Pourquoi Israël n’est-il pas tenu pour responsable de l’espionnage de journalistes ?

Par Ali Abunimah, le 19 juillet 2021

Hatice Gengiz (à gauche), qui était fiancée au chroniqueur saoudien assassiné Jamal Khashoggi, a été ciblée par un puissant logiciel espion fabriqué par NSO Group, société soutenue par le gouvernement israélien. (Martin Beekman / Ministère néerlandais des Affaires étrangères)

Le logiciel espion fabriqué par la société israélienne NSO Group a été utilisé beaucoup plus largement qu’on ne le savait précédemment pour cibler des journalistes et des défenseurs des droits de l’homme à travers le monde.

Ceci soulève la question de savoir pourquoi Israël, acteur étatique sans lequel NSO Group n’existerait pas et ne pourrait pas agir, n’est pas tenu pour responsable.

L’étendue de l’espionnage est apparue au grand jour grâce à une enquête importante menée par le consortium mondial d’établissement de rapports, Forbidden Stories [Histoires Interdites] et l’association de défense des droits de l’homme Amnesty International.

« Une fuite sans précédent de plus de 50.000 numéros de téléphone sélectionnés pour être surveillés par les clients de la société israélienne NSO Group montre comment cette technologie a été systématiquement utilisée abusivement depuis des années », d’après Forbidden Stories.

Le logiciel espion, appelé Pegasus, peut être installé à distance sur le smartphone d’une personne ciblée sans qu’il soit nécessaire de faire quoi que ce soit comme cliquer sur un lien ou répondre à un appel.

« Une fois installé, il permet aux clients d’avoir un contrôle total sur le dispositif, y compris accéder aux messages venant d’applications de messageries cryptées comme WhatsApp et Signal, et mettre en marche le microphone et la caméra », déclare Forbidden Stories.

Pegasus est supposé n’être vendu qu’aux gouvernements à des fins légitimes d’application de la loi.

Mais d’après Forbidden Stories, « contrairement à ce que prétend NSO Group depuis de nombreuses années, y compris dans un récent rapport de transparence, ce logiciel espion a été largement détourné ».

Parmi les personnes choisies pour être ciblées par Pegasus, on trouve au moins 180 journalistes dans des pays comme l’Inde, le Mexique, le Maroc, la France, l’Espagne, le Royaume Uni, l’Égypte, le Liban et les Émirats Arabes Unis.

Dans les autres cibles potentielles, on trouve des défenseurs des droits de l’homme, des universitaires, des avocats, des syndicalistes, des médecins, des politiques et même des chefs d’État.

Forbiden Stories dit qu’il est impossible de savoir si l’un quelconque des 50.000 numéros de téléphone sur la liste obtenue a été ciblé avec succès à moins d’examiner le dispositif actuel associé à un numéro.

Le Labo de Sécurité d’Amnesty International a effectué des examens scientifiques sur les téléphones de plus d’une dizaine de journalistes et sur près de 70 téléphones au total, « révélant des infections réussies grâce à un défaut de sécurité dans les iphones pas plus tard que ce mois-ci », déclare Forbidden Stories.

« Cette enquête a révélé une surveillance illégale largement étendue, persistante et continue et des violations des droits de l’homme perpétrée avec l’utilisation du logiciel espion Pegasus de NSO Group », déclare Amnesty.

En lien avec le meurtre de Kashoggi

Avant ces dernières révélations, l’utilisation de Pegasus s’est déjà retrouvée liée au meurtre en 2018 du chroniqueur du Washington Post Jamal Kahshoggi à l’intérieur du consulat d’Arabie Saoudite à Istanbul.

Après l’assassinat de Kashoggi, les démarches de contrôle des dommages de NSO Group ont consisté entre autres à embaucher des responsables de l’ancienne administration Obama, Julitte Kayyem, qui a travaillé au Département américain de Sécurité Intérieure, et Daniel Shapiro, qui a été ambassadeur des Etats Unis en Israël.

