En tant que médecin à Gaza, ce sont les jours les plus difficiles de ma vie

Par Jamil Suleiman, le 18 mai 2021

Par dizaines, les morts et les blessés arrivent dans mon hôpital pour y être soignés. Nous assistons à l’effacement de familles entières de la surface de la terre.

Des Palestiniens portent les blessés après une frappe aérienne des Israéliens sur un café de la plage de Gaza, le 17 mai 2021. (Mohammed Zaanoun/Activestills)

Depuis 14 ans, je dirige un hôpital dans la ville de Beit Hanoun, dans le nord de la bande de Gaza. Le premier jour de la guerre a été le plus difficile de ma vie de médecin.

Je parle du premier pilonnage sur Gaza par Israël. C’était il y a une semaine, un peu après sept heures du soir. Les premiers tués.

Deux enfants sont arrivés dans une ambulance, l’un avait trois ans, l’autre sept. C’était des frères, et dès que je les ai vus, il a été clair pour moi que tous les deux étaient morts. Leurs corps avaient été écrasés et brûlés.

Leur père est lui aussi arrivé. Il était gravement blessé, mais toujours conscient. Il s’est fâché et m’a demandé, « Et eux, et mes enfants ? » Puis, une autre ambulance est arrivée avec une petite fille de 10 ans. Elle aussi était morte. C’était la sœur aînée des deux premiers enfants. Tous de la famille al-Masri.

De plus en plus de membres de la famille sont arrivés. Trois frères de la même famille avaient été mortellement blessés, et je les ai mis en soins intensifs. La mère était dans la salle d’attente, ne pouvant à peine se tenir debout, avec certaines de ses autres filles, indemnes. Et une autre ambulance est arrivée. C’était leur cousin qui devait se marier le deuxième jour de la fête de l’Aïd, et qui avait déjà acheté son costume et loué une salle. C’était un homme jeune. Sa future femme est arrivée à l’hôpital, mais en quelques minutes, il était mort lui aussi.

La mère a enterré ses enfants une heure seulement après leur arrivée à l’hôpital. Et alors que nous enlevions les corps, de plus en plus de blessés arrivaient. Des gens criaient. C’était une atmosphère de folie, comme si c’était la fin des temps. Quand vous voyez des choses comme cela, votre cœur chavire.

Nous avons  entre trois et quatre médecins en service. Les conditions à Gaza sont illogiques. Je dis toujours que même si vous faites venir les meilleurs médecins du monde entier, ici, ils ne pourraient pas s’en sortir. Seuls, des médecins de Gaza apprennent à travailler dans de telles conditions.

Des Palestiniens éteignent un feu après une frappe aérienne meurtrière des Israéliens sur un café de la plage de Gaza ville, le 17 mai 2021. (Mohammed Zaanoun/Activestills)

Mon hôpital n’a pas la capacité économique de faire face à ces attaques. Notre système de santé s’est effondré en raison du siège qui nous a coupés du reste du pays. Un petit hôpital comme le mien – où arrivent neuf morts et 60 blessés, dont sept dans un état très grave – ne dispose pas du matériel médical ni des médicaments nécessaires pour les soigner correctement. Nous sommes obligés d’improviser en permanence, et alors que la pression atteint son paroxysme, soudain, un boom, un autre pilonnage. Une autre personne tuée, dix autres blessées. Cela n’a aucun sens.

C’est sans fin. Il y a des dizaines d’enfants et de femmes blessés. Tout au long de cette guerre, de nombreux civils – pas des combattants armés de la résistance ni du personnel militaire – sont venus dans notre hôpital. Nous avons vu des familles entières, comme la famille al-Masri, être tout simplement effacées de la terre. Je ne sais pas ce que vise l’armée israélienne, mais ici, dans cet hôpital, j’en vois les résultats : des civils meurent dans leurs maisons.

Au moment même où j’écris ceci, des pilonnages ont lieu en arrière-plan. À tout moment, des dizaines de personnes blessées peuvent arriver à l’hôpital. Ma voix est enrouée à cause d’une fatigue extrême et du traitement apporté aux blessures. Au début, je jeûnais du fait du Ramadan. Une fois, au début de la guerre, j’ai regardé ma montre et j’ai réalisé que le jeûne avait déjà pris fin une heure auparavant, et qu’il m’était permis enfin de boire de l’eau. J’avais passé une heure à courir d’un endroit à l’autre sans même me rendre compte que le jeûne était terminé.     

Je ne dors qu’entre les pilonnages. Ils arrivent par vagues, et parfois, il n’y a qu’une demi-heure pour dormir. Hier, j’ai travaillé toute la journée, puis toute la nuit jusqu’au matin. Au lever du soleil, j’ai prié à l’hôpital et je suis rentré à la maison, à 5 h 30. Deux heures plus tard, j’étais de retour à l’hôpital.

En ce moment, je mange avec les enfants, à la maison. Nous avons une heure à passer ensemble, avant que je change de vêtements, que je prenne une douche, et que je retourne à l’hôpital. Je suis très stressé. Cette situation affecte ma famille et mes enfants ; je peux à peine passer un moment avec eux. Mais grâce à Dieu, quand quelqu’un termine son travail, il a le sentiment que c’est une grande réussite. Cela me suffit.

Le principal message que je veux transmettre maintenant, c’est qu’il doit être mis fin aux pilonnages et aux dommages causés aux civils. Dans le même temps, il faut faire pression sur le gouvernement israélien pour qu’il mette fin au blocus de Gaza, qui est l’une des principales raisons de ce qui se passe ici. Le passage d’Erez est fermé. Le passage avec l’Égypte est fermé. Gaza est une prison dans tous les sens du terme. Plus de deux millions d’êtres humains vivent ici, sur une île isolée. Nous n’avons aucune possibilité de partir pour travailler. Nous n’avons aucun port ni aéroport ; évidemment que tout va exploser. Nous sommes des êtres humains, nous méritons de vivre.

Jamil Suleiman dirige un hôpital à Beit Hanoun, dans le nord de la bande de Gaza.

Source : +972 mag

Traduction BP pour l’Agence média Palestine

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