Une carte postale de Gaza libérée

Par Hadeel Assali, le 25 décembre 2020

Depuis la libération, les gens viennent à Gaza de partout — de riches familles palestiniennes de Bethléem, des Egyptiens qui font retentir leur musique exactement comme au Caire. Je n’ai jamais rien vu de semblable. Les anciens disent que c’est juste comme autrefois.

Ce qui suit est une fiction publiée dans le cadre du projet « Nouveaux avenirs » de +972. Dans cette série, des écrivains, des penseurs, des militants, partagent la manière dont ils visualisent Israël-Palestine le jour où la pandémie sera finie : un moyen de transformer ce moment dystopique en un exercice d’imagination radicale repensant le passé, le présent et l’avenir de cette région et concevant une réalité différente pour tous ceux qui vivent entre le fleuve et la mer. 

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“Ba7kilik i7kayaat bi’Ghazzah!”

— Oncle Hossam

Samedi 20 juillet 2024

E. chéri,

J’ai reçu ton message, mon amour, et j’espère que tu as des mers plus lisses et des vents plus calmes pour la reste de ton voyage. Je sais que j’ai dit que je serai de retour à New York pour te retrouver, mais je ne suis pas tout à fait prête à partir. L’endroit grouille d’histoires et j’ai à peine commencé à en gratter la surface. Etre ici a été un rêve — chaque matin à la plage, exactement comme nous le faisons à Luquillo. Et tu devrais voir comme le lever du soleil est spectaculaire alors que nous buvons notre café préféré et regardons les pêcheurs revenir avec leurs prises. La seule chose qui manque, c’est toi. 

J’ai passé beaucoup de temps à rendre visite à des parents. Il y en a encore tant à voir ! Ils sont tous comme des comédiens dans un one-man-show, avec d’innombrables récits sur leurs jours de résistance. Mes oncles m’ont tenue éveillée toute la nuit à rire de leurs histoires sur les coups qu’ils ont faits aux occupants. Quand je leur ai rendu visite la dernière fois, il y a plusieurs années, ils m’avaient dit : « nous avons repoussé l’occupation de Gaza et bientôt nous la repousserons du reste de la Palestine. »

Depuis la libération, les gens viennent à Gaza de partout — je n’ai jamais rien vu de semblable. Les anciens disent que c’est juste comme autrefois quand tous les gens des régions alentour descendaient à Gaza, en partie pour les plages et les fruits de mer frais — le mérou grillé, les crevettes en pot de terre cuite et les sardines frites sont les favoris. Mais les gens viennent surtout pour le shopping. Tu devrais voir les marchés ! Les bazars du vendredi sont remplis d’artisans locaux exposant la célèbre poterie d’argile rouge, les tapis teints et tissés à la main, les meubles complexes en osier— les couleurs et les motifs t’éblouissent à des kilomètres, il est impossible de partir les mains vides. Ensuite il y a le sinueux marché de l’or dans la vieille ville, les marchés de fruits et de légumes, les marchés de poisson — parfois les pêcheurs arrivent même avec des prises du lac Bardawil du Sinaï. Les fermiers et les bédouins viennent de Bir el-Sabe’ et du Sinaï pour vendre leurs produits —y compris quelques-uns des meilleurs fromages de chèvre — et exposer leurs bêtes.

Les week-ends sont particulièrement animés. Les Egyptiens arrivent par train et font retentir leur musique exactement comme au Caire. Mais les plus grands dépensiers sont les riches familles de Bethléem, de Jérusalem et d’autres parties de la Cisjordanie. C’est une sorte de ville hippy aussi — des personnes qui voyagent pour des motifs spirituels de tous les types viennent avec des offrandes pour les tombes et les sanctuaires. Peux-tu croire que le vieux quartier juif de Gaza lui-même a ressuscité ? Des pélerins juifs viennent chaque année après avoir visité la tombe de Abu Hasira en Egypte. Ils m’ont donné un talisman pour toi, une protection pour tes voyages sur l’océan.