Les nouvelles investigations révèlent que Rodney Dixon, éminent défenseur des droits de l’homme qui vit au Royaume Uni, a été choisi pour cible en 2019 par Pegasus, mais l’examen de son dispositif n’a révélé aucune infection réussie.

Dixon a représenté un Britannique emprisonné aux Émirats Arabes Unis, dictature du Golfe étroitement alliée à Israël et connue depuis longtemps pour être l’un des utilisateurs de Pegasus.

Dixon a également représenté Hatice Cengiz, fiancée de Kashoggi. Un examen scientifique a découvert que le propre téléphone de Cengiz était ciblé et réellement infecté.

Dixon est par ailleurs un des avocats des victimes de l’agression israélienne de 2010 sur le Mavi Marmara, qui ont essayé d’obtenir justice auprès de la Cour Pénale Internationale.

Minimiser le rôle d’Israël

Les nouvelles révélations sur NSO Group font l’objet d’une large couverture médiatique, bien que le rôle d’Israël, spécialement celui de son gouvernement, soit minimisé par les membres essentiels de langue anglaise du consortium Forbidden Stories.

L’article principal du Guardian sur ce sujet ne fait aucune référence à Israël dans son titre et ne le mentionne qu’une fois dans l’article lui-même, décrivant NSO Group en tant que société israélienne.

The Washington Post fait un peu mieux dans son titre, « Un logiciel espion privé israélien utilisé pour pirater les téléphones portables de journalistes et de militants à travers le monde ».

Mais l’accent mis sur « privé » masque à quel point le gouvernement israélien est essentiel à l’existence de NSO Group et à ses constantes activités néfastes.

Enterrée sous 35 paragraphes de l’article du Post, on trouve la reconnaissance que « Pegasus a été conçu dix ans plus tôt par d’anciens cyber-espions avec des compétences affinées par le gouvernement ».

« Le ministère israélien de la Défense doit approuver toute license à un gouvernement qui veut l’acheter, selon des déclarations antérieures de NSO », ajoute le Post.

Le rôle du gouvernement israélien en autorisant les ventes de NSO Group n’apparaît pas comme un simple processus passif d’autorisations. C’est plutôt Israël qui voit ces entreprises comme des extensions de son champ d’action alors qu’il développe des liens avec les gouvernements à travers la région.

Citant un responsable israélien et des sources de la société, The New York Times a rapporté cette semaine que le gouvernement israélien « a encouragé NSO et deux autres sociétés à continuer de travailler avec l’Arabie Saoudite, et a émis une nouvelle licence pour une quatrième afin qu’elle fasse le même travail, outrepassant toute préoccupation concernant les violations des droits de l’homme.

L’année dernière, un tribunal israélien a rejeté une tentative d’Amnesty International pour obliger le gouvernement d’Israël à révoquer le brevet d’exportation de NSO Group.

Amnesty a dit que c’était « une décision honteuse » et « un coup cruel pour des gens mis en danger à travers le monde par la vente de ses produits par NSO Group à des gens qui violent notoirement les droits de l’homme.

A son crédit, The New York Times – qui ne faisait pas partie du consortium Forbidden Stories – souligne que les dernières révélations « peuvent intensifier les inquiétudes comme quoi le gouvernement israélien a soutenu les abus du gouvernement en accordant à NSO une licence d’exportation pour vendre ce logiciel à des pays qui l’utilisent pour réprimer les contestataires ».

Auparavant, The New York Times a rapporté que Pegasus a été largement développé par d’anciens combattants de l’Unité 8200.

L’Unité 8200 est la division de cyberguerre de l’armée israélienne qui a été directement responsable de la surveillance massive et de violations des droits de l’homme des Palestiniens qui vivent sous occupation militaire israélienne.

