Qui était Edward Said ? Une interprétation biographique, un souvenir existentiel

Par Richard Falk, le 4 juillet 2021

[Note introductive : Ce billet est une version réécrite des Remarques du 30 juin 2021 lors de la rencontre pour le Lancement du livre de Timothy Brennan PLACES OF MIND : A LIFE OF EDWARD SAID (2021), sous les auspices du Cambridge Centre of Palestinian Studies, sous l’égide de son directeur, le Dr. Makram Khoury-Machool. Participaient également à la présentation du livre du professeur Brennan, le professeur As’ad Abu Khali et le Dr. Kamal Khalef Al-Tawll.]

C’est pour moi un honneur de participer à cette rencontre qui célèbre la publication de l’extraordinaire biographie d’Edward Said due à Timothy Brennan. Ce rassemblement nous donne aussi l’occasion d’examiner de nouveau l’héritage puissant d’Edward, esprit créatif et tourné vers l’avenir, à l’ampleur planétaire, doté d’une conscience éthique, culturelle et politique si passionnée et stimulante qu’elle est restée pour moi absolument unique. Aux dires de Makram, mon rôle ce soir est de préparer le terrain en vue de l’arrivée de l’homme du jour, un peu à la manière d’un obscur groupe local de musique pop qui chauffe la salle lors d’un concert de rock avant que la star internationale ne fasse son entrée sous les hourras. Comme je l’ai indiqué à Makram, je suis doublement qualifié pour prendre la parole ce soir : j’ai joué au tennis avec Edward sur le merveilleux gazon de Cambridge il y a plusieurs décennies et, de façon plus essentielle, nous nous sommes souvent trouvés au cœur de combats liés à notre soutien à la lutte des Palestiniens en faveur d’une paix juste et durable.

Plus que quiconque dans le contexte américain, Edward incarnait ce que nous appelons un “intellectuel public” à la fin du 20e et au début du 21e siècle, ce personnage ayant été notamment symbolisé par Jean-Paul Sartre. Un tel rôle présuppose un élément de gouvernance démocratique au sein d’un espace souverain qui tolère, même si c’est à petite dose et avec réticence, des idées et des critiques allant contre les penchants comportementaux les plus fondamentaux de l’État, ce qui se reflète dans le slogan “Dire la vérité au pouvoir”, légèrement moins militant que le slogan de Mario Savio où résonne l’esprit des années 1960 : “Flanquez votre corps sur la machine”.

Un des nombreux points forts du livre de Brennan est d’avoir su capter le caractère complexe et contradictoire de Said : en tant qu’ami ou collègue, il était à la fois attirant, paradoxal, théâtral, séducteur, critique, provocateur, et pouvait être à l’occasion défensif ou même enragé. Toutes ces qualités étaient distinctement exprimées par cet individu aux dons incroyables, doté d’une intelligence éblouissante, d’un sens de l’humour étincelant et, bien sûr, d’une érudition stupéfiante. Edward puisait sans cesse une énergie nouvelle dans sa curiosité à l’égard de tous les aspects de la vie et du monde. À la différence des quelques universitaires remarquables de ma connaissance auxquels on pourrait le comparer – à mon point de vue, Noam Chomsky et Howard Zinn, et aussi, à droite, Samuel Huntington – Said était un héros aux yeux de personnes extérieures à ces milieux et bénéficiait d’une bonne réception auprès de la plupart de ceux qui en faisaient partie ; en affichant son style paradoxal, il se montrait souvent imposant dans une atmosphère comme dans l’autre. Le secret de son magnétisme personnel et de sa domination intellectuelle résidait dans le fait qu’il était à la fois un penseur profond et un maître de la mise en scène, combinaison rarement rencontrée chez une seule et même personne.

Edward avait tant de charme, ses contributions universitaires manifestaient une telle excellence imaginative, que l’élite occidentale lui pardonna presque sa contestation vigoureuse du projet sioniste et sa dénonciation des politiques et des pratiques d’Israël. Brennan souligne que Said, après s’être proclamé militant en faveur de la libération palestinienne, se vit proposer à maintes occasions des postes à Harvard ou ailleurs qui auraient rendu sa vie plus facile, et pourtant, même si ces offres le tentaient, n’abandonna jamais l’atmosphère excitante de ce Manhattan qu’il avait exploré pendant son adolescence, peut-être parce qu’il voulait se garder de succomber au confort et aux satisfactions attrayantes d’un style de vie universitaire plus serein, mis à sa portée par le cadre de Harvard/Cambridge. Lorsqu’il n’était pas encore un militant, il avait bénéficié de ce genre de sérénité quand il était étudiant diplômé, et aussi à Princeton, avant d’avoir son diplôme, où il avait participé à la vie sociale de l’élite au sein de ce qu’on appelle les “eating clubs” (clubs de restauration). On perçoit clairement la relation d’amour/haine d’Edward avec les couches dominantes de la société étasunienne en observant son dégoût devant la façon dont les études sur le Moyen-Orient étaient menées à Princeton, ce qui préfigure certainement sa critique cinglante du procédé consistant à conférer de façon déguisée aux Arabes et à d’autres une “altérité”, menée au moyen de son livre et de son travail sur l’Orientalisme et devenue aussi célèbre qu’influente. Malgré cela, Edward fut étonné et enchanté de voir ses deux enfants bien-aimés lui emboîter le pas et recevoir leurs premiers diplômes universitaires à Princeton. Même une fois qu’ils furent diplômés, Edward revint une fois par an intervenir dans mon séminaire de relations internationales, un grand moment pour les étudiants, et pour moi une leçon d’humilité teintée d’admiration et d’affection.

