Nous étions armés, nous avons détruit sa cuisine, et nous sommes partis

Par Nadav Weiman, le 10 décembre 2020

Les Israéliens aiment à penser que les invasions de domiciles par l’armée ne se font pas que pour des raisons sécuritaires. D’anciens soldats, – et des familles palestiniennes – savent que ce n’est pas la vérité.

Une Palestinienne examine les dégâts dans sa maison après un raid nocturne des soldats israéliens, dans la camp de réfugiés de Balata, en Cisjordanie, le 3 janvier 2017. (Ahmad Al-Bazz/Activestills.org)

Quand vous parlez de l’occupation aux Israéliens, ils ont tendance à penser aux check-points (aux points de contrôle).
À l’étranger, les gens pensent au mur de séparation. Mais en tant qu’ancien soldat israélien ayant effectué régulièrement des invasions dans les domiciles, je pense à un enfant palestinien que je suis venu arrêter au milieu de la nuit. À son père, qui a foncé sur le soldat le plus costaud de notre escouade. Et comment j’aurais fait exactement la même chose si j’avais été à sa place.

Cela s’est passé dans la ville de Naplouse, en 2007. On nous avait dit qu’il nous fallait arrêter une personne qui avait pris contact sur internet avec le Hezbollah, parti politique et organisation militaire libanais. À l’époque, nous disions « arrestations de graveurs CD » – un nom de code désobligeant pour fonds de tiroir, quand il s’agissait de rechercher des Palestiniens. Nous sommes venus au milieu de la nuit, toute une équipe d’un peloton de reconnaissance, pour arrêter un adolescent de 16 ou 17 ans – dont la chambre, tout à fait par hasard, était remplie de graveurs CD.

Nous avons attaché les mains du garçon derrière son dos avec des attaches zippées et nous l’avons ramené à la base avec nous, mais pas avant que son père ne se déchaîne. Pendant que nous arrêtions cet enfant avec ses CD de jeux informatiques piratés, éparpillés à travers sa chambre, l’un des soldats s’était mis à tabasser son père, tandis que sa mère se tenait sur le côté en hurlant.

Je ne me souviens pas comment j’avais imaginé à quoi mon activité en opération pouvait ressembler avant de rejoindre l’armée. Je savais qu’il me faudrait entrer dans des maisons palestiniennes. Je savais que je devrais procéder à des arrestations. Je n’avais pas songé à ce que cela serait d’arrêter quelqu’un d’aussi jeune, ou de voir un père se déchaîner en vain à la vue de son fils menotté. Ce ne sont pas des choses auxquelles on pense et il n’y a personne pour vous en parler. Ce sont des choses qu’il vous faut découvrir par vous-même, et une fois que vous l’avez fait, bonne chance pour les oublier.

Envahir des maisons palestiniennes dans les territoires occupés ne pose pas question en Israël. C’est une opération de routine, bien connue par presque tous les soldats combattants israéliens, mais vous ne trouverez aucun expert pour en parler aux informations, et vous ne trouverez certainement pas d’articles dans les journaux. Le plus que les médias peuvent couvrir sur ces incursions se trouve dans les alertes de dernières minutes déclarant : « Cinq Palestiniens recherchés arrêtés ce soir ».  

Les Israéliens aiment y penser de la façon suivante : des raids chirurgicaux, ciblés, dans le but de procéder à des arrestations légitimes. Si seulement c’était le tableau complet.

Un soldat israélien interroge un Palestinien lors d’un raid nocturne à Naplouse, en 2007. (Nadav Weiman)

En fait, les soldats envahissent sans cesse les domiciles des Palestiniens. Ils le font pour occuper de nouvelles positions stratégiques, pour effectuer des fouilles au hasard, et dans de nombreux cas, simplement pour « faire sentir leur présence ».

Dans certaines unités de l’armée, faire sentir sa présence se dit, « créer le sentiment d’être pourchassé ». Cela signifie instiller la peur au sein de la population palestinienne toute entière, une mission qui, par définition, ne fait aucune distinction entre les suspects et les civils innocents, ou entre les « personnes impliquées » et « celles non impliquées », comme on les appelle dans le langage des FDI.

