Le keffieh palestinien : des prêtres sumériens au symbole de résistance

Par Indlieb Farazi Saber, le 28 mai 2021

Un regard plus approfondi sur les origines du foulard iconique de Palestine et sur la façon dont il a transcendé les frontières.

EPA/ABED AL HASHLAMOUN

Pièce de tissu à damiers noirs et blancs notoirement palestinienne, le keffieh est décrit par certains comme le drapeau non officiel de la nation.

Longtemps synonyme de la cause palestinienne, ce simple mètre carré de tissu, traditionnellement plié en triangle et porté drapé autour de la tête des Palestiniens de la campagne, est aujourd’hui résolument attaché autour du cou des militants des droits de l’homme et des manifestants contre la guerre, des stars et des célébrités du sport, transcendant le genre, la religion et la nationalité.

Muhammad Walid, 49 ans, de Jérusalem, dit que ses premiers souvenirs lui rappellent son père et ses oncles portant le keffieh.

« La génération précédente le portait sur la tête », dit-il. « J’ai commencé  à le porter à l’adolescence, mais autour du cou. Pour moi, il représente la lutte et la cause palestiniennes. »

L’histoire de Riad Halak, 62 ans, lui aussi de Jérusalem, est identique, lui qui dit : « C’est une tradition palestinienne. J’ai commencé à le porter quand j’avais 11 ans, et je le porte encore aujourd’hui pour des journées spéciales comme celle de la Nakba. Il fait partie de mon identité. »

Tandis que le statut du keffieh en tant qu’icône de l’idée de nation palestinienne est incontesté, ses origines se retrouvent plus loin à l’Est, dans ce qui est maintenant l’Irak.

Le mot lui même signifie « relatif à Kufa », en référence à la ville irakienne au sud de Bagdad, située le long de l’Euphrate, mais on ne sait pas grand-chose d’autre sur les racines du keffieh. Un récit suggère qu’il est apparu au septième siècle, au cours d’une bataille entre les forces arabes et perses près de Kufa. On dit que les Arabes auraient utilisé des cordons faits de poils de chameau pour fixer leurs coiffes et afin de reconnaître leurs camarades dans le feu de la bataille. Après leur victoire, cette coiffe a été conservée en souvenir de leur triomphe.

D’autres disent que ce tissu, parfois appelé au Levant le hata, tire son origine d’avant l’Islam et peut être retrouvé en Mésopotamie, où il était porté par les prêtres sumériens et babyloniens il y a environ 5.000 ans.

« Ses origines sont ouvertes à la spéculation », a dit à Middle East Eye Anu Lingala, auteure de Une Histoire socio-politique du Keffiyeh. « Jusqu’à très récemment, les objets conçus de ce genre n’étaient pas pris au sérieux en tant qu’objets de recherche universitaire. On a traité comme exceptions les objets conçus en association avec le statut des élites et des riches, alors que le keffieh était traditionnellement associé aux classes laborieuses. »

Un raccourci pour la lutte

Bien qu’il ne soit plus lié au statut social, les racines modernes du Keffieh en Palestine se trouvent chez les fellah, ou travailleurs agricoles, ainsi que chez les Bédouins. Ces deux groupes portaient ce vêtement sur la tête pour protéger leur nuque et se protéger de la chaleur du soleil en été et du froid pendant l’hiver.

D’après Lingala : « Se couvrir la tête était un principe important dans la culture traditionnelle des Palestiniens.

« [Le keffieh] permettait de s’aérer grâce au poches d’air créées par les plis du tissu », dit-elle.

Les Palestiniens citadins plus éduqués, ou effendi, portaient le fez ou le tarbouch, chapeau de feutre rouge foncé, popularisé par le chef ottoman Mahmoud II et adopté par les habitants comme une tenue standard.

