Par Amjad Ayman Yaghi, le 30 novembre 2020
Quelque part, au coeur du camp de réfugiés de Bureij dans le centre de Gaza, Jamal al-Dura regarde une photo de son fils Muhammad.
Comme d’autres parents affligés, l’ancien ouvrier du bâtiment de 55 ans ne se remettra jamais de la perte de son enfant.
A la différence d’autres parents affligés, Jamal doit vivre aussi avec des rappels constants dans les médias ou de la part d’étrangers.
Cela fait maintenant 20 ans que l’assassinat de Muhammad al-Dura a été filmé.
Et l’enregistrement du garçon de 12 ans, accroupi derrière les tentatives désespérées mais finalement vaines de son père pour le protéger, ont fourni certaines des images les plus déterminantes de la deuxième intifada.
Ces images résonnent encore aujourd’hui, notamment à Gaza, isolée et assiégée comme elle est.
Ces photos servent de rappels symboliques douloureux du fait que – même alors que l’ONU demande, encore une fois, de mettre fin a un blocus israélien sur Gaza, qui y a vu plus de la moitié de la population tomber sous le seuil de pauvreté – les Palestiniens sont sans protection contre une occupation israélienne brutale et implacable.
Jamal se rappelle encore de façon aveuglante ce dernier jour fatal de septembre 2000.
Lui et son fils, qui aimait les voitures, étaient allés voir des voitures d’occasion dans un marché à l’est de la ville de Gaza.
Le projet de Muhammad était de choisir une voiture qu’il aimait pour la famille, a dit Jamal à The Electronic Intifada. Mais ni l’un ni l’autre n’ont pu trouver quelque chose d’attrayant et ils sont repartis en passant par le carrefour de Netzarim, checkpoint militaire de Gaza qui desservait alors la colonie de Netzarim de quelque 60 familles israéliennes, qui coupait le nord de Gaza du reste.
Diffamation et mensonges
Il y avait des manifestations au carrefour ce jour là. C’était quelques jours seulement après que le leader de l’opposition israélienne Ariel Sharon ait décidé de faire une promenade hautement provocante dans le complexe de la Mosquée al-Aqsa à Jérusalem Est occupée.
La conduite agressive de Sharon a été l’étincelle qui a mis le feu à une intifada qui couvait alors que l’échec des accords d’Oslo à procurer une véritable paix devenait plus clair.
Le chauffeur de taxi de Jamal et Muhammad décida qu’il ne pouvait pas aller plus loin, et le père et le fils ont commencé à marcher sur une courte distance pour attraper un taxi qui les ramènerait chez eux au camp de Bureij qui se trouvait de l’autre côté du checkpoint.
Mais alors qu’ils marchaient, les tirs se sont rapprochés.
« J’ai empoigné Muhammad et nous nous sommes cachés derrière un tonneau », a dit Jamal.
Son intention était de rester à l’écart jusqu’à ce que les tirs s’arrêtent. Mais les tirs les ont rattrapés.
La suite a été filmée par le journaliste Talal Abu Rahma, qui travaillait avec Charles Enderlin de France 2, chaîne de télévision publique.
La scène explicite et tragique d’un garçon abattu par balles derrière son père inconscient a fait les grands titres mondiaux. L’armée israélienne n’a pas contesté son authenticité et a en fait présenté des excuses qualifiées.
Mais cinq ans plus tard, après que des amateurs de conspiration pro-israéliens aient brouillé les cartes en suggérant, soit que les tirs avaient été mis en scène par les Palestiniens, soit que le garçon était mort sous les tirs de Palestiniens, l’armée a retiré ces excuses faites.
Aucune preuve n’a jamais été présentée qui suggère quoi que ce soit d’autre que le fait que le garçon a été tué exactement comme compris dès l’origine, et ni Abu Rahma ni Enderlin, lui même petit-fils de Juifs autrichiens qui avaient fui devant l’invasion nazie en 1938, n’ont jamais exprimé aucun doute sur ce qu’ils avaient diffusé.
