Un employé palestinien isolé a-t-il été accusé à tort du plus grand hold-up d’argent humanitaire de l’histoire ?

Par Joe Dyke, le 19 août 2021

Mohammed El Halabi est accusé d’avoir volé de l’argent donné au titre de l’aide et de l’avoir donné au Hamas pour son effort de guerre contre Israël. Mais cinq ans après, les preuves contre lui semblent sérieusement biaisées.

Vers 9 heures du matin le 12 juillet 2016, des dizaines d’officiers de la sécurité israélienne ont pris d’assaut le centre hospitalier Augusta Victoria de Jérusalem Est. Ils ont déferlé à travers l’hôpital qui dessert essentiellement la population palestinienne locale et ont traversé le parking principal en se dirigeant vers un bâtiment de trois étages où se trouvaient les bureaux de l’organisme caritatif international World Vision.

Les fonctionnaires, dont certains étaient armés de fusils, donnèrent l’ordre aux quelques dizaines d’employés de l’organisme caritatif de se rendre dans la salle de réunion et se saisirent de leurs téléphones pour les empêcher d’établir des contacts à l’extérieur. Selon des témoins, ils ont été maintenus là pendant les quatre heures qui ont suivi. Par moments, la police israélienne et les agents des renseignements appelaient un employé hors de la pièce pour l’interroger, tandis que d’autres déambulaient dans les bureaux et faisaient des recherches dans des documents.

Conny Lenneberg, une Australienne qui était alors la cheffe des opérations de World Vision pour le Moyen Orient, fut la seule autorisée à quitter la pièce, étant la plus ancienne du personnel présente sur le site. Selon elle, les fonctionnaires ont réclamé avec agressivité des copies des bilans financiers des dernières années de World Vision. Dans un couloir, Lenneberg se trouva face à un agent israélien qui interrogeait le directeur financier de World Vision, un Éthiopien, sur le système de prévention des fraudes de l’organisme caritatif. « Ils ne cessaient de dire : ‘Vous venez de dire cela mais maintenant vous dites autre chose’. Ils l’ont complètement troublé » s’est souvenu Lenneberg. « Ils ne semblaient pas vraiment avoir une idée de ce qu’ils cherchaient. Notre impression était qu’ils ne comprenaient pas réellement notre système ». Au bout de quatre heures, aussi vite qu’ils étaient arrivés, les agents s’en allèrent.

Ils n’ont jamais dit son nom, mais l’équipe savait que le raid était lié à la disparition de Mohammed El Halabi. Un mois plus tôt, Halabi, le chef du bureau de World Vision de Gaza, âgé de 38 ans, avait été arrêté au passage du checkpoint d’Erez entre Gaza et Israël. Depuis, on n’avait rien entendu à son sujet. Quelques semaines après l’arrestation de Halabi, Lenneberg avait pris un vol pour Jérusalem pour rechercher des informations auprès des autorités israéliennes.

Le 4 août, trois semaines après le raid, le service de renseignements israélien Shin Bet fit une annonce extraordinaire. Elle disait que Halabi avait avoué avoir détourné 7,2 millions de dollars (6,14 millions €) par an pendant les sept dernières années. Plus d’un million par an était supposé avoir été livré en espèces à des unités combattantes. Au total, Halabi était accusé d’avoir volé jusqu’à 50 millions destinés à des Palestiniens en situation désespérée et de les avoir donnés au Hamas pour des achats de roquettes et pour la construction de tunnels. Si c’était vrai, ce serait peut-être le plus gros vol d’argent d’aide humanitaire de l’histoire. 

Pour le gouvernement israélien, c’était un gros coup en termes de relations publiques. Depuis longtemps il accusait le Hamas de détourner l’aide internationale pour financer sa guerre contre l’État juif. Désormais il proclamait qu’il en avait la preuve. « Nous avons tous été complètement choqués par le niveau des allégations – les Israéliens ne nous avaient donné aucun avertissement, juste une annonce à grand bruit » dit Sharon Marshall, la responsable de la communication de World Vision au Canada.  

World Vision, fondé aux États-Unis en 1950, est un des plus gros organismes caritatifs du monde ; son budget annuel dépasse les deux milliards de dollars (1,7 milliards €). Fortement financée par des gouvernements occidentaux et des groupes de Chrétiens étatsuniens, il opère dans plus de 80 pays et agit pour le soutien de plus de 40 millions des enfants les plus pauvres du monde. L’arrestation de l’un de ses directeurs a fait les gros titres dans le monde entier. Des gouvernements étrangers dont ceux d’Australie et d’Allemagne cessèrent tout financement aux projets de World Vision à Gaza. 

Le 11 août 2016, Benjamin Netanyahou, alors premier ministre, un populiste doué pour saisir le bon moment politique, fit une allocution spéciale sur sa chaîne YouTube officielle. « Moi, premier ministre d’Israël, je me soucie plus des Palestiniens que leurs propres dirigeants » dit-il en anglais, face caméra, avec son accent américain pointu. « Il y a quelques jours le monde a appris que le Hamas, l’organisation terroriste qui dirige Gaza, a volé des millions de dollars à des organisations humanitaires comme World Vision et les Nations Unies ». Il conclut : « Le Hamas a volé un soutien important aux enfants palestiniens pour pouvoir tuer nos enfants ». 

Des lacunes sont toutefois rapidement apparues dans l’affaire montée par Israël. Israël avance que Halabi était un sous-marin du Hamas infiltré dans l’organisme caritatif, qui faisait taire ses collègues en leur faisant peur, mais ceux qui connaissent Halabi rejettent ces accusations. Ils décrivent Halabi comme un homme dévoué à sa famille, qui soutenait ses collègues, était politiquement opposé au Hamas et était, par-dessus tout, engagé à fournir de l’aide à son peuple. Le procès intenté par Israël a été ensuite ébranlé par un audit légal des opérations de World Vision conduit par une des firmes d’expertise comptable les plus importantes du monde, qui n’a trouvé aucun manque de fonds et aucune preuve d’activité criminelle. 

