« Dire au revoir, c’est mourir un peu »: la lutte pour la survie des paysans palestiniens

Par Vivien Sansour , le 27 novembre 2020 

À la Fondation pour une alimentation soutenable, nous rassemblons toute une série de voix du monde entier. Cette semaine, Vivien Sansour nous fait part de ses réflexions et de ses expériences sur ce qui se passe dans le village de Battir en Cisjordanie et dans la vallée de Makhrour. Vivien est une artiste, une conteuse, une chercheuse et une écologiste, dont le travail est présenté dans le monde entier. Elle a fondé la bibliothèque des semences de Palestine dans le cadre de ses efforts pour défendre la conservation des semences et l’agro biodiversité.

Je connaissais à peine le père de mon beau-frère, Anton. Mais juste avant de mourir, il m’a regardée et m’a dit : « Dire au revoir, c’est mourir un peu ». C’était il y a plus de quinze ans, mais ses mots ne m’ont jamais quittée. J’y pense tous les jours en me débattant dans une réalité absurde de vie et de mort. Être palestinien, c’est apprendre à dire au revoir encore et encore – pas seulement aux gens, mais aux lieux, aux arbres, aux vallées et aux aliments de l’enfance.

Cela ne m’est pas étranger, moi qui suis femme et Palestinienne, qui ai passé toute ma vie à faire mes adieux et à essayer de donner un sens à tout cela. C’est précisément la raison pour laquelle, depuis quelques années, j’ai l’obsession des graines. Les semences m’ont donné l’occasion de préserver de vieilles histoires, des choses auxquelles nous disions adieu, et de leur donner de nouvelles tournures contemporaines, pour ensuite les faire revivre pour l’avenir. J’essayais d’éviter un autre adieu, et d’offrir, je l’espère, à une nouvelle génération au moins des fragments de son patrimoine alimentaire, afin qu’elle puisse savoir d’où et de quoi ils viennent.

Vivien Sansour

C’est pourquoi j’ai créé la bibliothèque des semences de Palestine et qu’avec notre équipe, nous avons investi beaucoup de temps, d’attention et de ressources dans le développement d’un site agro écologique au cœur du village de montagne de Battir – situé à quelques kilomètres au sud de Jérusalem et à l’ouest de Bethléem et classé au patrimoine mondial de l’UNESCO. Battir est un paysage agricole majeur, composé d’anciennes terrasses en pierre et doté d’un système d’irrigation traditionnel datant de milliers d’années. Depuis deux ans maintenant, nous avons travaillé dur pour reconquérir la terre et restaurer le sol. Une importante remise en état du terrain a été nécessaire, avec notamment la réfection des terrasses – un art qui est lui-même en voie de disparition.

« Nous utilisons des pierres parce que c’est ce que nous avons. Nous n’avons pas besoin d’apports extérieurs », déclare mon collègue Hassan et je l’approuve totalement. Nous utilisons ce que nous avons. Inspirés par nos ancêtres qui ont cultivé la terre avant nous, nous savons que tout ce que nous faisons doit être fondé sur la sagesse indigène. Nous pouvons faire des ajustements et imaginer de nouvelles solutions, mais nous ne déshonorons jamais ceux qui nous ont appris à aimer ces mêmes montagnes qui nous ont fait vivre pendant des millénaires.

Mais toutes ces choses que nous nous efforçons de conserver sont menacées. Non seulement par le changement climatique, mais aussi par l’extension des colonies israéliennes, illégales au regard du droit international et dont la présence attaque et abîme le terrain naturel. La construction de colonies, ainsi que les projets de routes et de parcs d’activité économique découpent d’anciens paysages, polluent et endommagent les sources  et nuisent à la biodiversité. Ce n’est pas pour nous une histoire que nous lisons dans le journal, c’est notre vie quotidienne et donc ce dont nous parlons tous les jours : comment persévérer dans notre tentative de sauver la bioculture de cet endroit, tout en faisant face à l’expansion des zones militarisées et des colonies ?

Dans le débat mondial sur la conservation et la durabilité, nous nous retrouvons souvent seuls, voire incompris. Comment le monde qui prétend se soucier de la durabilité peut-il être aussi méprisant à l’égard de la justice sociale et politique ? Comment pouvons-nous parler de la disparition de la pastèque ou de la tomate sans évoquer véritablement les personnes qui cultivaient ces variétés et les terres qui étaient autrefois leurs exploitations agricoles et leurs maisons ? Et comment pouvons-nous comprendre l’alimentation sans comprendre les habitants et les systèmes dans lesquels chaque pratique ou variété alimentaire a été créée ? En Palestine, lorsque nous parlons de souveraineté alimentaire, nous ne parlons pas seulement de la qualité des aliments ou de leur valeur, nous parlons de survie. Nous parlons d’un mouvement d’agro-résistance qui défie toutes les probabilités.

Perdre des terres

Il était tôt le matin et nous venions d’arriver sur notre site pour récolter nos pois chiches. Le bruit d’un camion a interrompu le silence matinal, c’était un colon illégal qui avait pris possession d’une parcelle de terre de l’autre côté de la montagne. Il était là avec ses moutons et sa mitrailleuse, affirmant sa présence et revendiquant la propriété.