Sans aucun doute, les technologies d’espionnage qui sont maintenant utilisées contre les défenseurs des droits de l‘homme à travers le monde ont été développées et testées sur une population palestinienne captive.

Détourner l’attention sur la Chine

Comparez le silence relatif à propos du rôle direct et incontesté du gouvernement israélien dans les activités néfastes de NSO Group avec la dernière campagne des gouvernements occidentaux contre la Chine.

Lundi, l’administration Biden a accusé le gouvernement chinois de pirater les systèmes de messagerie électronique de Microsoft utilisés par les sociétés et les organismes gouvernementaux à travers le monde.

Une déclaration de la Maison Blanche a attribué ces cyberattaques malveillantes au gouvernement chinois « avec un haut degré de confiance » – le code de l’agence de renseignements pour les Etats Unis n’ayant aucune preuve formelle.

Le Canada a lui aussi repris les accusations américaines contre « les acteurs » chinois « soutenus par l’Etat », mais une déclaration du ministère des Affaires étrangères d’Ottawa est truffée de mots hypocrites – « le Canada est confiant… » « le Canada pense qu’il est hautement vraisemblable… » – laissant entendre qu’il s’agit d’accusations, pas de faits incontestables.

En réalité, ce manque de preuve est confirmé par la déclaration de l’Union Européenne qui reste même plus vague en ce qui concerne qui pourrait être responsable des prétendues attaques de Microsoft

Contrastant avec ses alliés américain et canadien, l’UE n’accuse pas directement la Chine ou des « acteurs » chinois « soutenus par l’État », mais déclare seulement que « l’UE et ses États membres estiment que ces cyberactivités malveillantes ont été entreprises depuis le territoire de la Chine ».

Haussements d’épaules de l’UE

Etant donné que des défenseurs des droits de l’homme et des journalistes de plusieurs États membres de l’UE ont été ciblés ou choisis pour cibles par Pegasus, The Electronic Intifada a demandé au porte parole de la politique étrangère de l’UE si le Bloc était inquiet devant la cyberactivité émanant d’Israël, État avec lequel il est étroitement lié.

La réponse en 187 mots du porte-parole de l’UE pour les affaires étrangères et la politique sécuritaire n’a absolument pas fait mention d’Israël.

« Les questions relatives au service national du renseignement sont de la compétence nationale et c’est aux autorités nationales de surveiller leurs propres services », a dit l’UE.

C’est clairement indiquer que l’UE n’a aucune intention quelle qu’elle soit de vérifier comment le Premier ministre hongrois Viktor Orban utiliserait le logiciel espion israélien contre des critiques et des journalistes dans un État membre de l’UE.

« Les technologies de surveillance, si utilisées éthiquement et en accord avec la loi, peuvent être des outils efficaces d’application de la loi », a ajouté l’UE dans une apparente approbation du logiciel malveillant en question.

Le bloc a cependant reconnu qu’ « il y a de plus en plus de rapports décrivant des abus et des violations des droits de l’homme dus à l’utilisation d’outils de surveillance numériques », spécialement contre des journalistes et des défenseurs des droits de l’homme.

L’UE a appelé les États à « mettre en place une législation et des sauvegardes pour protéger les gens contre une surveillance illégale et inutile, y compris toute surveillance arbitraire ou massive ».

Elle a dit également qu’elle utiliserait « tous nos outils politiques, dont des dialogues sur les droits de l’homme, pour rester vigilants face à l’utilisation illégale des technologies de surveillance ».

C’est une promesse inoffensive étant donné le silence absolu de l’UE à propos d’Israël, acteur étatique majeur qui permet que de tels abus se répandent dans le monde entier et dans l’UE  elle même.

Dès à préent, la participation de NSO Group est programmée au salon de « la sécurité intérieure » à Paris plus tard cette année. Le salon Milipol est sponsorisé par le gouvernement français

Source : The Electronic Intifada

Traduction J. Ch pour l’Agence média Palestine

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