Halabi a passé cinq ans et deux mois en prison tandis que le procès traîne dans les tribunaux israéliens. S’il est déclaré coupable, il risque des dizaines d’années de prison. Le procès s’est lourdement appuyé sur une preuve secrète, dont une partie n’a même pas été accessible à la défense qui a demandé au rapporteur spécial de l’ONU de condamner la procédure comme « indigne d’un État démocratique ». 

Comme d’autres Palestiniens accusés par Israël, Halabi dit qu’on lui a proposé plusieurs fois de plaider coupable, mais à la différence de ce qu’ont fait avant lui la plupart des prisonniers, il les a tous rejetés. Son premier avocat, et même un juge israélien, l’ont exhorté à accepter, sachant qu’un refus peut entraîner de plus longues peines. Son avocat actuel affirme que Halabi a reçu des propositions qui auraient permis son élargissement immédiat vu le temps passé en prison, lui donnant la possibilité de retrouver sa femme et ses enfants à Gaza. Mais Halabi insiste sur son innocence et a refusé tout arrangement. Les plaidoiries ont pris fin en juillet de cette année, mais Halabi est toujours en prison en l’attente du verdict prévu pour cet automne. 

Le système juridique israélien et les plaider coupable sur lesquels fonctionnent ses mécanismes ont été défiés par un homme qui refuse d’accepter son sort. Simon Manning, l’ancien directeur de la qualité des programmes de World Vision a dit que Halabi, avec lequel il était en contact étroit dans son travail pendant des années, est un homme opiniâtre qui se tient à ses principes. Manning n’a pas été surpris d’apprendre que Halabi tenait le coup. « Lorsqu’ils ont arrêté Mohammed, ils n’avaient aucune idée de l’homme auquel ils avaient à faire ». 

Travailler à Gaza est un défi depuis longtemps pour les organisations qui apportent de l’aide. Le petit territoire, enserré entre Israël, l’Égypte et la Méditerranée, est parmi les plus pauvres du monde – plus des deux tiers de sa population dépendent de l’aide humanitaire, selon l’ONU. Mais Gaza est contrôlé et gouverné par le Hamas qui en a pris le contrôle à la suite des élections de 2006 et a, depuis, mené quatre guerres contre Israël.

Le Hamas étant considéré comme une organisation terroriste par la plupart des nations occidentales, les organismes d’aide ne peuvent pas traiter avec lui de crainte de s’exposer à des sanctions. Des organisations d’aide importantes ont mis en œuvre des processus stricts pour empêcher la cooptation ou le vol de l’argent – connus dans le milieu comme détournement de l’aide – mais un vol peut toujours se produire. 

Itay Epshtain, un conseiller spécial du Conseil norvégien des réfugiés, qui apporte aussi de l’aide à Gaza, a fait une description des mécanismes adoptés par les organisations caritatives pour empêcher le détournement de l’aide. « On répète les contrôles – en retournant vérifier de nombreuses fois que si vous avez fourni une pompe à eau ou un lit d’hôpital, c’est toujours là et que cela fonctionne comme il se doit. En outre, on a préprogrammé un audit externe en continu pour vérifier comment chaque dollar est dépensé ». À Gaza il y a eu une surveillance supplémentaire, étant donné que le gouvernement israélien et certains organismes de surveillance se livrent régulièrement à des allégations de « mauvaise foi » selon lesquelles l’aide est volée par le Hamas. « Cela absorbe beaucoup de temps de gestion” a-t-il dit.

L’acte d’accusation par Israël comporte 12 chefs d’accusation contre Halabi. La plupart, comme l’affirmation qu’il a pris part à un exercice militaire du Hamas en 2014, ont été impossibles à vérifier sans voir la preuve secrète que les Israéliens prétendent avoir. Mais d’autres ont été plus faciles à examiner. Halabi était accusé de travailler avec deux sociétés agricoles, Al-Atar et Arcoma, qui étaient supposées avoir des liens avec le Hamas. Le chef d’accusation était que, en tant que chef du bureau de Gaza de World Vision, Halabi avait truqué le processus d’appel d’offres pour assurer que les deux sociétés remportent « presque tous » les contrats de fourniture d’aide alimentaire. Halabi et les sociétés étaient alors supposés avoir conspiré pour surfacturer leurs prestations à World Vision et fait passer la différence au Hamas.

Fin août 2016, quelques semaines après les accusations lancées contre Halabi, je me suis rendu au siège d’Al-Atar à Gaza, où j’ai trouvé un chariot élévateur entassant des pommes de terre dans un pickup. Le patron, Saqer Al-Atar, me conduisit dans son bureau. Atar a insisté sur le fait qu’il n’avait aucune relation avec le Hamas et que tous les contrats avec World Vision étaient négociés non pas avec l’équipe de Gaza mais avec le bureau de Jérusalem. Il dit à peine connaître Halabi. « Je sais seulement de quoi il a l’air. Je lui ai peut-être dit bonjour une fois ».

Mohammad El Halabi en 2016 avant une audience au tribunal du district de Beersheva. Photo: Dudu Grunshpan/Reuters

World Vision a ultérieurement confirmé que tous ses contrats avec Al-Atar étaient d’une valeur de plus de 30 000 dollars (26 000 €) par an pour la décennie passée. Les contrats avec Arcoma, qui a également nié tout lien avec le Hamas, se montaient à environ 80 000 dollars (68 000 €) par an. À elles deux, ces sociétés ont remporté moins de 50% des appels d’offres de World Vision auxquels elles avaient concouru, a déclaré l’organisation. 

Le deuxième des 12 chefs d’accusation avançait que Halabi avait transféré au Hamas « des milliers de tonnes de fer » destinées à des projets agricoles, sachant que ce serait utilisé à la construction de tunnels sous la frontière israélienne. World Vision a dit n’avoir jamais importé de fer à Gaza, ni n’en avoir acheté sur place, ce qui voulait dire que Halabi ne pouvait avoir agi seul. 