Quelquefois, des soldats envahissent des maisons au milieu de la nuit juste pour s’entraîner. J’ai attaqué des maisons à Jénine et à Naplouse, simplement pour s’emparer de meilleurs postes d’observations. Selon un ancien soldat qui a témoigné auprès de Briser le Silence, ils ont envahi des maisons afin de tester un nouveau dispositif de violation des portes. Un autre témoin dit qu’ils sont entrés dans une maison palestinienne afin d’y être filmés en train de manger des soufganiyahs (des beignets de Hanoucca) pour un reportage sur le bien-être, illusoire, qui allait être diffusé ce soir-là à la télévision israélienne.

Je connais trop d’Israéliens qui savent ce qu’est l’intérieur d’une maison palestinienne alors qu’ils ne le devraient pas. Ils ont vu des dizaines de chambres d’enfants, de cuisines appartenant à des étrangers, des placards à d’autres encore. J’essaie de penser aujourd’hui, en tant que père de deux enfants, aux enfants que j’ai réveillés en pleine nuit ou à leurs parents effrayés, et quelque chose en moi se ferme.

Nous ne parlons pas assez de cette routine, et encore moins de ce qui se cache derrière. Nous marmonnons simplement qu’envahir les domiciles est une « nécessité opérationnelle », puis nous passons à autre chose. Mais la plupart de ces invasions ne sont une nécessité que si on accepte l’idée selon laquelle « démontrer une présence » justifie tout – même d’envahir la maison de quelqu’un sur qui vous n’avez aucune information. C’est ce que sous-tend la « nécessité opérationnelle », et je ne suis pas sûr que l’opinion publique israélienne l’accepterait si elle savait ce qui se fait sur le terrain en son nom.

La semaine dernière, Briser le Silence a publié « Une vie exposée », ce rapport de l’organisation tant attendu sur les invasions de domiciles, coécrit avec les organisations de défense des droits de l’homme Yesh Din et Médecins pour les droits de l’homme-Israël. Le rapport se base sur des centaines de témoignages fournis par d’anciens soldats qui ont pris part à des missions d’invasion de maison, comme par des Palestiniens qui les ont subies.

Les récits des Palestiniens sont difficiles à lire. Ayant participé à ces invasions de domicile, je pensais pouvoir imaginer à quoi ressemble cette routine opérationnelle de l’autre côté de la porte. J’avais tort. J’ai vu des Palestiniens pleurer dans leur maison, de mes propres yeux, je n’ai jamais pensé à ceux qui retenaient leurs larmes jusqu’à ce que nous partions. Je n’ai jamais pensé à ceux qui s’étaient habitués à cette routine, ceux qui la considèrent comme faisant partie de la vie.

Un Palestinien examine les dégâts dans sa maison après un raid nocturne des soldats israéliens, au camp de réfugiés de Balata, en Cisjordanie, le 3 janvier 2017. (Ahmad Al-Bazz/Activesstills.org)

Avant d’entrer dans la maison du graveur de CD à Naplouse, nous étions entrés par erreur dans une autre maison. Il y avait deux unités israéliennes au rez-de-chaussée, et nous avons tenté de passer mais par une mauvaise porte. Nous avons enfoncé la porte d’une femme au milieu de la nuit jusqu’à ce qu’elle ouvre. Nous sommes rentrés à l’intérieur, armés, prêts à procéder à une arrestation, et nous avons fouillé le maison.

Une des portes était verrouillée. J’ai lancé par en haut une grenade assourdissante dans la pièce close. Et ce que nous avons entendu ensuite, c’est du verre brisé ; il s’est avéré que la pièce fermée était la cuisine. C’est seulement plus tard que nous avons découvert que nous nous étions trompés de maison. Nous avons réveillé une femme au milieu de la nuit ; nous étions armés ; nous avons détruit sa cuisine et sa porte, et nous sommes partis. Nous n’y avons même plus pensé. Il est grand temps que nous commencions à y penser – nous tous.

Nadav Weiman est un ancien combattant du peloton de reconnaissance Nahal, directeur adjoint et directeur de plaidoyer de Briser le Silence.  

Source: +972

Traduction : BP pour l’Agence Média Palestine

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