Comme Timothy Brennan est un véritable guerrier du monde des idées, s’inscrivant lui-même dans la tradition d’études culturelles comparatives qui est celle de Said, je ne suis pas imprudent au point de lancer dans le lieu où nous sommes des réflexions sur les travaux novateurs de Said dans les études littéraires et culturelles, notamment sur la musique. Mes relations avec Edward se sont limitées aux 25 dernières années de sa vie, mais ce fut pour moi une amitié enrichissante centrée sur plusieurs liens personnels et, bien entendu, sur notre soutien commun à la lutte palestinienne et notre compréhension de ce combat et des multiples obstacles qu’il rencontre.

J’ai rencontré Edward grâce à son meilleur ami politique Eqbal Ahmad, qui fut pour Edward une sorte de gourou du tiers-mondisme. Comme Edward, Eqbal était un personnage plus grand que nature qui a laissé une impression indélébile à nombre des personnes qui l’ont rencontré, en partie du fait de sa présence éclatante d’orateur charismatique face à de vastes publics et en partie en tant que professeur légendaire au Hampshire College. Eqbal a apporté à Edward une forme vigoureuse d’authenticité tiers-mondiste ainsi que la chaleur et la loyauté exceptionnelles d’un ami fidèle. Outre cela, ils avaient en commun le sentiment de la vie comme un rôle romantique à interpréter et le mettaient fièrement en œuvre, faisant montre d’une passion disciplinée adossée à une vision du monde humaine et humaniste, d’un humour étincelant, et d’une connaissance approfondie de leur sujet.

Pourtant ces deux hommes étaient à contrecœur des réfugiés spirituels et n’ont jamais totalement perdu leur tristesse existentielle, ayant été privés de leur patrie d’enfance par des forces étrangères. Ils vécurent en Amérique des trajectoires de réussite, l’un comme l’autre mais bien différemment ; pourtant ils avaient oublié depuis longtemps leur profonde nostalgie politique et autobiographique. Ces deux hommes ont accompli bien des choses au cours de leur vie, mais moururent avant d’avoir réalisé les rêves de rédemption que chacun nourrissait. Dans ses dernières années, Eqbal avait pour souhait fervent d’établir au Pakistan une université de qualité tandis qu’Edward était hanté par son désir de voir de ses yeux une Palestine libérée.

C’est une des grandes joies de ma vie que d’avoir été pendant de nombreuses années leur ami et leur camarade, d’avoir dans une certaine mesure partagé leur aspiration à un épanouissement sociétal, politique et personnel où la justice et l’amour coexisteraient et prospèreraient. D’avoir toujours tiré des enseignements de leur exemple de dévouement et de ténacité, qualités alliées à leur passion de la justice et à l’appréciation de la valeur de vies bien vécues.

Le livre de Brennan m’a fait sentir, malgré tout ce qui me sépare d’Edward en termes de religion, de tempérament, de milieu d’origine et de talent, que ma vie peut cependant être envisagée, sous un certain éclairage, comme une pâle réplique de la biographie illustre d’Edward, surtout à l’égard des choix que nous avons fait en ce qui concerne la Palestine et qui ont enfreint plusieurs lignes rouges de convenance politique.

J’espère ne pas faire preuve d’une complaisance excessive envers moi-même en fournissant une explication inquiète de cette comparaison tandis que je m’apprête à conclure ces remarques. Nous étions l’un et l’autre le produit de milieux socio-économiques privilégiés, modelés à un degré non négligeable par la vitalité du contexte culturel new-yorkais, ou plus précisément de Manhattan, et scolarisés dans des lycées privés. Nous avons fréquenté les universités prestigieuses de l’Ivy League, nous avons acquis des doctorats à Harvard, et nous sommes restés l’un comme l’autre, au fil de longues carrières, dans l’enceinte professorale de l’Ivy League. Nous avions des liens multiples avec l’université Princeton, il se trouve que nos livres les plus durables ont été rédigés lors de séjours au Stanford Center for Advanced Study of the Behavioral Sciences, et enfin – et c’est peut-être le point le plus pertinent – nous avons fait l’objet de diffamation et de menaces en raison de notre participation ouverte à des activités militantes pro-palestiniennes.

Il existait aussi des différences manifestes, Edward étant notamment – c’est la différence la plus flagrante – un chrétien ambivalent de la classe dominante, tandis que j’étais un juif de pure forme issu de la classe moyenne, mais étonnamment, cela n’avait pas grande importance. Bien entendu, la naissance d’Edward et sa venue à la conscience à Jérusalem ainsi que son identité palestinienne ont conféré à son militantisme politique un vecteur plus naturel.

Brennan montre de façon éclatante comment la sensibilité oppositionnelle de Said se répandait dans tout ce qu’il faisait, ce qui a même concerné en dernière instance sa relation avec les institutions politiques palestiniennes à Ramallah. Ma propre sensibilité oppositionnelle, assez similaire, reste cependant plus mystérieuse mais, comme chez Edward, elle intègre les frustrations et les satisfactions d’une détermination à nager à contre-courant.

Pour finir, je pense que la vie d’Edward Said, à mesure que les années s’écoulent, se combine de plus en plus à ses textes pour former un ensemble homogène, et personne n’a mieux que Timothy Brennan contribué à nous faire comprendre cette fusion d’Edward avec son œuvre. J’ai donc hâte d’écouter sa communication, car l’apport de cette forme orale sera différent de l’expérience précieuse de la lecture de son livre

Traduction SM pour l’Agence média Palestine

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