World Vision avait fourni une série de programmes d’aide à Gaza, allant de l’éducation au soutien psychologique et aux soins de santé. Dans la plupart des cas ils agissaient avec des organisations palestiniennes locales pour la mise en œuvre des projets et leurs partenaires étaient soumis à des vérifications de sécurité. Près de la frontière avec Israël, à Beit Lahia, un agriculteur nommé Ayman Suboh a mis en valeur ses fraises. Sa terre était proche d’une base du Hamas et avait été sévèrement touchée par des frappes israéliennes durant la guerre. World Vision lui a fourni des milliers de dollars pour l’aider à reconstruire. Ils ont opéré des inspections régulières et souvent rigoureuses des biens et des produits pour lesquels ils avaient payé, a-t-il dit, pour s’assurer que l’argent était dépensé correctement. « Mes cheveux blanchissaient tandis qu’ils inspectaient tous les coins (de l’exploitation) et les feuilles de plastique une par une » a-t-il dit. 

Pendant plusieurs jours d’enquête à Gaza au sujet desquels j’ai écrit à l’époque pour l’Agence France Presse, je n’ai rien trouvé qui corrobore les allégations israéliennes. Mais il y avait d’autres accusations que je ne pouvais pas vérifier, parce qu’elles étaient basées sur les aveux de Halabi, qui n’avaient jamais été rendus publics ainsi que sur des bilans financiers et des preuves secrètes.

Dans les jours qui ont suivi l’annonce faite par Israël, les dirigeants de World Vision ont eu des réunions d’urgence. Ils n’avaient pas vu de preuve d’actes répréhensibles reprochés à Halabi mais les accusations israéliennes ne menaçaient pas seulement leur soutien à des Palestiniens mais l’ensemble de leur avenir. Si le Hamas avait effectivement violé le système de World Vision, cela voulait dire que tout leur travail pouvait subir des manipulations. Dans les deux semaines suivant la conférence de presse du Shin Bet, l’Allemagne et l’Australie suspendirent tout financement aux projets de World Vision à Gaza. Les Australiens menacèrent de supprimer tout leur financement à l’ensemble des projets de World Vision dans le monde, soit environ 40 millions de dollars par an (34 millions €).

Le 6 août, celui qui était alors président de World Vision, Kevin Jenkins, mit sur pied une cellule de crise. Présidée par le directeur administratif de l’organisation, Andrew Morley, la cellule se réunit quotidiennement en ligne, au début. Elle comportait une dizaine de membres, certains de la région et d’autres du bureau central. Ils ont eu affaire à beaucoup d’émotion au sein de l’organisation. Dix ans plus tôt, des accusations de corruption étaient sorties contre un certain nombre de cadres supérieurs de World Vision au Libéria. Après avoir reçu la preuve de leur culpabilité, l’organisation réduisit l’équipe et fournit des preuves au procès. Lenneberg a rappelé que certains dirigeants étaient en faveur d’une approche similaire vis-à-vis de Halabi. « Ils disaient : ‘Pourquoi les autorités israéliennes se manifesteraient de façon aussi visible avec une énorme campagne de presse s’il n’y avait pas quelque vérité là-dedans ?’ C’était un débat très compliqué ». D’autres, en particulier ceux basés au Moyen Orient qui connaissaient Halabi, défendaient l’idée qu’il devait être considéré innocent jusqu’à preuve de sa culpabilité.

Ils sont arrivés à un compromis : World Vision paierait les frais de justice à Halabi sauf si et jusqu’à ce qu’une preuve évidente de sa culpabilité soit établie. Ces frais pouvaient se monter à des milliers de dollars. (World Vision a refusé tout commentaire sur le montant jusqu’à maintenant). Le même mois, ils ont missionné Deloitte, une des premières firmes d’audit dans le monde et la firme étatsunienne DLA Piper pour suivre toutes leurs dépenses, dont une source dit que cela représente un coût additionnel de 7 millions de dollars (6 millions €) (World Vision a refusé de confirmer). Les résultats révèleraient des problèmes de fond concernant la procédure israélienne. 

Comme la plupart des Palestiniens, Mohammed Halabi est né en tant que réfugié. Ses grands-parents ont fui leur maison dans le conflit de 1948 qui a conduit à la création de l’État d’Israël. Les Halabi se sont établis à 24 km au sud de leur village dans ce qui devint plus tard le camp de réfugiés de Jabaliya. Le père de Halabi, Khalil, a travaillé pour l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les Réfugiés de Palestine (UNRWA) qui gère la majorité des écoles et des services de santé de Gaza. Il est devenu conseiller spécial de Robert Turner qui était alors le directeur de l’organisation à Gaza et il a assisté à des réunions avec des acteurs politiques occidentaux dont Tony Blair et John Kerry.

Halabi est né en 1978, aîné de ses parents. Il a bien réussi à l’école et s’est intéressé de façon croissante pendant l’adolescence au monde au sens large. À l’époque, des délégations étrangères culturelles et politiques visitaient Gaza et son père se souvient que Halabi assistait à des réunions pour s’informer sur la politique et pratiquer l’anglais. Après avoir quitté l’école, il est allé étudier l’ingénierie à l’Université islamique de Gaza. La procédure israélienne prétendrait plus tard que le choix de cette université, dont ils supposaient des liens avec le Hamas, était un indice de ses sympathies. Sa famille dit que c’était la meilleure université de Gaza pour l’ingénierie et souligne qu’il était membre du club du Fatah de l’université, le parti laïc qui s’oppose au Hamas. 

Les membres de la famille élargie de Halabi sont ouvertement opposants au Hamas. Une fois, en 2019, le jeune frère de Mohammed, Hamed, est venu pour une rencontre avec moi alors qu’il soignait une blessure à la tête. Il a dit qu’il avait participé à des manifestations rares à Gaza contre le régime du Hamas et que les forces de sécurité l’avaient frappé et brièvement détenu.

