Une survivante américaine du massacre de Sabra et Shatila : 39 ans qu’elle en parle

Par Steve France, le 17 septembre 2021

Un corps est sorti du camp de réfugiés de Sabra et Shatila pendant les jours qui ont suivi le massacre du 16 septembre 1982.

“Ils nous ont mis en ligne contre un mur de briques criblé de balles. On aurait dit que 40 soldats nous faisaient face. Leurs fusils étaient pointés. Ils avaient l’air d’un peloton d’exécution. Certains de mes collègues du personnel de l’hôpital se sont mis à pleurer. Je me demandais si quelqu’un allait savoir que j’étais morte dans ce camp de réfugiés. 

« Mais, pensais-je, ça va, je suis ici, c’est parce que j’ai fait ce qui est juste. Je fredonnais ‘Here comes the Sun’ ».

Ellen Siegel, infirmière retraitée âgée aujourd’hui de 79 ans, qui vit à Washington D.C., me raconte ce qui lui est arrivé en 1982, alors qu’elle était l’une des deux infirmières américaines qui travaillaient en tant que volontaires à l’hôpital dans le quartier de Shatila à Beyrouth, au Liban ; cet hôpital soignait les Palestiniens du camp de réfugiés de Sabra. 

De bonne heure, au matin du 18 septembre dans les derniers moments de trois jours d’assaut contre les habitants sans armes du camp. Elle travaillait là depuis le 2 septembre, s’occupant de Palestiniens brûlés et blessés par balles. Fervente amie des Palestiniens bien qu’elle ait grandi comme juive à Baltimore et passé du temps dans un kibboutz israélien, elle avait fait des pieds et des mains pour arriver au Liban et aider au soin des Palestiniens piégés dans le siège israélien de Beyrouth. Les soldats qui pointaient leurs armes sur elle étaient ceux de la milice libanaise Kataieb, connue en Occident comme phalangiste et affiliée aux alliés chrétiens maronites de droite d’Israël. 

Mais ils abaissèrent leurs fusils. Siegel apprendra plus tard de Zeev Schif, le correspondant d’Haaretz, que ce fut parce qu’un officier des Forces de Défense Israéliennes leur ordonna d’abandonner. 

Le monde connaît la tuerie intense du massacre de Sabra et Shatila – l’horreur qui a été déterminante dans l’événement marquant que Rachid Khalidi a appelé ‘la guerre de cent ans sur la Palestine’ . Dans son récent livre, Khalidi a écrit que l’invasion israélienne du Liban, avec le bombardement et le siège meurtriers de Beyrouth « a produit les premières perceptions négatives significatives et durables en Amérique et en Europe depuis 1948 ». Ce fut Sabra et Shatila en particulier qui déclencha « peut-être la plus grande manifestation au Moyen-Orient » contre la guerre – qui eut lieu à Tel Aviv, pour exprimer une colère et une introspection nouvelles chez un nombre massif d’Israéliens juifs. Leurs protestations s’évanouirent cependant, mais les braises de Sabra et Shatila brûlent toujours et ont été entretenues par celles de séries sans fin, toujours plus développées, de massacres et d’agressions qui ont continué à pleuvoir sur les Palestiniens. 

Le lien de proximité de Siegel avec le Liban est né en 1972 alors qu’elle était à Beyrouth où elle travaillait comme infirmière auprès de réfugiés palestiniens frappés par les forces israéliennes dans la mouvance des meurtres des Jeux Olympiques de Munich. Elle retournera à Beyrouth à maintes reprises au cours de sa vie.

Au cours des 39 dernières années, elle a continué à braquer un projecteur sur le rôle dirigeant d’Israël dans le meurtre de sang-froid de plus de 1300 habitants non armés de Sabra, selon l’estimation prudente de Khalidi, avec l’atroce complicité des États-Unis.

« Les gouvernements coupables n’ont jamais rendu justice à leurs victimes ni levé le petit doigt pour prendre soin des survivants. Ce sont les réfugiés oubliés qui continuent à vivre dans de terribles conditions » dit Siegel qui a assisté à nombre de commémorations tenues chaque année dans le camp et qui a collecté de l’argent pour les soutenir. « Cela semble tellement sans espoir ». Siegel admet pourtant qu’elle ressent un changement significatif en train de se produire dans l’opinion publique étatsunienne et mondiale vers une sympathie pour les Palestiniens. 

