Ce que John Dugard nous dit de l’apartheid en Afrique du Sud et en Israël/Palestine

Par Steve France, le 7 juin 2021 

Un Palestinien tient un portrait de Nelson Mandela, défunt président de l’Afrique du Sud, en faisant face à des soldats israéliens lors d’affrontements entre des jeunes et l’armée, à la suite d’une manifestation hebdomadaire contre l’occupation israélienne dans le village cisjordanien de Bilin, le 6 décembre 2013. (Photo: Issam Rimawi/APA Images)

Les défenseurs de la solidarité avec la Palestine savent que le 27 avril 2021 restera un jour mémorable pour la cause : la vilaine étiquette d’“apartheid” a fini par adhérer solidement à Israël, grâce au rapport de 213 pages publié ce jour-là par Human Rights Watch (HRW). Cet événement s’est produit peu après le coup asséné par B’Tselem en janvier, quand cette organisation a désigné Israël comme État d’apartheid depuis la mer jusqu’aux flots du Jourdain. Ces deux rapports réunis ont conclu des décennies d’argumentation et de mises en garde où l’on présentait ce terme comme une épithète pouvant éventuellement ou potentiellement décrire l’État d’Israël. Israël, État d’apartheid : c’est maintenant un fait bien établi.

Les conclusions de ces deux groupes devraient préparer le terrain en vue de l’enquête sans précédent de la Cour pénale internationale mettant en cause Israël pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, y compris l’apartheid. Les conclusions actuelles ont déjà contribué à étayer en mai un rapport de la Fondation Carnegie pour la paix internationale (Carnegie Endowment for International Peace) qui demande un tournant mondial afin de recentrer le “conflit israélo-palestinien” sur la façon dont la communauté internationale peut garantir des droits égaux aux Palestiniens.

Les défenseurs des droits humains en Palestine sont allés de l’avant. Alléluia ! Si rien ne vient soutenir ce progrès, son effet peut cependant être étonnamment limité. Le déni, l’occultation,  les arguments partiaux qui protègent depuis longtemps Israël de la vérité risquent de brouiller de nouveau la perception des Américains quant à la maladie morale au cœur du problème d’Israël – l’apartheid.

L’œuvre de l’avocat, juriste et professeur sud-africain John Dugard apporte ce soutien en montrant clairement que la forme d’apartheid pratiquée par Israël, même si les détails en sont très différents, est au moins aussi dure que l’était le régime d’apartheid en Afrique du Sud et dans le Sud-Ouest africain occupé (aujourd’hui la Namibie). Dugard est remarquablement qualifié pour examiner cette question. Il a dirigé l’opposition juridique à l’apartheid dans le lieu de naissance de ce dernier et a passé une bonne partie des deux dernières décennies à étudier attentivement la situation israélo-palestinienne. En particulier, de 2001 à 2008, il a été Rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés, nommé par le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies. Au cours de cette période, il a conclu officiellement que les politiques d’occupation menées par Israël constituaient de l’apartheid. 

La puissance des connaissances de Dugard et de sa perspective comparative a été mise en évidence en avril 2021, lors de sa prise de parole à la conférence End Apartheid de la revue Washington Report on Middle East Affairs, trois jours avant la publication du rapport accablant de HRW. Le phénomène de l’apartheid, et les obstacles rencontrés pour y mettre fin en Palestine, sont également exposés de façon experte dans son livre “Confronting Apartheid: A Personal History of South Africa, Namibia and Palestine.” 

Dans ce livre, nous constatons que Dugard n’utilise pas les mots sans réfléchir et ne porte pas d’accusations à la légère, non seulement en raison de sa qualité d’universitaire, mais aussi parce qu’il a vu trop de collègues de grande valeur, opposés à l’apartheid, être mis en prison et/ou interdits de parole en raison d’une utilisation négligente du langage. Au cours de ses premières années en tant que Rapporteur spécial, il a “soigneusement évité … toute suggestion selon laquelle Israël pratiquerait  l’apartheid”. Même lorsque ses recherches factuelles l’ont forcé à voir que la situation avait la nature de l’apartheid, il a d’abord évité de le dire car “suggérer qu’Israël se rendait coupable de la politique réprouvée d’apartheid ne serait pas cru et distrairait l’attention des… recommandations de conciliation” qu’il avançait. C’est seulement en 2005 qu’il a caractérisé en public l’occupation comme une forme d’apartheid et, de fait, il a été “sauvagement critiqué par Israël [et] les États-Unis”. Il était encouragé par le précepte enseigné par son amie Helen Suzman, grande opposante à l’apartheid : “Sois sûr de tes faits et audacieux dans tes opinions”. Au bout du compte, dit-il, “les faits que j’ai établis n’ont pas été sérieusement mis en cause”.