Au début des années 2000, le leader longuement à la tête de la Palestine, Yasser Arafat, en colère à cause de l’échec des accords de paix, rassembla ses milices du Fatah pour un second soulèvement ou Intifada. Mais son contrôle sur le mouvement palestinien s’effaçait et le Hamas montait, poussé par une ardeur que les cadres laïcs du Fatah avaient depuis longtemps perdue. Les leaders du Hamas encourageaient les jeunes recrues à se faire exploser sur des bus israéliens, tuant des civils en séries. Dans la répression militaire israélienne qui a suivi, les Palestiniens ont été soumis à des attaques et couvre-feux nocturnes, des familles étant souvent piégées dans leurs maisons pendant des semaines.

Au beau milieu des combats en 2003, la famille de Halabi choisit une femme pour lui. Quelques centaines de personnes s’entassèrent à l’hôtel Abu Haseera le long de la côte méditerranéenne à l’occasion de son mariage avec Ola. Deux ans plus tard, le couple eut le premier de ses cinq enfants. En 2004, les conditions de vie à Gaza devinrent plus dures, Halabi décida de troquer l’ingénierie pour le travail humanitaire. La question de ce qui a motivé ce changement est à la racine des accusations contre lui. 

L’acte d’accusation établit que « au cours de l’année 2004 ou à peu près », Halabi a été approché par un militant du Hamas, supposément commandant d’une petite cellule dans laquelle se trouvait Diaa, un frère de Halabi (son frère Hamed dit que c’est faux. L’ONU a confirmé que Diaa travaille comme infirmier dans un de ses hôpitaux). Parce que Halabi parlait anglais, une compétence rare à Gaza, le militant aurait décidé que son rôle serait d’infiltrer une agence d’aide et de travailler de là pour le Hamas. 

Des Palestiniens manifestent contre l’emprisonnement de Halabi à Gaza-ville. Photo: Mohammed Salem/Reuters

Des années après, Halabi a expliqué son changement en des termes plutôt différents, dans une interview de 2014 dans laquelle il était décrit comme un « héros humanitaire » par l’ONU. « Après une invasion de mon quartier, qui a tué des dizaines de gens et détruit plusieurs maisons, j’ai décidé de quitter mon travail d’ingénieur et de me tourner vers le travail humanitaire » dit-il. « Je voulais pouvoir aider des civils et en particulier des enfants ». 

En 2005, Halabi a eu son premier emploi à World Vision, comme assistant du chef d’agence de la ville de Gaza. Le procès suggèrerait plus tard que le processus d’embauche avait été faussé. Un employé de World Vision à l’époque, un Américain qui n’a pas voulu donner son nom vu le rôle majeur du groupe dans l’activité humanitaire, a cependant dit que le premier tour du processus d’embauche était un test à l’aveugle – ce qui veut dire que toutes les données des candidats avaient été retirées. Ceux qui réussissaient étaient interviewés par un panel de plusieurs employés dont le chef du bureau de Jérusalem. Le panel convint à l’unanimité que Halabi était le meilleur candidat, dit l’ancien employé. « Il arrivait avec un tas de bonnes idées, mais il voulait apprendre de World Vision.

Pendant plusieurs années, Halabi et l’ancien employé américain eurent un lien étroit, professionnellement et personnellement. « J’avais travaillé avec d’autres employés d’une capacité similaire à Jérusalem, en Cisjordanie et à Gaza et Mohammed était, à bien des égards, le bon élève » dit l’ancien employé. 

Halabi s’est élevé rapidement et en 2014 il fut promu à la tête du bureau de Gaza. Quand il y avait des combats à Gaza, il était connu pour aller chez ses employés pour savoir comment ils allaient, en dépit des risques potentiels. Sa corpulence et son joyeux visage arrondi étaient très aimés. « Lorsqu’on se présentait sur n’importe lequel de nos projets, les enfants qui le connaissaient se précipitaient vers lui. L’équipe s’illuminait quand il entrait dans une pièce”, dit Lenneberg.  

Simon Manning, qui a rejoint World Vision en 2014, a dit que Halabi pouvait aussi être entêté au plan professionnel. Ils travaillaient en lien étroit sur des projets et pouvaient se disputer, notamment lorsqu’ils concevaient des « espaces agréables à l’enfance » pour des enfants traumatisés par la guerre. C’est drôle, avec le recul, mais je voulais fournir seulement de l’eau aux enfants et lui était inflexible : il fallait que ce soit du jus de fruits » dit Manning. « Nous avons passé plus d’une année à en discuter ». Une autre fois, à la fin de la guerre de 2014, Manning vouait donner de l’argent aux familles déplacées plutôt que des kits d’hygiène et de la nourriture, mais Halabi insista sur le fait que l’argent était une mauvaise idée parce qu‘il se souciait de la possibilité qu’il soit volé. « C’est juste un gars entêté – avec tous les aspects positifs et négatifs que cela comporte » dit Manning.

Megan McGrath, une ancienne dirigeante de World Vision, croit que Halabi l’a sauvée d’une tentative d’enlèvement. Elle et lui s’étaient rencontrés dans la région du Sinaï égyptien, où les équipes avaient des réunions. Un jour de repos, le groupe décida d’aller randonner en quad dans le désert, accompagné par deux locaux. McGrath, qui était la seule à ne pas parler arabe dans le groupe, décrit comment Halabi eut une altercation avec les deux guides après les avoir entendus parler de la kidnapper contre rançon. Un des kidnappeurs potentiels avait un couteau. “Il a mis sa vie en jeu pour quelqu’un qu’il avait juste rencontré le veille » dit McGrath.