L’année dernière, ce colon avait pris possession de la terre d’une famille palestinienne dont le restaurant sur le site avait récemment été démoli par l’armée israélienne. Ce restaurant et cette ferme pittoresques étaient installés sur l’une des terrasses de la vallée de Makhrour qui relie Battir à Beit Jala et à Bethléem, formant un ensemble qui est le centre de notre vie agricole depuis des générations. Mon arrière-grand-mère, Jameela, et mon grand-père cultivaient des tomates, des raisins, des figues et des abricots sur cette même montagne. Leurs méthodes n’étaient pas intrusives, ils cultivaient les variétés Baal – des cultures pluviales qui ne nécessitent pas d’irrigation. Ils vivaient en totale harmonie avec la montagne, non pas comme son maître mais comme son partenaire.

Ils ont pu tenir grâce à des années de gestion du sol sans aucun intrant chimique ou plastique. Des générations de processus de culture respectueux ont permis que les terrasses de la vallée d’Al-Makhrour soient abondantes et belles. Cependant, la situation a radicalement changé l’année dernière, à l’arrivée des colons. À la place du restaurant, un affreux baraquement en plastique noir a été érigé pour les animaux, avec un effet néfaste sur le terrain dans son ensemble et sur l’environnement naturel en particulier. Un drapeau israélien flotte maintenant sur la colline au-dessus de nous, intimidant la communauté palestinienne qui a peur de se promener librement sur le terrain.

J’écris sur la vallée de Makhrour non pas comme un lieu abstrait sur lequel j’ai fait des recherches. C’est l’endroit où j’ai grandi et où j’ai passé une grande partie de ma vie à apprendre par le toucher, l’odorat et des promenades sans fin, sur la flore et la faune de la Palestine. Aujourd’hui, j’hésite à me promener seule dans la vallée et, pire encore, je m’inquiète en permanence du jour où la vallée entière deviendra inaccessible pour nous et pour des dizaines d’autres agriculteurs. Que ferons-nous lorsque nous n’aurons plus accès à notre source ? Comment nous débrouillerons-nous lorsque nous ne pourrons pas construire un petit hangar pour garder nos outils? C’est la réalité de nombreux villages de Cisjordanie, mais pendant un moment, nous avons pensé que le classement au patrimoine mondial de l’UNESCO nous empêcherait de subir le même sort. Cependant, les récents développements nous prouvent que nous avons tort. L’annexion continue de terres par Israël sous le couvert de la «conservation » vise à transformer notre vallée en ce qu’ils appellent des « terres d’État » où la présence palestinienne est interdite et où nous sommes coupés de notre source de nourriture, qu’il s’agisse de nos fermes ou de nos espaces de pâturage.

Pour vivre un peu

«J’ai de mauvaises nouvelles», murmure la voix d’Hassan alors que je décroche le téléphone pendant une pause dans l’écriture de cet article. «Un nouveau colon est arrivé et il a installé un nouvel avant-poste. Il n’ira nulle part ailleurs». Les avant-postes installés par les jeunes colons israéliens sont un phénomène courant en Cisjordanie. Encouragés par le dogme nationaliste et religieux, ces jeunes hommes armés trouvent des endroits au sommet des montagnes et s’y installent, exigeant que l’État leur fournisse l’électricité et l’eau. Ces « situations de fait » – une politique de prise de terres et d’érection très rapide de structures physiques – conduisent généralement à l’établissement d’une nouvelle colonie. Une fois que celle-ci existe, il est rare qu’elle soit démolie, bien qu’elle soit illégale au regard du droit international, et elle entraîne une nouvelle asphyxie de nos vies.

En effet, nous vivons déjà dans des cages séparées par des routes réservées aux Israéliens et par des routes de contournement des colonies. Nos propres terres ancestrales, notre source de nourriture essentielle, se sont transformées en routes pour les colons qui se déplacent d’une colonie à l’autre, tandis que des tunnels sont construits pour nous sous ces structures, pour nous rendre invisibles. Il ne reste que très peu de choses de la Palestine et pourtant nous devons continuer à nous efforcer de maintenir nos villages.

Nous ne pourrons peut-être pas sauver la vallée du Makhrour, mais nous devrions au moins essayer, et nous ne pouvons pas le faire seuls. Tandis que j’écris ces mots, nous mettons de nouvelles graines dans le sol et, bien que nous ne sachions pas si nous pourrons en faire la récolte l’année prochaine ou non, nous savons au moins que les graines ont leur façon de survivre. Et tout comme ces graines, bien que le fait de dire au revoir à beaucoup de nos terres et de nos vallées nous ait un peu fait mourir, nous sommes toujours en vie et sous chaque roche, et chaque centimètre de sol, nos ancêtres ont laissé les preuves de leur vie, qui parlent de notre riche héritage agrobiologique, de notre résilience et de notre engagement envers la vie.

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Source : Sustainable food truck

Traduction SF pour l’Agence Media Palestine

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