Selon les propos tenus par Dugard en avril à la conférence End Apartheid du Washington Report, de bien des façons “l’apartheid israélien est beaucoup plus sévère que ne l’a jamais été l’apartheid en Afrique du Sud”. Il a approuvé l’intervention de Susan Abulhawa, qui a déroulé une liste impressionnante de lois et de mesures en Israël, en Cisjordanie et à Gaza, ayant toutes pour but de “rendre la vie des Palestiniens infernale”. Dugard a extrait de cette liste deux caractéristiques “beaucoup plus sévères” des politiques d’Israël : les “attaques successives lancées par Israël contre des cibles civiles à Gaza” et les démolitions arbitraires d’habitations palestiniennes.

La forte condamnation portée par Dugard contre Israël, désigné comme “pire” que l’Afrique du Sud, constitue évidemment une munition puissante pour les critiques d’Israël, mais son importance tient peut-être autant à sa mise en lumière de ce qui différencie l’enfer spécifique infligé aux Sud-Africains noirs de l’enfer auquel sont soumis les Palestiniens.

Pour prendre un exemple, nombre de critiques d’Israël comparent la segmentation infligée par Israël aux communautés palestiniennes de Cisjordanie à la façon dont l’Afrique du Sud de l’apartheid a relégué ses citoyens noirs dans des “bantoustans” mais, parmi ces critiques, rares sont ceux qui connaissent bien le fonctionnement de ces bantoustans. Une fois informé par le travail de Dugard, un défenseur des droits peut invoquer cette comparaison de façon plus efficace.

Comme l’explique Dugard, le gouvernement d’apartheid a institué 10 “homelands” (foyers nationaux) ruraux, toutes les personnes noires devant être assignées de force à l’un d’eux et privées de leur citoyenneté sud-africaine. C’est ainsi – et c’est le point le plus important – qu’ont pu entrer en vigueur les Pass Laws tristement célèbres (lois sur les passeports intérieurs), qui n’autorisaient les noirs à quitter leur “homeland” que s’ils avaient un permis, généralement parce qu’ils avaient un employeur blanc. Les noirs qui quittaient ces zones de “homeland”  sans permis valide étaient jetés en prison moyennant ce que Dugard appelle “une forme de justice pour les noirs comparable à une trancheuse à jambon, les personnes étant jugées dans presque tous les cas sans représentation juridique et condamnées à… un emprisonnement de plusieurs semaines ou mois”. Ils étaient ensuite expulsés de la zone urbaine où ils avaient ou cherchaient un emploi.

En enquêtant sur la vie en Cisjordanie au début des années 2000, marquée par l’ubiquité des checkpoints, les bouclages arbitraires, le Mur, les colonies, les couvre-feux et l’“apartheid routier” (inconnu en Afrique du Sud), Dugard s’est remémoré la façon dont le système des “passes” faisait obstacle à la liberté de circulation des noirs. Au fil du temps, il a pu constater que la logique de l’apartheid constituait un élément moteur des politiques menées dans les circonstances de la Palestine, très différentes. Les lois sud-africaines sur les passeports intérieurs étaient draconiennes, mais elles étaient appliquées de manière uniforme et transparente. Par contraste, “les lois israéliennes [sont] appliquées de manière humiliante et capricieuse”, entravant constamment la mobilité des Palestiniens et perturbant fortement leur vie quotidienne en les assignant à des zones réduites autour de leur habitation personnelle. La politique des “homelands” était grotesque, démontre-t-il aux lecteurs, mais il conclut que les Palestiniens connaissent un sort pire que ne l’était celui des Sud- Africains noirs, ceux-ci étant forcés de résider dans des “homelands” beaucoup plus vastes et clairement délimités, dans lesquels ils étaient généralement laissés à eux-mêmes et pour lesquels le gouvernement dépensait bel et bien des sommes substantielles destinées aux écoles, universités, hôpitaux, dispensaires, infrastructures, et sites industriels.