Après cet incident, McGrath et Halabi restèrent amis. Lors de l’un de ses déplacements à Gaza, vers 2013, ils dînaient lorsque la conversation prit un tour politique. « Il m’expliqua qu’un certain nombre de gens de sa famille avaient été arrêtés et il pensait que le Hamas était responsable » dit McGrath. « Il pleurait. Il détestait vraiment le leadership (du Hamas). 

Lenneberg, qui a travaillé en Afghanistan pendant la montée des Talibans dans les années 1990, ainsi qu’au Pakistan, en Asie du Sud-est et ailleurs, au cours d’une carrière s’étendant sur trois décennies, dit qu’elle n’avait pas de raison de se méfier de Halabi. « Je suis une travailleuse humanitaire expérimentée. On peut voir les employés corrompus – leur relation aux collègues et aux communautés est très différente. La peur est palpable, la déconnexion, l’intérêt personnel – cela devient très vite clair. Ce n’était pas Mohammed” a-t-elle dit.

En mars 2017, Halabi était en prison depuis neuf mois. Les médias avaient depuis longtemps cessé de relater l’histoire, les premiers mois chaotiques de Donald Trump au pouvoir accaparant l’attention mondiale. Ce mois-là, le gouvernement australien a terminé un examen de son financement de World Vision à Gaza – il leur avait donné 8,1 millions de dollars pour des projets à Gaza entre 2014 et 2016, soit plus de 25 % de l’ensemble du budget de World Vision à Gaza, m’a dit l’organisation caritative. Le gouvernement australien a conclu qu’il n’y avait aucune preuve que des fonds aient été détournés. Quatre mois plus tard, l’examen que World Vision avait commandé, à DLA Piper et à des auditeurs de Deloitte, était également terminé. Son contenu est resté confidentiel jusqu’à présent.

Les deux sociétés ont mené une enquête d’un an. Entre 20 et 30 personnes ont travaillé à temps plein, examinant les opérations de World Vision pendant les cinq années précédant l’arrestation de Halabi. « Nous avons mené un certain nombre d’autres enquêtes, tant sur des entreprises que sur des ONG, où nous avons trouvé des preuves de malfaisance », m’a dit Brett Ingerman, associé directeur chez DLA Piper. « Nous savons ce que nous cherchons, nous connaissons les façons dont les personnes qui tentent de détourner des fonds opèrent généralement. »

Les enquêteurs se sont heurtés à des obstacles : ils ne pouvaient pas accéder à Halabi en prison, et le gouvernement israélien a refusé de leur fournir toute documentation ou preuve qu’il possédait. Ils ont également été bloqués par le Hamas. À une occasion en 2016, lorsque le personnel s’est rendu dans les bureaux de World Vision à Gaza pour récupérer des documents, les autorités du Hamas en ont eu vent et ont scellé le bureau, ce qui semblait suspect. Ingerman a déclaré que, néanmoins, ils avaient « une documentation plus que suffisante » pour mener à bien leur enquête. L’équipe a mené plus de 70 entretiens, notamment avec des employés anciens et actuels de World Vision, et a examiné 280 000 courriels. Deloitte a examiné chaque paiement effectué par l’organisation sur cinq ans.

World Vision payait l’enquête, mais M. Ingerman a insisté sur le fait qu’il n’y avait aucune interférence. « World Vision nous a donné carte blanche pour mener notre enquête et suivre les preuves là où elle nous menait », a-t-il déclaré.

Les enquêteurs n’ont trouvé aucun signe de fonds manquants, ni aucune preuve que Halabi travaillait pour le Hamas – en fait, ils ont signalé qu’il cherchait constamment à mettre l’organisation à distance. Le plus proche de l’irrégularité qu’ils ont trouvé a été fait que Halabi a légèrement outrepassé son autorité à quelques reprises – en signant une facture de quelques centaines de dollars de plus que sa limite de 15 000 dollars, par exemple. Mais ils n’ont rien trouvé qui puisse justifier l’une ou l’autre des revendications israéliennes. Et surtout, ils ont conclu que les systèmes de contrôle et d’évaluation de World Vision étaient solides. « Je fais des enquêtes sur les ONG dans des régions difficiles du monde… et je n’ai rien vu d’inhabituel ici du point de vue du contrôle », a déclaré M. Ingerman.

L’audit peut également donner un aperçu de l’origine des soupçons initiaux des Israéliens à l’égard de Halabi. Un ancien employé de World Vision avait quitté l’organisation sous le coup d’un doute et pensait que Halabi était responsable de ses difficultés avec l’organisation. Kaamil, dont le nom a été modifié pour ne pas nuire à sa famille restée à Gaza, a travaillé pour World Vision dans la bande jusqu’en 2015. Fin mai, cette année-là, il a été détenu par le Hamas, qui l’a interrogé sur son statut professionnel. Il était convaincu que Halabi, avec qui il s’était affronté professionnellement à de nombreuses reprises, était responsable de son arrestation, et que Halabi essayait de le forcer à quitter World Vision. Début juin, Kaamil a envoyé un courriel contenant une série d’allégations contre Halabi au directeur des ressources humaines de l’organisation à Jérusalem.

Dans l’email, dont une copie a été vue par le Guardian, Kaamil accuse Halabi de corruption à des fins de gain personnel, et dit qu’il a eu des liens avec le Hamas. « Le fait qu’il n’y ait pas de preuves ne signifie pas qu’une chose ne s’est pas produite, cela signifie que la personne impliquée dans la corruption est intelligente », écrit-il dans l’email.

Kaamil a quitté World Vision et a quitté Gaza en 2016, quelques mois avant l’arrestation de Halabi. S’adressant à moi par courriel, Kaamil a déclaré que ses allégations avaient été envoyées uniquement aux ressources humaines, et a insisté sur le fait qu’il n’avait jamais communiqué avec les Israéliens par un moyen quelconque. Il a ajouté que ses désaccords avec Halabi « ont pris fin avec ma démission, et dès qu’il a été arrêté par l’occupation (israélienne). Maintenant, il est dans une situation qui mérite un soutien ».