L’historienne de la culture Jane Tynan a écrit sur la signification du foulard dans le livre Fashion and Politics (Mode et Politique). Elle dit : « Les codes vestimentaires de l’Empire ottoman ont eu pour effet d’effacer les identités ethnoreligieuses, mais auraient été portés comme la norme par les habitants des villes. »

Après la perte par l’empire turc de ses territoires du Proche Orient pendant la Première Guerre Mondiale, et la Révolte Arabe contre l’autorité coloniale britannique en 1936, les nationalistes palestiniens ont également utilisé le keffieh comme un moyen de se couvrir le visage afin de cacher leur identité et éviter d’être arrêtés, provoquant des appels inefficaces des Britanniques pour interdire le foulard. Au contraire, dans un « moment charnière de la culture palestinienne », les Palestiniens se sont unis dans l’adoption de ce tissu en tant que signe de solidarité. Ce symbole est demeuré une icône incontournable de l’identité nationale palestinienne après la Nakba et la création de l’État d’Israël.

« Les Palestiniens de toutes les classes sociales ont abandonné le fez et se sont unis autour du port du keffieh, ce qui a rendu difficile d’identifier les révolutionnaires », dit au Middle East Eye Maha Saca, directrice du Centre du Patrimoine Palestinien à Bethléem.

Tynan, professeur assistant d’Histoire et Théorie du Design à Vrije Universiteit Amsterdam, dit que « de sa fonction pendant la révolte d’outil pour cacher l’identité de celui qui le portait aux autorités britanniques, le keffieh est devenu un résumé de la lutte des Palestiniens. »

Lingala fait une remarque similaire : « Comme l’identité collective des Palestiniens et leur droit à leur terre continuaient à être de plus en plus menacés… ils ont pensé à s’accrocher à des objets qui représentaient une « continuité culturelle ».

Des années plus tard, dans les années 1960, le feu dirigeant palestinien Yasser Arafat a popularisé ce vêtement auprès d’un public mondial. D’après Saca, « On ne verrait jamais Abu Ammar (Arafat) dans n’importe quel événement sans qu’il le porte. »

Son keffieh était toujours soigneusement arrangé sur sa tête, le morceau le plus long du tissu placé sur son épaule droite – certains disent qu’il était disposé pour ressembler à une carte de la Palestine d’avant 1948.

Quand les autorités d’occupation israéliennes ont interdit le drapeau palestinien de 1967 aux Accords d’Oslo en 1993, le foulard a pris un pouvoir symbolique, d’après Ted Swedenburg, professeur d’anthropologie à l’université de l’Arkansas.

« Des symboles visibles et faciles à porter » étaient importants pour les Palestiniens, dit Swedenburg, ajoutant que, avec l’interdiction du drapeau par l’occupation pendant presque 30 ans, le keffieh « auquel étaient attachés un symbolisme et une histoire si riches, servait d’expression portable et visuelle de l’identité palestinienne. »

Blé, olives et miel

On dit des surpiqûres noires distinctes sur le keffieh de coton blanc qu’elles ont de nombreuses significations symboliques et, bien qu’aucune n’ait été vérifiée, les Palestiniens ne sont pas à court d’interprétations.

Certains les ont décrites comme « un filet de pêche, un rayon de miel, la jonction de mains, ou des traces de saleté et de sueur effacées du front d’un ouvrier ». D’autres suggèrent que le dessin représente des épis de blé, en référence à Jéricho, l’une des premières villes connues pour cultiver cette graine.

L’artiste performeur Fargo Tbakhi ajoute à la liste « fil de fer barbelé », expliquant que le motif pourrait décrire « ce symbole permanent de l’occupation », bien qu’il soit plus proche du dessin du filet de pêche, également appelé le fatha (ouverture).

« [Je le vois] comme un symbole de notre identité, un modèle pour le fait d’être Palestinien, il exprime un avenir possible pour notre peuple »,écrit-il  dans la Revue des Livres de Los Angeles.

« Un filet de pêche est une image du collectivisme, de l’enchevètrement et de la dépendance : dans un filet, des brins singuliers deviennent quelque chose de plus large, de plus fort. En tant que brin unique, j’aspire toujours à être noué ensemble avec les autres, afin que nous soyons davantage capables de maintenir, d’attraper. »

L’autrice palestinienne Susan Abulhawa dit au Middle East Eye que les motifs sur le keffieh « parlent à l’âme palestinienne, de la même façon que les motifs du tatreez [broderie palestinienne] sont un langage en soi, qui raconte des histoires de lieu, de généalogie, d’occasion et de signification historique ».