En dépit de son caractère révoltant, le système d’apartheid sud-africain était “complètement transparent”, affirme Dugard dans son livre. “Le gouvernement prenait ouvertement des mesures législatives destinées à promouvoir la discrimination raciale et la répression politique. Tout était parfaitement clair dans la législation.” Quant à lui, le système israélien est occulte. Par exemple, de nombreuses lois d’apartheid israéliennes sont inscrites dans des “décrets militaires obscurs rédigés uniquement en hébreu et complètement inaccessibles pour les Palestiniens”. Par ailleurs, alors que les Palestiniens se voient presque toujours refuser les permis de construire qu’obtiennent aisément les résidents de colonies juives illégales, les refus mettent toujours très longtemps à arriver et les autorités prétendent baser les décisions sur des facteurs neutres.

Le flou des règlements israéliens contribue à les obscurcir, ce qui aggrave l’injustice de la forme israélienne d’apartheid et constitue une raison centrale du constat accablant de Dugard : “Si l’on observe la situation dans son ensemble… la façon dont Israël applique une politique d’apartheid dans le territoire palestinien occupé… il ne fait pas de doute que les transgressions d’Israël, ses violations du droit international, dépassent largement celles de l’apartheid en Afrique du Sud.”

La transparence du régime sud-africain met également en évidence une distinction cruciale relative aux motifs et aux objectifs des deux systèmes. L’apartheid sud-africain n’a jamais visé au déplacement complet de la population noire. L’objectif du régime juridique établi en 1948 était de codifier et de durcir la discrimination existante visant à l’exploitation des Sud-Africains noirs, à un moment de l’histoire où se dessinait une nouvelle ère d’égalité annoncée par la Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations unies, promulguée en cette même année.

La différence entre l’apartheid de l’Afrique du Sud, orienté vers l’exploitation, et l’apartheid d’Israël, axé sur le déplacement et le remplacement, c’est que les blancs sud-africains souhaitaient maintenir les noirs dans une position de servitude, tandis qu’Israël n’a jamais vraiment accordé une place aux Palestiniens, pas même une place subordonnée ; ils n’ont jamais fait partie du rêve sioniste d’un État juif.

L’histoire personnelle de Dugard donne des aperçus de l’Afrique du Sud avant que ne soit imposé le régime juridique formalisé de l’apartheid, illustrant les indications précieuses dérivées de la comparaison des deux pays. Né en 1936, il a grandi dans les Territoires indigènes du Transkei. Son père était directeur d’une école de mission anglicane “considérée comme l’Eton des écoles de mission noires”. Ses diplômés ont comporté de nombreux leaders futurs de la lutte pour la liberté, parmi lesquels Nelson Mandela, qui a mentionné son admiration pour le père de Dugard. Dugard reconnaît qu’il a “grandi comme tous les enfants coloniaux, en acceptant la supériorité de la communauté blanche tout en étant conscient des responsabilités qui s’y associaient. Les relations entre noirs et blancs n’étaient pas intimes. Le paternalisme dominait. Mais la distance n’était pas énorme.”

Les blancs et les noirs sud-africains se connaissaient, communiquaient, et travaillaient ensemble depuis des générations ; ils avaient coexisté, ils s’étaient aussi combattus, dans les vastes espaces de l’Afrique australe, peu densément peuplés. Dans son récit autobiographique “Un long chemin vers la liberté”, Nelson Mandela décrit son enfance dans la région rurale et isolée du Transkei, loin des communautés blanches et de leurs pratiques. Il raconte qu’à l’adolescence, alors même qu’il prenait conscience des injustices du colonialisme, il a vécu aux côtés d’administrateurs scolaires blancs prêts à rendre service, qui travaillaient avec d’excellents enseignants noirs. La gestation progressive de ses positions révolutionnaires reflète l’étonnante tranquillité d’une grande partie de l’histoire interraciale de l’Afrique du Sud.