World Vision reconnaît aujourd’hui que les allégations n’ont peut-être pas été traitées aussi sérieusement qu’elles auraient dû l’être, bien que Lenneberg ait déclaré avoir enquêté sur les allégations de Kaamil après son départ de l’organisation, en visitant des projets à Gaza et en rencontrant des organisations partenaires. Elle n’a trouvé aucune preuve d’actes répréhensibles et a déclaré que Kaamil n’avait fourni aucun document financier pour étayer ses affirmations. « Si vous dites qu’il prend de l’argent, montrez-moi où, montrez-moi combien », a déclaré Lenneberg. « Il n’a pas pu me donner l’ombre d’une preuve ».

L’audit rétospecyif réalisé par DLA Piper et Deloitte a commencé par l’examen des allégations de Kaamil. Selon M. Ingerman, ils n’ont trouvé aucune preuve à l’appui de ces allégations.

Les conclusions de l’audit ont été envoyées à la direction de World Vision en juillet 2017. L’audit a partagé avec les principaux donateurs internationaux, ainsi qu’avec l’équipe juridique de Halabi. Il a également été proposé aux autorités israéliennes, qui ont refusé de le consulter, a indiqué World Vision. Au cours des mois suivants, des donateurs, dont l’Australie et l’Allemagne, ont discrètement rétabli le financement, sur la base des conclusions du rapport. World Vision a attendu que le tribunal israélien abandonne les charges contre Halabi.

Les acquittements de Palestiniens dans les tribunaux Israéliens sont rares, de sorte que pour l’accusé, aller au procès représente un risque sérieux de peine de prison. De nombreux accusés concluent des accords de plaider coupable dans lesquels ils acceptent une partie ou la totalité des charges en échange d’une réduction de peine. Les partisans de ce système affirment qu’il permet un traitement plus rapide des affaires, tandis que les critiques disent qu’il pousse les Palestiniens à avouer des crimes qu’ils n’ont pas commis.

« Dans certains cas, [les accusés] comprennent que les chances d’être déclarés non coupables sont très minces, et que les chances d’avoir un procès équitable ne sont pas élevées », m’a dit Michael Lynk, rapporteur spécial des Nations unies pour les territoires palestiniens. « Par conséquent, pour réduire la durée et avoir une certaine certitude quant au moment où ils sortiront, ils accepteront un accord de plaider coupable, même s’ils ne sont pas coupables. »

Michael Sfard, un éminent avocat israélien qui a défendu de nombreux Palestiniens, a déclaré que le système juridique israélien est organisé autour de ces accords. « Si les accusés palestiniens devaient dire qu’ils ne font plus d’accords de plaider coupable, le système s’effondrerait le jour suivant », a-t-il déclaré.

De nombreux accords de plaidoyer fonctionnent comme celui de Waheed al-Borsh, un ancien employé de l’ONU. Une semaine après l’inculpation de Halabi, début août 2016, Israël a accusé Borsh de travailler pour le Hamas. Borsh, qui travaillait au Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), a été accusé d’avoir déplacé 300 tonnes de gravats – des ruines laissées après les bombardements israéliens pendant la guerre de 2014 – vers un site spécifique près du littoral de Gaza, sachant que le Hamas les pousserait ensuite dans la mer pour construire une jetée militaire. J’ai visité le site en 2016 et j’ai trouvé une jetée d’apparence neuve, d’une largeur de peut-être 10 pieds et s’étendant sur 50 mètres dans la mer, avec des combattants armés du Hamas gardant l’entrée. Les responsables du PNUD ont reconnu en privé que des gravats déversés par l’un de ses projets aient pu être utilisés pour la construction, mais ont nié toute collusion avec le Hamas. M. Borsh a déclaré qu’il n’avait pas décidé du lieu de déversement des gravats.

Borsh a désigné comme avocate Lea Tsemel, une Israélienne juive qui a représenté des centaines de Palestiniens pendant quatre décennies. Farouche militante des droits des Palestiniens, elle est devenue une figure haïe par la droite israélienne. En 2019, un documentaire sur son travail, Advocate, a été primé dans de multiples festivals internationaux. Tsemel est une réaliste. Elle s’est mise au travail pour mettre en place un accord pour Borsh. En janvier 2017, les charges les plus graves contre son client ont été abandonnées. En échange, il a admis avoir « rendu des services à une organisation illégale sans intention ». Il a été condamné à sept mois de prison, mais a été libéré immédiatement après avoir purgé sa peine. Il s’agissait d’un accord plaider coupable typique, ce qui signifie que tout le monde a obtenu quelque chose. Les Israéliens pouvaient toujours dire qu’un employé des Nations unies avait été condamné pour avoir aidé le Hamas. Borsh a pu retourner auprès de sa famille à Gaza – bien que sa condamnation signifie qu’il n’est pas autorisé à retravailler pour l’ONU.

« Ils ont confirmé que [je n’avais rien fait intentionnellement], mais cela a pris beaucoup de temps », m’a dit Borsh lors d’un bref appel téléphonique depuis son domicile à Gaza. Il n’a pas voulu discuter de l’affaire plus en détail. « Ce qui m’est arrivé suffit ».

Après son arrestation en 2016, Halabi a également désigné Tsemel comme avocat. J’ai visité son bureau peu de temps après, mais elle m’a dit que les restrictions légales sur l’affaire signifiaient qu’elle ne pouvait pas en discuter de nombreux aspects. Elle craignait qu’il soit risqué de porter l’affaire devant le tribunal – les peines sont plus lourdes si l’on considère que vous avez fait perdre du temps au tribunal – et elle a donc discrètement encouragé Halabi à accepter un accord si on lui en proposait un. Un juge israélien lui a également dit au tribunal en mars 2017 qu’il avait « peu de chances » d’éviter une condamnation. « Vous avez lu les chiffres et les statistiques [des condamnations palestiniennes] », a déclaré le juge Nasser Abu Taha à Halabi au tribunal, selon un rapport d’ABC Australie.

