Pourquoi les tortionnaires du Shin Bet n’ont pas à craindre d’être punis

Par Yael Stein, le 2 février 2021 

En disculpant le Shin Bet pour son interrogatoire brutal d’un détenu palestinien, le procureur général a joué le rôle qui est le sien : masquer l’approbation de la torture par Israël.

Macintosh HD SSD:Users:sophiemayoux:Desktop:f151208ns22-1000x668.jpg
Des soldats du Bataillon Nachshon surveillent un détenu palestinien au cours d’une opération d’interpellation de suspects dans le camp de réfugiés de Dheisheh, près de Bethléem, en Cisjordanie, 8 décembre 2015. (Nati Shohat/Flash90.)

Avichai Mandelblit, procureur général d’Israël, a annoncé la semaine dernière sa décision de clôturer une enquête pénale contre les interrogateurs du Shin Bet qui auraient torturé un Palestinien accusé d’être l’auteur d’une attaque violente.

Le Shin Bet, service de sécurité intérieure israélien, maintient en détention Samer Arbeed, 45 ans, depuis le 25 septembre 2019. Le service l’a interrogé car il était soupçonné d’avoir commis un attentat à la bombe qui a tué Rina Shnerb, une israélienne de 17 ans, près d’une source en Cisjordanie occupée en août 2019.

Selon des informations données par les médias, Arbeed a été examiné par un médecin le soir de son arrestation, puis de nouveau le lendemain matin, et une fois de plus ce soir-là. Censé à chaque fois être dans un état “satisfaisant”, il a été reconduit en interrogatoire.

Mais, le lendemain matin, Arbeed a été conduit à l’hôpital dans un état critique. Il avait des côtes cassées et des marques de traumatismes sur les membres, le cou et le torse. Un jour plus tard, un responsable du Shin Bet a fait savoir à l’avocat de la famille qu’ Arbeed était hospitalisé, inconscient et en respiration artificielle.

Mettre en scène une mascarade

L’interrogatoire de Palestiniens en utilisant la torture est une pratique ancienne pour le Shin Bet. Il est rare, cependant, que des détenus palestiniens soient envoyés à l’hôpital en résultat de ces interrogatoires violents. L’hospitalisation d’Arbeed a fait la Une des journaux et a soulevé de graves questions sur la conduite du Shin Bet, amenant les autorités israéliennes à formuler rapidement des promesses solennelles concernant un examen imminent de cette affaire.

La première étape de cet examen a été le service d’inspection des plaintes contre le service de sécurité intérieure, organisme chargé de déterminer le fondement des soupçons d’infraction. Des centaines de plaintes sont passées par ce service au fil des années ; dans tous les cas sauf un, le service a conclu que les soupçons de mauvaise conduite n’étaient pas fondés, et a fait en sorte de clôturer l’affaire.

Un gardien de prison israélien de service sur un mirador de la prison de Gilboa, 28 février 2013. (Moshe Shai/Flash90)

Généralement, le blanchiment s’arrête là ; mais dans le cas d’Arbeed, les scénaristes de cette mascarade ont décidé d’aller plus loin en lançant une enquête pénale. Les interrogateurs ont été interrogés. Des témoins ont fait des dépositions. Des documents ont été saisis. Le Centre national israélien de médecine légale s’est même vu commander un rapport.

Finalement — lorsqu’un temps suffisant fut écoulé, et qu’il sembla que le rideau pouvait être baissé sans que trop de sourcils se lèvent — le procureur général annonça le 24 janvier qu’il avait refermé le dossier concernant le cas d’Arbeed en raison de “l’absence de base permettant de prouver qu’une infraction avait été commise.”

Pourquoi ces preuves étaient-elles à ce point absentes? Ce n’était pas faute d’éléments ; c’est que les actes du Shin Bet qui ont envoyé Arbeed à l’hôpital ne sont pas réellement interdits. Ils ne sont pas non plus tout à fait légaux ; hélas, le pays le plus moral du monde ne fait pas ce genre de choses. Et pourtant, ces pratiques sont profondément ancrées dans les protocoles internes du Shin Bet, ce qui rendait la conclusion de Mandelblit inévitable.

Justifier la torture

Les détails précis de ce que les interrogateurs sont autorisés à faire restent secrets, bien entendu. Mais des centaines de témoignages palestiniens au fil des années dressent un tableau clair et horrifiant de ce qui se déroule pendant ces interrogatoires — qui durent parfois plusieurs semaines.