On fait parfois aussi référence aux motifs noirs comme à un dessin en nid d’abeilles, en reconnaissance des apiculteurs de la région ; certains paysans syriens (où on porte aussi ce vêtement) disent que le motif symbolise des mains qui se joignent et les traces de saleté et de sueur essuyées sur le front d’un ouvrier.

Un tweet récent comportait une autre interprétation du dessin, une représentation d’oliviers de Palestine, qui disent « force et résilience ».

https://twitter.com/peachesfrompali/status/1394103572950835205?ref_src=twsrc%5Etfw%7Ctwcamp%5Etweetembed%7Ctwterm%5E1394103572950835205%7Ctwgr%5E%7Ctwcon%5Es1_c10&ref_url=https%3A%2F%2Fwww.middleeasteye.net%2Fdiscover%2Fpalestine-keffiyeh-resistance-traditional-headdress

Abulhawa est d’accord : « Les motifs qui ressemblent à des oiseaux sur le pourtour sont des feuilles d’oliviers entremêlées, faisant référence à l’importance de l’olivier dans la vie des Palestiniens. »

Les olives, sous toutes leurs formes – huile d’olive, produits issus de l’huile d’olive (tels que le savon), et le bois d’olivier – ont été des aspects éminemment importants de la cuisine, de la vie sociale et économique palestiniennes, explique Abulhawa.

« Les oliviers n’ont pas produit que des moyens de subsistance et des revenus, mais l’attention portée aux arbres et la saison de la cueillette ont procuré d’importants événements collectifs à notre société. Les olives sont présentes dans notre poésie, nos chansons, le tatreez, la nourriture, le folklore et le savoir familial. Enfin, les longues bordures géométriques du keffieh représentent les routes commerciales qui importaient et exportaient les produits qui entraient en Palestine et en sortaient. »

Pas toujours en noir et blanc

Supposé avoir été à l’origine fabriqué en laine, avant que le coton soit introduit depuis l’Inde et l’Égypte, le keffieh – également appelé le shemagh en Jordanie et en Syrie, et le ghutra dans les pays du Golfe – demeure distinctement arabe, mais n’est pas religieux, puisque les Arabes chrétiens, musulmans, druzes et laïcs le portent dans toute la région, en différentes couleurs et motifs.

Alors que le foulard palestinien et syrien est en noir et blanc, d’autres ont leurs propres modèles.

Les pays du Golfe comme Bahreïn, les EAU et le Qatar privilégient un sobre ghutra blanc, léger vêtement de coton immaculé qui sert de protection contre la chaleur de toute l’année. Pendant les mois d’hiver plus frais, un tissu plus lourd dans des tons plus sombres et sourds remplace le couvre-chef d’été : il est généralement drapé sur la tête et maintenu par une cordelette noire igal, et les plus jeunes hommes choisissent d’enrouler le ghutra comme un turban connu sous le nom de hamdaniya.

Les Saoudiens et le Jordaniens portent un shemagh à damiers rouges et blancs, dont on dit qu’il a été influencé par les Britanniques.

On raconte que c’est le général britannique John Bagot Glubb qui a dessiné cette coiffure dans les années 1930 pour permettre de distinguer les Arabes loyaux envers l’autorité britannique, ceci d’après les universitaires Widad Kawar et Ezra Karmel. Tissé dans les manufactures de coton britanniques, il a bientôt fait partie de l’uniforme du régime colonial de Grande Bretagne, les Forces de Police de Palestine.

Une version sans les glands distincts jordaniens est apparue plus tard en Arabie Saoudite, là aussi enveloppée et torsadée dans différents styles.

Liberté de confection

Les étudiants et les militants anti-guerre à travers le monde ont commencé à adopter le keffieh palestinien dans le cadre du mouvement anti-guerre des années 1960 et 70. Swedenburg dit que c’est à cette époque qu’il a transcendé le monde arabe pour devenir un vêtement de choix chez les manifestants politiques et les défenseurs des anti-missiles, et un symbole de résistance porté par d’autres anti-impérialistes comme feu le dirigeant cubain Fidel Castro.

https://twitter.com/garfxist/status/1394066080214118402?ref_src=twsrc%5Etfw%7Ctwcamp%5Etweetembed%7Ctwterm%5E1394066080214118402%7Ctwgr%5E%7Ctwcon%5Es1_c10&ref_url=https%3A%2F%2Fwww.middleeasteye.net%2Fdiscover%2Fpalestine-keffiyeh-resistance-traditional-headdress

Castro l’a porté, ainsi que Nelson Mandela. Swedenburg dit : « Pour ainsi dire toutes les forces de gauche étaient solidaires du combat des Palestiniens… Che [Guevara] est allé dans la Bande de Gaza dans les années précédant sa mort. »

La sympathie avec les luttes anti-coloniales et anti-impérialistes était très répandue dans le monde en développement.