Il y a des kilomètres de plages turquoise et même un spot de surf pour toi. Le soir, l’ambiance est plus calme, tout le monde s’installe au bord de la mer pour un repas de poisson fraichement pêché tout en regardant le soleil se fondre dans l’horizon. Tu te souviens comme nous étions éblouis par le coucher de soleil que nous avons vu de Sderot ? Depuis la libération, la ville a été renommée Najd et maintenant il y a un métro de là et d’autres villes alentour jusqu’à Gaza. Le retour des Palestiniens à leurs villages a complètement transformé le paysage — et tout est arrivé si vite. Les horribles champs des monocultures de l’agroalimentaire ont été enlevés et le paysage est revenu à la vie, dans toutes les nuances de vert.

Chaque personne visitant Gaza doit s’arrêter pour voir les tunnels. Ils ont été transformés en site touristique éducatif où les gens peuvent apprendre ce qui concerne la résistance. Et les mondes souterrains qui existaient étaient bien au-delà de tout ce que nous avons vu ou même imaginé, et pas seulement à Rafah, mais aussi partout dans d’autres zones de Gaza. Les visites guidées me rappellent celles des tunnels de Cu Chi au Vietnam — ludo-éducatifs ; les guides sont des comédiens bien informés qui plaisantent de toutes les façons dont ils ont piégé les occupants. Et soyons honnêtes, tout le monde aime les histoires de résistance. Je vois tes yeux quand tu me parles des Macheteros de Porto Rico. Peut-être est-ce pour cela que mon endroit favori ici est le Jardin de Noor. 

J’ai rencontré Noor par l’intermédiaire de mes oncles qui lui rendent visite souvent pour lui rendre hommage. Nous nous sommes rencontrées pour la première fois avant la libération, quand elle vivait encore dans le camp surpeuplé. Mes trois oncles les plus âgés faisaient le tour de tous les parents, leur donnant de l’argent pour l’aïd et étant bourrés en échange de sucreries de fête. Nous étions entre deux visites quand ils se sont arrêtés et ont insisté pour que nous allions d’abord saluer Noor et son mari. « Abu Jihad! » ont-ils crié en arrivant à leur maison. il y avait un chat à la porte et quand j’ai regardé de plus près un autre chat est apparu, et quand j’ai jeté un coup d’oeil dans son espace restreint, j’ai pu voir toute sa ménagerie. Les murs étaient couverts de fleurs et d’art. Il y avait d’autres chats et des oiseaux et des bibelots anciens — essentiellement, c’était un minuscule musée au milieu du camp de réfugiés. Ils nous ont accueillis et nous nous sommes installés dans l’intimité d’une table basse couverte de chocolats et de noix.

 « C’est notre nièce d’Amreeka, dites-lui qui vous êtes, racontez-lui votre histoire ! » Noor est une femme d’âge mûr, douce, vêtue dans une traditionnelle thobe [tunique longue] palestinienne et elle les a écartés dans son dialecte égyptien aigu, insistant pour nous servir d’abord du thé. Abu Jihad nous a montré sur son téléphone la photo d’une femme souvent prise pour Dalal al-Mughrabi. Mes oncles ont chuchoté en réponse. « Ce n’est pas Dalal », m’a expliqué l’un d’eux, « c’est elle, Noor al-Huda » et il a fait un signe à Noor. « Allez chercher le livre », a-t-il insisté. J’ai pensé au début qu’ils me faisaient tous marcher. « Fida’iyaa », s’est-il exclamé en la désignant du doigt, ce qui veut dire « guerrier ».

« C’est vraiment vous ? », ai-je demandé avec incrédulité. Elle a ouvert le livre, a montré sa photo et m’a dit : « C’était en 1982 au Liban, mais bien sûr nous avons vieilli maintenant ». Dalal al-Mughrabi avait été tué en 1978.

Après la libération, on a donné à Noor et Abu Jihad une étendue de terre sur la plage, où Noor a pu faire croître sa ménagerie, avec ses chats et ses oiseaux, en une retraite verte et fleurie. Tout le monde est bienvenu. Abu Jihad et d’autres anciens sont toujours là, servant des boissons et des histoires amusantes dans le café, mais Noor est plus difficile à épingler, voltigeant toujours partout, s’occupant de son jardin, confectionnant des plats de nourriture colorés ou, parfois, disparaissant dans sa chambre secrète. Je sais que tu aimerais cet endroit. J’ai passé beaucoup de soirées à feuilleter les ouvrages de la bibliothèque et à écouter de passionnantes histoires, qui sont des leçons continues d’histoire, de philosophie, de politique et d’humour de classe internationale. Je suis particulièrement enchantée par l’histoire de Noor et je traîne autour d’elle en attendant qu’elle en révèle davantage.