Ellen Siegel aujourd’hui

Les tueurs phalangistes laissèrent finalement Siegel et ses collègues infirmières et médecins étrangers devant le camp, où l’armée israélienne s’affairait sur un toit-terrasse où elle avait un centre de commandement. Pendant trois nuits, les signaux lumineux des Israéliens avaient aidé à illuminer les ruelles étroites du camp à l’usage des tueurs. Khalidi, un Américain-Palestinien qui enseignait alors à l’Université américaine de Beyrouth, écrit qu’il voyait les fusées lumineuses depuis l’appartement qu’on leur avait prêté à lui, sa femme et leurs deux fillettes pour qu’ils se cachent. Ils étaient « déconcertés » et se demandaient ce que les Israéliens illuminaient, étant donné qu’il n’y avait pas de bruit de bataille. A l’hôpital Gaza, Siegel dit que tout était silencieux au moment où l’illumination a commencé. Elle a pensé que c’était peut-être une sorte de feu d’artifice. 

Deux jours plus tard, elle et d’autres membres du personnel furent conduits hors de l’hôpital et ils virent des corps morts éparpillés dans les rues, dont beaucoup de femmes et d’enfants, et ils entendirent des coups de feu ». Je vis un vieil homme qui gisait blessé à la tête » dit-elle. « Tué depuis peu, son cadavre n’était pas encore devenu bleu. Des gens ont essayé de nous suivre mais ils ont été arrêtés. Un Palestinien avait revêtu une blouse blanche et marchait avec nous mais il fut mis de côté. Ils vérifièrent son identité, le giflèrent avec sa carte et lui firent tourner le coin de la rue et nous entendîmes un coup de feu ». 

Une milicienne libanaise présente était aussi belle que cruelle, dit Siegel. « Elle s’était élancée d’une jeep avec un enfant palestinien blessé. Elle versa du liquide sur ses blessures qu’elle referma, nous disant : ‘regardez comme nous sommes gentils avec l’ennemi’. Il implora pitié mais elle l’emmena dans la voiture. Je suis sûre qu’ils le tuèrent ». 

On entendait le grondement de bulldozers qui recouvraient les cadavres de poussière. « Il nous fallait sans cesse nous écarter de leur chemin ». Elle en vit un marqué d’une grande lettre hébraïque.

« Quand on nous laissa avec les Israéliens, ils ne nous posèrent pas de questions sur ce qu’il s’était passé ni sur ce que nous faisions là. Ils nous ignorèrent, mais il semblait clair qu’ils dirigeaient les opérations. Aussi, lorsqu’un soldat de la Phalange essaya d’emmener une infirmière norvégienne dans une jeep, nous suppliâmes un officier israélien de l’en empêcher et ça a marché ». Un soldat portant yarmulka (couvre-chef) et  châle de prière offrit à une personne de l’équipe médicale étrangère un gâteau au miel enveloppé dans du film transparent, ce qui est une façon traditionnelle de souhaiter une bonne année à Rosh Hashanah. « Cela m’a vraiment mise en colère. Sa mère devait lui avoir envoyé ce gâteau au miel pour lui souhaiter une bonne année. Nous avions toujours du gâteau au miel à Rosh Hashanah et voilà que ce soldat israélien, en ce lieu où des femmes et des enfants sont assassinés, offre le gâteau à une jeune femmes pour une bonne année ». 

Dès qu’elle fut hors du théâtre des opérations, elle se mit en devoir de raconter son histoire, dont elle pensait qu’elle montrait qu’Israël avait dirigé le massacre. Parmi ses indices, il y avait le commentaire sinistre du chauffeur de l’armée israélienne qui la déposa à l’ambassade américaine. Voyant quelques soldats de l’armée libanaise, il dit qu’ils ne servaient à rien. « Ils étaient là et ils n’ont rien fait. C’est à nous de faire tout le travail ». Quand il dit qu’il n’aimait pas entrer dans les maisons où se trouvaient des femmes et des enfants, elle lui demanda combien de gens il avait tué, à quoi il répondit simplement : « ce n’est pas une question à poser à quelqu’un ». 

Siegel eut la grande chance de pouvoir s’exprimer lorsqu’Israël décida d’organiser une commission d’enquête pour mener des investigations sur l’implication alléguée d’Israël dans le massacre. Elle et deux médecins soumirent des déclarations et témoignèrent auprès de la Commission Kahan, présidée par le juge Yitzhak Kahan de la Cour Suprême. « Ce fut un camouflage » dit-elle à propos de l’enquête. « Mais je suis contente d’avoir témoigné. On m’a dit que les gens de Shatila m’ont effectivement entendue sur une radio libanaise. Les gens m’ont appelée l’infirmière qui a témoigné contre Sharon ». Ariel Sharon était le ministre de la Défense qui a préparé et dirigé l’invasion.