Premier point : les interrogateurs peuvent maintenir les détenus à l’isolement dans des cellules minuscules, sombres et extrêmement sales. Ils sont autorisés à refuser toute nourriture aux détenus pendant des jours ou à ne leur donner que des aliments avariés, mal cuits et immangeables. Ils peuvent les frapper et leur interdire l’accès aux toilettes. Ils peuvent les menacer de leur faire du mal, à eux ou à leur famille, les insulter, leur crier dessus. Ils peuvent les ligoter à une chaise dans des positions douloureuses pendant de longues périodes de temps. Ils peuvent envoyer de l’air froid dans leur cellule et refuser de leur donner des couvertures. Ils peuvent les empêcher pendant des jours de prendre des douches, de changer de vêtements, de se brosser les dents. Ils peuvent les priver de traitements médicaux appropriés, et les empêcher de dormir pendant plusieurs jours de suite.

Rien de tout cela n’est contraire à la loi. La Commission Landau, formée par le gouvernement israélien en 1987, a conclu qu’une “contrainte physique modérée” est “la seule” méthode que les interrogateurs ont la permission d’utiliser. En quoi consiste exactement cette pression ? Cela n’a jamais été défini, encore que le rapport de la Commission comporte une annexe secrète qui autorisait des méthodes supplémentaires pour extorquer des informations aux détenus.

Des militants israéliens donnent des exemples de techniques de torture du Shin Bet lors d’une manifestation contre la détention administrative devant le siège du service, Tel Aviv, 10 décembre 2020. (Oren Ziv)

Dans sa célèbre décision de 1999, la Haute Cour a infirmé les conclusions de la Commission Landau et a interdit le recours à toute une série de méthodes de torture. Cependant, les juges ont laissé aux interrogateurs la possibilité d’invoquer l’“état de nécessité” — qui justifie l’usage de la torture en affirmant qu’il était vital pour des motifs de sécurité urgents, qu’on désigne par l’euphémisme de “bombe à retardement”

C’est pourquoi les interrogateurs israéliens n’ont pas besoin de cacher quoique ce soit à leurs supérieurs. Bien au contraire, ils tiennent méticuleusement le registre de leurs interrogatoires dans des documents secrets, qui précisent quelles méthodes ils ont employées et pendant combien de temps, et qui peuvent être présentés à des juridictions si besoin est. De plus, des médecins examinent les détenus, spécifiant auprès des interrogateurs si leur état autorise à poursuivre les interrogatoires. Des juges approuvent régulièrement les demandes de placement en détention et prolongent souvent les ordonnances refusant aux détenus palestiniens l’accès à des avocats.

Améliorer le maquillage

Globalement, cet ensemble impressionnant de règlements et d’institutions sert de maquillage pour qu’Israël puisse masquer le fait qu’il autorise, et même salue, le recours à la torture lors des interrogatoires. Ce maquillage est efficace pour cacher les rides et les atrocités d’Israël ; mais de temps en temps, quelque chose déraille et la vérité est mise au jour. Ce fut le cas de Samer Arbeed.

Quand cela se produit, les autorités israéliennes appellent tout l’équipage sur le pont — non pas pour nettoyer le maquillage, mais pour le rafraîchir. Le personnel israélien chargé de l’application des lois, formé au blanchiment de ces crimes, se mobilise rapidement pour fabriquer un faux-semblant d’enquête sérieuse et approfondie visant à révéler la vérité. Et, dès que tout est terminé, tout le monde pousse un soupir de soulagement. Tout est de nouveau en place ; le sceau de conformité à la loi est apposé, et la torture elle-même reste légale – ce qui est le plus important.

Une question se pose : pourquoi Israël se donne-t-il autant de mal pour perfectionner ce maquillage ? Pourquoi ne pas être franc et dire qu’il est acceptable de torturer les Palestiniens ?

La raison est peut-être que les Israéliens pensent que les “personnes de l’extérieur ne comprendraient pas.” Peut-être qu’Israël affronterait des réactions fortes du fait de cette politique, et subirait même quelques conséquences. Mais il existe peut-être une autre raison. La torture, par nature, supprime l’humanité de la personne ; elle fait de cette personne un objet conçu pour faire le mal. Les Israéliens ne veulent pas admettre qu’ils perçoivent de cette manière d’autres personnes. Quand le visage qui vous regarde dans le miroir devient impossible à supporter, le masque se remet en place.

Une version de cet article a été publiée en hébreu sur Local Call. Lisez-la ici.

Yael Stein est directrice de la recherche à B’Tselem.

Source : +972 Magazine

Traduction SM pour l’Agence média Palestine

Retour haut de page