Illustration de Nerian Keywan.

Ce que j’en sais jusqu’à présent est ceci : Abu Jihad était un réfugié du village de Tel al-Turmos qui est voisin de celui de ma famille, Qastina. Bien sûr en 1948, ils ont tous été expulsés par les forces sionistes, déplacés dans des camps de réfugiés de la Bande de Gaza et interdits de retour à leurs villages, qui étaient douloureusement proches. Beaucoup ont de fait essayé d’y retourner, mais plusieurs furent tués. Jeune homme, Abu Jihad est devenu un combattant de la résistance, un soldat en réalité, et quand Gaza a été occupé en 1967, lui et d’autres combattants ont dû fuir. Après avoir erré pendant un moment, il a fini en exil au Liban, où il a rencontré Noor al-Huda pendant la guerre de 1982. Noor, une Egyptienne, était venue combattre au Liban et s’était engagée pour la cause palestinienne.

Comment était-ce arrivé ? Qu’est-ce qui l’avait poussée à faire cela ? Je voulais le lui demander mais j’ai été trop timide jusqu’à présent. Son jardin sur la plage est florissant et abondant. Les gens lui apportent des semences et des plantes de partout et, d’une façon ou d’une autre, elle trouve le moyen de les faire fleurir, même celles de climat différent. « Nous sommes très chanceux d’être vivants pour jouir des fruits de ce pourquoi nous avons combattu », m’a-t-elle dit un jour tout en soignant ses raisins. Elle parle rarement de ses jours de combattante, mais parfois je l’attrape en train d’y repenser inconsciemment. « Je sais qu’ils ont transformé les tunnels et les tours de la résistance en distraction, mais j’espère que les gens reçoivent les leçons dont ils pourraient avoir besoin dans le futur. Nous avions tous une vie ordinaire au-dessus du sol et une autre souterraine. Juste comme les semences, c’est en dessous de la terre que vous allez pour faire germer une nouvelle vie, spécialement face à tant de mort et de destruction. »

 Comme crée-t-on une vie souterraine, ai-je envie de lui demander, mais je n’en ai pas eu le courage jusqu’à présent. Peux-tu comprendre pourquoi je veux rester plus longtemps ? Et il n’y a pas qu’elle ; il y a tant d’histoires de résistance à déterrer ici. Elle et tant d’autres comme elle sont humbles et réservés à propos de leur passé. Pourtant des personnes de tous les horizons et de toutes les tendances politiques viennent l’admirer ou simplement rester en sa présence, comme mes oncles qui appartenaient avant au Jihad islamique. Peut-être espèrent-ils eux aussi que soient révélées d’autres bribes de son histoire. C’est pourquoi je suis aussi ici fréquemment — j’étudie dans sa bibliothèque et je suis bénévole dans son jardin, et elle m’accueille.

Au fur et à mesure, j’apprends un peu plus de son histoire : Noor et Abu Jihad sont tombés amoureux et se sont mariés au Liban (la prochaine fois, je lui demanderai de me raconter à quoi ressemblait cette cérémonie de mariage). Quand l’Accord d’Oslo a été signé, Abu Jihad est retourné à Gaza avec l’Autorité palestinienne en 1993. A cause de son statut de soldat, il a été autorisé à amener Noor et ils ont emménagé au domicile de son père — un petit appartement dans le camp de réfugiés de Maghazi. Et là ils sont restés, inconnus sauf des locaux qui les admiraient. Noor — son héritage a presque effacé un post erroné sur internet identifiant sa photo comme celle de Dalal al-Mughrabi.

Eh bien, mi amor, je vais maintenant aider Noor à récolter ses amandes vertes. Qui sait ce que je pourrais apprendre aujourd’hui. Il y a plusieurs marinas ici avec de la place pour ton bâteau et une florissante communauté de navigateurs. Je suis sûre qu’ils aimeraient t’avoir. Qu’est-ce que tu en dis ? Viens à Gaza. Je t’attendrai ici, dans le jardin de Noor au bord de la mer.

Tienne à jamais,
Hadeel Assali

Hadeel Assali est une écrivaine et réalisatrice qui termine actuellement une thèse en anthropologie.

Source : +972

Traduction CG pour l’Agence média Palestine

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