côté/…elle a donc appris ce que tous les réfugiés apprennent : elle a appris à faire des jeux de décombres/à secouer la poussière/à cacher des éclats d’obus dans les rires/à crier, à rêver et à danser/à crier, à rêver et à danser sur une guerre qu’ils ont faite au loin/…nous sommes infectés de mémoire et d’espoir.

Artistiquement provocant avec des refus radicaux, une force révolutionnaire, de l’amour et des imaginaires de liberté, l’album entier est imprégné de l’esprit de sumud (ténacité) et d’espoir, nécessaire au milieu du pessimisme de la perte d’une direction révolutionnaire palestinienne, d’un projet de libération nationale et de la violence capitaliste coloniale permanente que les Palestiniens vivent.

Les discours de l’État israélien présentent les Palestiniens comme des « menaces démographiques » qui s’accompagnent de violences raciales, sexistes et sexuelles, en particulier contre les femmes palestiniennes, qui symbolisent la nation parce qu’elles portent les générations futures dans leur ventre. Three Generations est également le titre d’un morceau de l’album qui évoque de manière dynamique la survie des femmes et des jeunes filles palestiniennes. Malgré les décennies de violence que les femmes et les jeunes filles palestiniennes ont endurées contre un projet d’élimination des autochtones par les colons, les poèmes de l’album recréent un sentiment actif de présence et de résistance. Il raconte les (leurs) histoires de femmes palestiniennes qui ont joué un rôle inestimable dans leur lutte, que ce soit en participant à la révolution ou en survivant grâce à des activités banales telles que s’occuper des enfants, cuisiner et inculquer l’histoire et la culture palestiniennes dans la conscience de leurs enfants. Son histoire reflète l’histoire orale d’une femme, comme la plupart des femmes palestiniennes qui tiennent le chaos de la guerre et de la violence d’État loin de leurs proches, par des formes de défi, de soins radicaux, d’hospitalité, de rire, de cuisine, de prières, de leçons de dabke, d’histoires et d’amour. Son histoire est la plus significative pour Ziadah, elle dit que « c’est la plus proche, la plus personnelle pour moi, [parce que c’est] l’histoire de ma grand-mère ». Comme sa grand-mère, l’album incarne également une approche féministe, qui peut être admirée dans le vidéoclip de Three Generations https://www.youtube.com/watch?v=skIPOQo30MA , qui montre des photos de la survie des femmes palestiniennes dans des zones géographiques fragmentées – de l’intérieur de 48, des territoires occupés et de la diaspora.

L’album exprime également des histoires et des messages de refus anti-colonial qui rejettent le présent colonial, car chaque morceau de l’album se termine par un puissant message de résistance. Grenfell with Love parle de l’incendie structurel le plus meurtrier du Royaume-Uni qui a éclaté aux Grenfell Towers et incarne une politique de solidarité, dans laquelle Ziadah relie la lutte palestinienne à d’autres luttes pour la justice raciale, de genre et économique. De plus, le titre Define imagine le retour des réfugiés palestiniens dans leurs maisons et leurs terres volées, refusant la souveraineté et l’avenir des colons israéliens.

Three Generations englobe les notions de lieu et d’absence de lieu, de perte et d’existence, de défi et de trahison, de douleur et d’humour, d’attente et de non-abandon, de vie et de mort. C’est un album puissant inspiré par, et s’inscrivant dans, une tradition radicale de la culture de résistance palestinienne, produit pour enregistrer et transmettre (de l’Histoire et ) des histoires orales à travers le temps et l’espace, insuffler une conscience de résistance, mobiliser l’action engagée pour la justice et la libération, et inculquer le sumud dans la longue marche vers la liberté.

Rafeef Ziadah et Phil Mansour devaient faire une tournée et sortir cet album dans le monde entier, mais la pandémie de COVID-19 a empêché leur capacité à tourner et à jouer leur album en direct. Pour précommander ce magnifique témoignage de l’esprit humain et soutenir les coûts de production de cet album, commandez Trois générations sur Pozible https://www.pozible.com/profile/rafeef-ziadah .

Chandni Desai est professeur adjointe à l’université de Toronto. Elle travaille sur son premier livre « Revolutionary Circuits of Liberation : The Radical Tradition of Palestinian Resistance Culture and Internationalism » et elle est l’hôte du podcast sur la pédagogie de la libération https://www.liberationpedagogyproject.com/podcast .

Source: Mondoweiss

Traduction par GD pour l’Agence Media Palestine.

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