Mais Halabi a refusé. De nombreuses sources proches de World Vision et de Halabi ont indiqué que les tensions entre lui et Tsemel se sont accrues au cours de sa première année d’emprisonnement. Tsemel a fait valoir qu’il avait peu de chances d’obtenir un procès équitable et qu’il devait passer un accord. Halabi a déclaré qu’il était prêt à payer n’importe quel prix plutôt que d’admettre quelque chose qu’il n’avait pas fait. Finalement, Halabi a laissé tomber Tsemel à l’été 2017, et Maher Hanna, un Arabe israélien de Nazareth, a pris la relève. Tsemel a déclaré qu’il n’y avait pas de rancune, juste une différence d’opinion.

« Il m’a demandé de quitter l’affaire parce qu’il pensait pouvoir s’en sortir (sans accord de plaider coupable). J’ai dit d’accord, vas-y. Il avait tellement confiance en lui qu’il a opté pour cette (approche). J’apprécie beaucoup qu’une personne se sente capable de mener cette guerre contre un pouvoir très important et lourd au sein des services de sécurité et de la police. Beaucoup de choses dépendent de la confiance que nous accordons aux tribunaux et aux services de sécurité pour qu’ils témoignent de la vérité », a-t-elle déclaré.

M. Hanna a déclaré qu’après son entrée en fonction, son mandat était simple : se battre jusqu’au bout. « [L’accusation] a essayé de négocier sur le temps [la durée de la peine], mais ce n’est pas pertinent – le conflit porte sur l’acte d’accusation », m’a dit Hanna en 2018. « Mohammed est très clair à ce sujet. Il n’est pas prêt à accepter quoi que ce soit qui l’accuse de quoi que ce soit lié au terrorisme. Il prend le risque, à Dieu ne plaise, d’être condamné pour une période beaucoup plus longue. »

Le procès de Halabi a eu lieu au tribunal de district de Beersheva. Au cœur du désert du Néguev, Beersheva, une ville d’environ 200 000 habitants, se sent piégée dans une tempête de sable perpétuelle. En été, les températures atteignent 45°C. Lors de la première séance publique du 12 janvier 2017, les cameramen se sont bousculés pour obtenir un cliché de Halabi. Il était escorté par deux gardes. Un journaliste lui a demandé en arabe s’il avait un message pour sa famille. « Je veux qu’ils sachent que je vais bien et que je suis innocent de toutes ces accusations. Notre travail était purement humanitaire », a-t-il dit, regardant le journaliste droit dans les yeux.

Trois juges étaient assis, dominants, devant un drapeau israélien, le juge en chef Natan Zlotchover flanqué de Yael Raz-Levi et Shlomo Friedlander. Les jours où des preuves sensibles devaient être discutées, un officier du Shin Bet s’asseyait dans le coin arrière de la pièce, gardant des boîtes remplies de données. De temps en temps, on lui demandait d’apporter un document pour que la défense le voie, mais elle ne fut jamais autorisée à en prendre une copie. Au fond de la salle étaient assis les quelques observateurs, lorsqu’ils étaient autorisés à y assister, dont certains de l’ONU. World Vision a envoyé des collègues à chaque session ouverte au public, bien que la quasi-totalité des audiences liées aux preuves de l’accusation se soient déroulées à huis clos, selon l’ONU.

Par moments, le procès a semblé se dérouler au ralenti. En moyenne, une ou deux sessions ont eu lieu par mois, mais il n’était pas rare que deux mois s’écoulent sans aucune session. Parfois, ces interruptions étaient dues à  un appel de la défense ou de l’accusation sur une question particulière, parfois les trois juges ne parvenaient pas à trouver une heure qui convienne à tous leurs emplois du temps. L’équipe d’avocats de Halabi soutenait généralement que les séances sensibles devaient être ouvertes, tandis que l’accusation et les services de sécurité exigeaient qu’elles se déroulent à huis clos. L’État gagnait généralement. La plupart des témoignages de Halabi, dont neuf jours de contre-interrogatoire entre juin et novembre 2018, ont été entendus à huis clos. Aucune transcription n’a été publiée. C’est inhabituel, mais pas inédit, dans les tribunaux israéliens, dans les affaires liées à des questions de sécurité. Israël fait valoir que d’autres nations, dont le Royaume-Uni, ont des lois similaires dans les affaires liées au terrorisme.

Peu avant le début de la journée, Halabi entrait, flanqué de deux agents pénitentiaires, les chaînes à ses pieds s’entrechoquant tandis qu’il se traînait jusqu’à un siège derrière une barrière en plexiglas. Il restait assis pendant des heures, concentré sur les discussions, même si elles se déroulaient en hébreu, la traduction en arabe étant souvent de mauvaise qualité. Il faisait signe à tout membre du personnel de World Vision qui venait lui offrir son soutien. Une fois en 2018, alors que j’étais au tribunal, il a parlé brièvement au personnel de World Vision avant que le tribunal ne soit en session, en disant :  » Je dois être patient.  » Il leur a dit qu’il remplissait ses journées en prison en enseignant l’anglais aux autres prisonniers et en cherchant à déradicaliser les détenus qui sympathisaient avec l’État islamique. « Sur les quatre, j’en ai convaincu trois », a-t-il dit.

L’affaire a traîné en longueur. À différents moments, le juge en chef Zlotchover a accusé la défense et l’accusation de travail bâclé. La juge Raz-Levi est souvent assiss la tête dans les mains, l’air ennuyé. L’un des traducteurs hébreu-arabe désignés par le tribunal semble si médiocre qu’un témoin palestinien de la défense interrogé comprend à peine la procédure.