Ce type de paternalisme blanc explique que la contre-vérité centrale de l’Afrique du Sud – la suprématie blanche — ait été étalée au grand jour sans être dissimulée à quiconque. La notion de suprématie blanche s’appuyait sur la croyance en la supériorité de la “race” blanche sur les personnes de couleur. Ce mensonge opposait clairement le système à la science, à la démocratie, et au mouvement moral le plus puissant du 20e siècle : l’attachement à l’égalité. Dès le moment où l’apartheid a fait l’objet d’une loi, des objections se sont exprimées à l’intérieur et à l’extérieur du pays. À mesure que cette pratique dégradante est devenue de plus en plus infâme face aux pressions des noirs en faveur de la justice et de la liberté, le monde a demandé qu’il y soit mis fin.

Peu d’observateurs emploieraient le terme “paternalisme” pour caractériser les attitudes des Israéliens juifs à l’égard des Palestiniens. Ces attitudes ont reflété une distance psychologique bien plus grande entre ces deux peuples, plus comparable à un gouffre béant : d’un côté se trouvaient les Juifs parvenus en Palestine dans les premières années : pionniers audacieux, parfois prêts à tout, qui ont endossé fièrement l’armure d’une suprématie européenne et d’une exceptionnalité juive supposées. De l’autre côté, des Palestiniens aux profondes racines, fiers, forts de leurs aspirations, qui n’avaient pas la moindre bonne raison de céder à l’alliance britannique-sioniste déferlant dans la tempête de la Première Guerre mondiale. Ajoutons à ces débuts problématiques l’histoire sanglante commencée avec la répression britannique, aidée par les sionistes, de la grande révolte arabe de 1936-1939 et qui s’est prolongée jusqu’aux bombardements et pogroms de 2021.

Les Juifs européens sont venus en Palestine pour établir un État juif, et non un État d’apartheid. L’apartheid qui s’est développé n’était pas prémédité, il n’avait pas grand-chose à voir avec des fantasmes sur l’infériorité raciale des Palestiniens ou des projets d’exploitation de la main-d’œuvre palestinienne. Pourtant l’apartheid était inévitable. En 1948, les colons n’auraient pas pu établir un État juif sioniste sans imposer une forme d’apartheid sévère, quoique non déclaré – et c’est ce qu’ils ont fait. En fait, ils ont immédiatement imposé 18 ans de loi martiale aux quelques Palestiniens restants qui avaient échappé à l’expulsion à l’intérieur d’Israël. 

La contre-vérité centrale du sionisme était la croyance que la Palestine était une “terre sans peuple”. Lorsque cela s’est révélé faux, les colons juifs sionistes ont modifié la formule en silence pour qu’elle signifie “une terre dépourvue de tout peuple ayant une importance”. Cette contre-vérité – les Palestiniens seraient des gens sans importance — porte atteinte précisément aux mêmes valeurs que les croyances sous-jacentes à l’apartheid sud-africain. Cependant, dans le cas du sionisme, la contre-vérité n’est pas transparente. Elle a été déguisée et niée par un barrage incessant d’arguments variables, de disculpations, d’atténuations, et aussi par une diabolisation vigoureuse des critiques.

Cette stratégie défensive a connu une longévité remarquable, surtout aux États-Unis. Cependant, les rapports sur l’apartheid semblent réellement changer les termes du débat. Après des décennies de débat pour savoir si Israël est un État d’apartheid, la question évolue : “Étant donné qu’Israël est un État d’apartheid, comment les gouvernements occidentaux, et beaucoup de ses propres citoyens, peuvent-ils continuer à fermer les yeux ? Comment peuvent-ils admettre cette négation raciste des droit humains ?”

Les défenseurs des droits peuvent aujourd’hui faire autre chose que de pourchasser les mensonges et demi-vérités en renouvellement permanent, parvenant enfin à rendre visible aux Américains la vérité sur le traitement infligé par Israël aux Palestiniens, venant à bout des illusions, de l’ignorance délibérée, de l’innocence de façade, et des intentions cachées qui, depuis longtemps, confèrent à Israël l’impunité. Mais pour communiquer la réalité de l’apartheid israélien, que l’Amérique et l’Occident refusent depuis si longtemps de reconnaître, il ne suffira sans doute pas de monter le volume sur les récents rapports. Les réflexions de Dugard sur l’histoire et la texture distinctive de l’expérience sud-africaine telle qu’il l’a vécue, insérées dans le contexte du combat palestinien actuel, proposent une perspective plus profonde que les défenseurs de la justice en Israël-Palestine peuvent utiliser.

Source : Mondoweiss

Traduction SM pour l’Agence média Palestine

Retour haut de page