Par Suha Arraf, le 15 janvier 2021
La persécution de l’acteur et cinéaste Mohammad Bakri par Israël reflète le désir de l’État de censurer le vécu de l’occupation tout en se targuant d’être une ‘démocratie’.
Si la controverse qui entoure le réalisateur et acteur palestinien Mohammad Bakri révèle quelque chose, c’est bien la profondeur du fascisme ancré dans l’État d’Israël. Elle met en évidence le désir d’Israël de cacher et de déformer la vérité, tout en se vantant simultanément de la façon dont, en tant que « démocratie éclairée », elle aide les artistes palestiniens à « raconter leur histoire ».
Mais quelle sorte d’histoire nous, en tant que réalisateurs, avons nous à raconter ? Est-ce vraiment l’histoire palestinienne, ou est-ce celle qui est simplement en phase avec la vision sioniste d’Israël ?
En avril 2002, pendant la Deuxième Intifada, Israël a lancé une opération militaire sur Jénine, ville de Cisjordanie occupée. Au cours de l’incursion, les forces israéliennes ont tué 52 Palestiniens, dont 22 étaient des civils. D’après Human Rights Watch, les FDI ont utilisé une « force indiscriminée et excessive », et beaucoup de ces civils – dont des enfants, des personnes handicapées et des personnes âgées – ont été tués « volontairement et illégalement ».
Bakri a choisi de réaliser un documentaire dans un lieu d’immense douleur sur ce qui s’est passé à l’époque à Jénine. Il n’a pas cherché de financement auprès des institutions israéliennes, mais a préféré recruter une petite équipe et est allé dans le camp de réfugiés de la ville pour dévoiler les crimes de guerre qu’Israël y avait commis.
Bakri a mis sa vie en danger tandis que l’armée israélienne avait envahi Jénine, détruit le camp de réfugiés et laissé derrière elle quantité de Palestiniens morts et blessés. Il est entré dans Jénine alors qu’on enterrait les morts sous les décombres, et a filmé ce qu’il a vu. Il a interviewé les résidents du camp qui ont décrit ce qui s’y était passé.
Lundi, un tribunal de district israélien a décidé d’interdire la projection et la distribution du documentaire de Bakri, « Jénine, Jénine ». Le procès a été intenté contre Bakri en 2016 par le soldat israélien Nissim Magnaji, qui a pris part à l’opération sur Jénine et qui est accusé dans le film de voler l’argent d’un vieux Palestinien – allégation qu’il a niée. Le tribunal a ordonné à Bakri de payer 175.000 NIS (55.000 $) de dommages et intérêts à Magnaji, ainsi que 50.000 NIS (15.500 $) de frais de justice.
Soit terroristes, soit caricatures folkloriques
Etre un réalisateur de documentaires n’est pas facile. Cela signifie faire des films sans véritable budget, attendre qu’un drame humain ait lieu sur le terrain, interviewer les gens, et raconter la véritable histoire de ce qui s’est passé ou est en train de se passer – et tout cela alors que les caméras tournent.
Ce qui est arrivé à Bakri est une mauvaise plaisanterie. Depuis quand un tribunal intervient-il dans un contenu artistique ? Comment sommes-nous censés partager notre récit sans ces outils de création ?
L’histoire de Mohammad Bakri est l’histoire de tous les artistes et réalisateurs palestiniens vivant en Israël qui essaient du mieux qu’il peuvent de raconter notre histoire et qui se tiennent fermement face aux forces immensément puissantes de l’establishment israélien. Si nous arrivons à financer nos propres films, nous sommes finalement réduits au silence.
Au lieu de cela, l’establishment veut nous voir uniquement représentés comme des terroristes ou sous des traits folkloriques. L’émission de télévision à succès Fauda est l’exemple le plus flagrant de ce qui précède : les personnages palestiniens sont présentés comme des terroristes ou comme des traîtres. Et c’est tout. Et le désir de l’establishment pour le folklore palestinien consiste à montrer des femmes palestiniennes opprimées par leur société patriarcale, y compris les « crimes d’honneur », les mariages arrangés, ou des femmes portant le hijab. Voilà les sujets pour lesquels le cinéma israélien donnera avec plaisir de l’argent afin de pouvoir se glorifier de soutenir les réalisateurs palestiniens et de leur fournir un tremplin.
Je sais tout cela par expérience personnelle. Lorsque j’ai insisté pour que mon film long métrage soit qualifié de « palestinien », on m’a accusé de voler des fonds publics et de commettre une fraude. Pendant des mois, j’ai dû faire face à des attaques incessantes. Trois différents ministres – le ministre de l’Economie d’alors Naftali Bennett, l’ancien ministre de la Culture Limor Livnat, et le ministre des Affaires étrangères d’alors Avigdor Liberman – m’ont tous publiquement dénoncée dans leur tentative de protéger la dignité de l’État d’Israël.