Si Halabi est en mesure de refuser un accord, ce n’est pas seulement par conviction morale, mais aussi parce qu’il dispose du soutien financier nécessaire, sa lourde facture juridique étant couverte par World Vision. Très peu de Palestiniens pourraient se permettre une telle détermination de principe. Mais le bilan personnel est lourd. Les cinq enfants de Halabi ont vécu la majeure partie de leur vie sans leur père. Son plus jeune fils, Faris, un bébé en 2016, le connaît à peine. Hamed, le frère de Halabi, a déclaré que les enfants avaient souffert. « Le ramadan est la période la plus difficile – c’est le moment où la famille devrait être réunie. Il y a maintenant eu six Ramadans où ils n’ont pas eu leur père ».

Au centre de l’affaire contre Halabi se trouvent ses prétendus aveux. En août 2016, lorsque le Shin Bet a annoncé qu’il avait avoué, il n’a donné que peu de détails, et la vérité reste insaisissable. Pendant plusieurs semaines après son arrestation, Halabi a été empêché de voir un avocat. Pendant cette période, il a été interrogé par des officiers israéliens, auxquels il a nié chaque accusation, selon son équipe juridique. Il a été placé dans une cellule avec d’autres prisonniers palestiniens, dont l’un se faisait appeler Abu Ibrahim. Cet homme a dit qu’il était du Hamas, mais Halabi a dit à ses avocats qu’Abu Ibrahim était l’un des nombreux espions qu’Israël a dans tout le système carcéral, surnommés asafeer, ou « moineaux » en arabe. Abu Ibrahim a informé les autorités israéliennes que Halabi s’était confessé à lui. Beaucoup de choses reposent sur le récit de cet homme, mais son témoignage a été entendu à huis clos.

L’État a fait valoir que la confession à Abu Ibrahim était une preuve irréfutable. Placé dans une pièce avec un homme qu’il pensait être un allié du Hamas, Halabi s’est vanté de son rôle, ont-ils dit. Si les sommes d’argent qu’Israël a accusé Halabi d’avoir volé étaient exagérées, c’est lui qui avait exagéré. Les chiffres n’étaient pas importants, seule sa confession comptait. « C’est comme lorsque vous attrapez un tueur en série, la question de savoir s’il a tué 50 personnes ou 25 n’est pas vraiment pertinente, n’est-ce pas ? », a déclaré en 2016 à ABC News Australia le porte-parole du ministère israélien des Affaires étrangères, Emmanuel Nahshon.

Une source proche de l’accusation a insisté sur le fait que la confession n’était pas la seule base de leur affaire, et que des preuves matérielles claires ont été présentées au tribunal lors de sessions à huis clos. La source a également déclaré que l’accusation s’est mise en veille en juin 2018. Le ministère israélien de la justice a déclaré dans un communiqué que « l’accusation a accepté les demandes continues de prolongation de M. Halabi … ce qui a entraîné la prolongation de la procédure ». Hanna a rejeté cette caractérisation des événements.

Halabi soutient qu’il a été battu par les interrogateurs israéliens avant d’être mis dans une cellule avec Abu Ibrahim, où il est resté pendant plus d’une semaine. La seule fois où j’ai pu lui parler brièvement au tribunal, Halabi a dit qu’il avait des problèmes d’audition à cause des coups de poing qu’il avait reçus à la tête. Les services de sécurité israéliens nient avoir commis des actes répréhensibles. L’organisme des Nations unies chargé des droits de l’homme, qui a envoyé un avocat à la plupart des séances publiques du tribunal, a averti que son traitement lors de l’interrogatoire « peut s’apparenter à de la torture ».

Son avocat, Hanna, a déclaré que Halabi lui avait dit qu’après des jours passés enfermé dans une pièce avec Abu Ibrahim, il ne pouvait plus tenir et qu’il avait dit tout ce que l’agent voulait qu’il dise. Hanna a dit que Halabi croyait que les aveux étaient si fous, et les détails si clairement incroyables, que l’affaire s’effondrerait au tribunal. « Il dit qu’il savait qu’Abu Ibrahim était un collaborateur », a dit Hanna. « Dès la première minute où l’enquêteur [de police] est entré dans la pièce, il a dit : ‘Tout ce que j’ai dit, j’ai été [forcé] de le dire par Abu Ibrahim. Tout est faux, vous pouvez le vérifier.' »

Hanna a fait valoir que les aveux avaient été donnés sous la contrainte et qu’ils ne pouvaient donc pas être utilisés au tribunal. Après six mois de va-et-vient, en juin 2020, le tribunal de district a donné raison à l’État : les aveux étaient recevables. Avec cela, les espoirs de liberté de Halabi ont diminué.

En novembre 2020, après que le procès ait traîné pendant quatre ans et demi, Michael Lynk et ses collègues – rapporteurs spéciaux des Nations unies sur la torture, les exécutions arbitraires et l’indépendance de la justice – ont publié une déclaration dénonçant le procès. « Ce qui arrive à [Halabi] n’a rien à voir avec les normes de procès que nous attendons des démocraties », ont-ils déclaré. « Il est particulièrement inquiétant que l’accusation s’appuie sur des aveux prétendument obtenus par la force alors qu’il n’avait pas accès à un avocat, et sur le témoignage d’informateurs infiltrés. » Le ministère israélien de la Justice a déclaré que tout au long de son procès, Halabi a bénéficié « de tous les droits légaux, y compris le droit à un procès équitable, à une représentation et à un recours devant la Cour suprême ».

En juillet 2021, la défense et l’accusation ont résumé leurs arguments. Les séances étaient totalement fermées au public. Les juges devraient prendre au moins trois mois pour délibérer.

Mohammed El Halabi a fait un énorme pari – celui de pouvoir gagner un procès dans une langue qu’il ne parle pas, dans un pays où beaucoup le considèrent comme un ennemi. « Si les faits ont une quelconque valeur, il sera acquitté », a déclaré Hanna. « Mais si les faits n’ont pas d’importance, il va tomber. Nous devons croire que les faits comptent. »

Source : The Guardian

Traduction SF & JPB pour l’Agence média Palestine

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