En fait, en 2013, après plusieurs passages au tribunal et un appel infirmé, un tribunal français a jugé qu’un si grand amateur de conspiration, Phlippe Karsenty, chef de l’organisation pro-Israélienne Media Ratings (Evaluation des Médias), était coupable de diffamation pour avoir accusé Enderlin et France 2 d’avoir mis en scène la fusillade.
Pas de justice
Pour Jamal, tout ceci a simplement aggravé son chagrin. Non seulement son fils avait été tué juste derrière lui, mais il devait aussi avoir affaire à des « sceptiques » qu ne faisaient que rouvrir les blessures en essayant de semer le doute sur ce qui s’était passé.
Et finalement, bien sûr, il n’y a pas eu de justice pour son fils. Personne n’a jamais été tenu pour responsable.
Jamal veut aller en France pour mener sa propre action en justice contre Karsenty, a-t-il dit à The Electronic Intifada, dans le cadre d’une tentative pour rallumer internationalement l’intérêt pour le meurtre de son fils.
Il veut aussi que l’Autorité Palestinienne conduise Israël devant la Cour Pénale Internationale à propos de son fils.
Maintenant au chômage et dépendant de l’AP pour sa sécurité sociale, il bénéficie encore de physiothérapie pour les blessures dont il a souffert ce jour là. Mais, a-t-il dit, l’AP ne l’a pas aidé dans ses tentatives continuelles pour garder l’affaire en vie.
Cela l’intrigue.
Le meurtre de son fils, a-t-il dit, n’est peut-être pas le « crime le plus odieux commis par l’occupation … mais il est parfaitement documenté ».
« C’est la démonstration de l’aspect le plus horrible de l’humanité, quand on ne témoigne aucune pitié envers un enfant et qu’un père tente de protéger son fils. »
La famille, comme toutes les familles de Gaza, a dû affronter d’autres épreuves. Depuis que Muhammad a été tué, Gaza a été le théâtre de trois agressions militaires israéliennes dévastatrices en 2008-9, 2012 et 2014.
Dans la première, la maison des Dura a été bombardée. Jamal se souvient avoir reçu un appel au milieu de la nuit et quelqu’un lui dire d’évacuer la maison dans l’espace de 5 minutes.
« Je leur ai dit, ‘vous êtes fous, en cinq minutes ? J’ai des enfants à la maison’ », a dit Jamal à The Electronic Intifada. Il a essayé de tenir le plus longtemps possible tandis que sa femme, Amal, sortait les enfants de la maison.
Finalement, la personne à l’autre bout du fil a perdu patience et a hurlé lui disant d’être parti dans maximum un quart d’heure.
Jamal dit qu’on lui a dit : « Ce sont les FDI [l’armée israélienne], nous allons bombarder la maison sur votre tête. »
« Nous sommes allés vers la maison près de la nôtre et avons averti les voisins. Puis nous avons entendu un missile d’alerte largué par un avion, et puis la maison a été bombardée. »
La famille de 10 personnes a reconstruit sa maison. Mais lors de l’agression de 2014, la maison a à nouveau été endommagée, cette fois-ci mitraillée par des obus de tanks.
A nouveau, la famille a dû reconstruire.
Amal, la mère de Muhammad, dit qu’elle ne peut pas comprendre comment il se fait que les mères israéliennes continuent d’envoyer leurs enfants combattre à Gaza.
« Votre pays est démocratique. Comment peut-il obliger vos enfants à aller à Gaza pour démarrer des guerres et pour installer des barrières autour de Gaza et de la Cisjordanie ? » a dit Amal, s’adressant aux mères israéliennes.
« Si vous aimez vraiment vos enfants, gardez les à la maison. Chaque guerre en tue beaucoup comme Muhammad. »
Muhammad aurait la trentaine maintenant.
Malgré la mort de son fils, Jamal a sorti à nouveau cette année les photos de Muhammad pour son anniversaire, comme il le fait tous les ans depuis 2001.
Jamal imaginait un autre monde dans lequel son fils était vivant et marié et avait ses propres enfants.
Amjad Ayman Yaghi est un journaliste qui vit à Gaza.
Source : The electronic intifada
Traduction : J. Ch. pour l’Agence Média Palestine