Le Conseil du Cinéma d’Israël, qui exigeait initialement que je rende le prix que mon film avait reçu, a finalement décidé de ne pas le faire et j’ai alors dû rembourser les 1.4 million de NIS (environ 170.000 $) au ministre de la Culture, par mesure de rétorsion. Le ministre de l’Economie a également réclamé que je rende les 600.000 NIS (environ 170.000 $) qu’il avait investis dans le film et il a même cherché à saisir les avoirs de ma société de production.
Avec l’aide de l’avocat Sawsan Zahar d’Adalah, Centre Juridique pour les Droits de la Minorité Arabe en Israël, j’ai contesté la saisie des avoirs. Nous avons dû aller jusqu’à la Cour Suprême pour découvrir qu’il n’existait pas de loi en Israël qui oblige un cinéaste à définir l’identité de son film. D’après la loi, les génériques de début et de fin de film doivent lister les financements qui soutiennent le film d’un réalisateur. C’est précisément ce que j’ai fait.
Après l’affaire de « Villa Touma », Livnat et le Conseil du Cinéma d’Israël ont ajouté des clauses aux contrats avec les réalisateurs, conditionnant le financement à la présentation des films en tant qu’ « israéliens ». La Fondation Rabinovich pour les Arts, l’un des plus grands financeurs de films d’Israël, est même allé jusqu’à faire signer, par tous les réalisateurs qui reçoivent une aide financière, une « déclaration de loyauté ».
Bien que les ministres aient été remplacés depuis, le contrôle fasciste de la culture en Israël n’a fait que s’intensifier. Pendant le mandat de la députée du Likoud Miri Regev en tant que ministre de la Culture, la situation a substantiellement empiré avec l’introduction d’une loi sur la « loyauté dans la culture » qui cherchait à réduire au silence les artistes qui ne suivaient pas la ligne du gouvernement d’extrême droite de Benjamin Netanyahou, la suppression du financement du Théâtre Al-Midan de Haïfa et la création d’un financement de films pour les colons en Cisjordanie occupée, entre autres choses.
Un transfert culturel volontaire
A partir du mandat de Regev, les réalisateurs palestiniens ont commencé à auto-censurer et leurs scripts et leurs propositions de financement. En tant que lecteur qui a lu et trié des scripts pour presque tous les financements du pays, j’ai vu ce changement de très près. Soudain, les propositions de films politiques se sont presque entièrement éclipsés et les films qui traitaient du conflit israélo-palestinien ont disparu. Les directeurs eux-mêmes ont assuré cette rude tâche pour l’establishment et le ministère de la Culture.
Par ailleurs, l’argent qu’ils investissent dans les films palestiniens vient des contribuables – c’est-à-dire de notre poche. Et, alors que les Palestiniens d’Israël représentent 20 % de la population, nous ne recevons qu’environ 3 % du budget de la Culture de l’État.
Le Financement des Films d’Israël, qui reçoit son budget du ministère de la Culture, veut encourager des films réalisés par des membres de groupes de la minorité et ainsi, réaffecter des fonds spécifiquement pour eux. C’est pourquoi il courtise les réalisateurs palestiniens : non pas parce qu’il veut réellement entendre leur voix, mais pour répondre à des exigences budgétaires.
Agir ainsi sert l’establishment israélien. Les films des réalisateurs palestiniens ont eu beaucoup de succès à l’étranger ces dernières années et ont même été projetés dans de prestigieux festivals à travers le monde. Israël en tire bénéfice comme d’une forme de propagande. Maintenant, il peut dire ouvertement qu’il est l’État « éclairé » qui soutient les films palestiniens.
Mais l’amère vérité, c’est que, afin de vraiment réussir sans être censurés, de nombreux réalisateurs palestiniens ont quitté Israël. Un transfert culturel volontaire, si vous voulez. Des quelques réalisateurs qui restent dans le pays, quelques uns d’entre nous ont décidé de ne pas accepter d’argent des financements israéliens. Il faut le souligner : ces financements ne font aucun bien aux artistes palestiniens. Nous ne voulons pas représenter un pays qui ne nous représente pas. Nous nous sommes donc battus.
La persécution politique en Israël existe non seulement contre les militants mais aussi contre les artistes palestiniens qui essaient de faire entendre leur voix. Cela s’appelle le fascisme. Il y a ici une peur viscérale d’entendre la vérité, c’est-à-dire qu’il y a une population entière qui vit sous occupation armée, qui est quotidiennement opprimée. Il est très facile de construire une barrière afin de se mettre à l’abri de la réalité, mais aucune barrière ni aucun mur n’occulteront la réalité dans laquelle nous vivons. En tant que réalisateurs de films, nous continuerons à faire de notre mieux pour révéler cette réalité.
Une version de cet article a été d’abord publiée en hébreu sur Local Call. Lisez la ici.
Suha Arraf est réalisatrice, scénariste et productrice. Elle écrit sur la société arabe, la culture palestinienne et le féminisme.
Source : +972 Magazine
Traduction : J. Ch. pour l’Agence média Palestine