« A commencer avec la lutte des Vietnamiens », dit Swedenburg, « mais aussi, l’expérience socialiste au Chili sous Allende, les luttes armées au Mozambique et en Angola contre le colonialisme portugais, la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud, etc.

« Il y avait donc un segment du mouvement anti-guerre, particulièrement dans les segments de gauche et anti-impérialistes, qui était solidaire du mouvement de la résistance palestinienne, et on a vu alors des keffiehs arriver dans ces cercles. »

Ce vêtement est facilement passé par la suite dans la mode quotidienne. Lingala fait référence à un article de 1988 du Time Magazine qui parle du keffieh palestinien dans le style de la rue américaine et en relation avec la première Intifada palestinienne qui a débuté en 1987.

« Les porteurs de keffieh interviewés pour cet article n’avaient pas conscience de quelque affiliation politique que ce soit et le portaient comme un accessoire », déclare Lingala.

Ce vêtement est également apparu dans Is Fashion Modern ? (La mode est-elle moderne?), exposition de 2017 au Musée d’Art Moderne (MoMA) de New York. Son conservateur en chef a dit : « [Le keffieh] s’est imprégné d’une profonde signification politique. Il est également devenu un accessoire de mode qui est, dans certaines versions, complètement déconnecté de son contexte original et utilisé pour ses seuls mérites esthétiques. »

Cependant, l’adoption générale du foulard ne s’est pas traduite en réussite pour les fabricants palestiniens. Les usines locales de keffieh palestinien ont fermé tandis que le foulard a commencé à être produit massivement dans des endroits comme la Chine.

La famille Hirbawi, fabricants du keffieh traditionnel depuis 1961, ont rapidement vu que les versions moins chères sous-cotaient leurs produits, qui étaient fabriqués à Hébron, Al-Khalil pour les Palestiniens.

Dans une interview antérieure, Abed, l’un des frères qui dirigeaient l’usine, a dit au Middle East Eye : « Quand les keffiehs fabriqués en Chine ont commencé à arriver, nos métiers se sont tus. » Comme la demande pour les keffiehs fabriqués en Palestine s’est réduite, la production aussi. Il a fallu 15 années de plus pour reprendre le rythme.

Cette dépréciation du keffieh et le dépouillement de ses valeurs symboliques a conduit à des accusations d’appropriation culturelle. En plus des produits de masse, des concepteurs haut de gamme ont produit leurs propres versions, dont en 2007 la version de Balenciaga, qui coûte 3.000 $, ainsi que les versions de Chanel et de Fendi.

Chanter pour la solidarité

Cette commercialisation du keffieh n’a en aucun cas amoindri sa valeur culturelle aux yeux des Palestiniens.

La rappeuse palestino-britannique Shadia Mansour, par exemple, a insisté pour dire qu’il fallait reconnaître et se rappeler les attaches symboliques du keffieh à l’identité palestinienne, et elle a fait référence au foulard  dans son œuvre. Elle a sorti son premier single Al Kufiyyeh zarabeyyeh, ce qui veut dire Le Keffieh est Arabe, en 2010 comme une ode à ce vêtement et à sa propre identité.

Un autre artiste palestinien, Mohammed Assaf, a remporté en 2013 le radio-crochet Idole Arabe avec sa chanson à la gloire de ce vêtement, Ali al-Kuffiyeh, ou dresse ton keffieh, qui est devenu un hymne palestinien. Et plus récemment, le Filisteen, Taj Ala-Raas, ou Palestine, Couronne sur la Tête, du chanteur palestinien Muhannad Khalaf, présente des danseurs qui portent le keffieh et dansent le traditionnel debka.

Source : Middle East Eye

Traduction J. Ch. pour l’Agence média Palestine

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