Ellen Siegel avec sa collègue, le Dr. Swee Ang, une médecin volontaire, à Jérusalem avant de témoigner devant la Commission Kahan, Octobre 1982

Khalidi mentionne une “critique cinglante » de Noam Chomsky sur les nombreuses failles de la Commission. Pour autant, selon Khalidi, le rapport final a bien établi « la responsabilité directe et indirecte dans le massacre, de celui qui était alors premier ministre, Menahem Begin, et des commandants israéliens supérieurs » – et, ajoute-t-il, cette reconnaissance a eu pour eux des effets fortement négatifs, du moins pour un temps. Mais le but principal de l’exercice était de limiter les dégâts, comme on peut le voir dans la façon dont le rapport de 1983 a fait pression pour reléguer Siegel au rang de témoin. 

« L’hôpital Gaza … était géré par et pour les Palestiniens », est-il écrit dans une section sur Siegel, déclaration suivie d’une affirmation gratuite sur le fait qu’ il n’y a aucune raison de suspecter qu’aucun de ces témoins (du personnel de l’hôpital) ait une quelconque sympathie spéciale pour Israël ». La commission d’enquête indique bien avoir été forcée de conclure qu’ils « sympathisent avec les Palestiniens ». Réagissant à la suggestion de Siegel disant que le dernier soir du massacre deux jeunes hommes bien mis qui vinrent à l’hôpital en parlant arabe et allemand, étaient des Juifs sépharades, le rapport bafouille que « cette affirmation n’a pas de base réelle et ne peut s’expliquer que par le côté tendancieux du témoin ». Dès lors, convaincue que ces hommes n’aient pu être israéliens, la commission a laissé de côté la question terrifiante que les deux hommes avaient posée à Siegel : « Est-ce que les Kataieb (la phalange) viennent demain à 9h du matin trancher la gorge aux enfants ? »

Un objectif central du rapport était clairement de prouver qu’aucun soldat israélien n’avait été à l’intérieur du camp pendant le massacre ; toute la tuerie était faite par les phalangistes arabes. L’expérience scientifique et personnelle rigoureuse de Khalidi à Beyrouth en 1982 montre comment la vision étroite de la commission, sa dissimulation de preuves cruciales qu’elle avait elle-même rassemblées en les plaçant dans des annexes secrètes, et son courage apparent à mettre la faute sur des dirigeants supérieurs israéliens, visaient tous à limiter les dégâts. Son récit puise à ces annexes, des documents mis au jour par les archives de l’État israélien en 2012, des documents clef de la diplomatie étatsunienne et d’autres enquêtes scientifiques et journalistiques pour décrire en un récit serré la détermination passionnée de Sharon à organiser le massacre (avec l’aide appréciable d’un jeune officier, Netanyahou) et le retour odieux et continu des diplomates étatsuniens envers Sharon, sinon leur approbation, comme on a pu le voir chez celui qui était alors Secrétaire d’État, Alexander Haig, qui a donné le feu vert à chaque aspect de l’invasion prévue. Si l’envoyé spécial étatsunien, l’ambassadeur Philip Habib ne s’était pas apparemment engagé solennellement auprès de l’OLP à ce que les gouvernements libanais et étatsunien protègent les non-combattants palestiniens, les forces robustes de l’OLP n’auraient pas accepté de quitter la ville. 

Le but ultime d’Israël, écrit Khalidi, était de « changer la situation interne à la Palestine ». Les leaders croyaient que « détruire l’OLP militairement  et éliminer son pouvoir  au Liban mettrait aussi fin à la force du nationalisme en Cisjordanie occupée, dans la bande de Gaza et à Jérusalem Est ». En chassant l’OLP du Liban, avec le soutien des USA, et l’acquiescement de facto des États arabes, Sharon avait atteint ses objectifs centraux ; Sabra et Shatila c’était la cerise sur le gâteau. Mais Khalidi fait remarquer que la foi de Sharon dans la force et la force seule a échoué à anticiper comment en réponse « le centre de gravité du mouvement national palestinien » se déplacerait des pays arabes voisins vers « l’intérieur de la Palestine » et exploserait bientôt dans la première Intifada.

Ellen Siegel (dr) avec Ghada Karmi en 1973, devant l’ambassade israélienne à Londres.

Un changement semblable sur la scène de jeu s’est produit récemment alors que la direction israélienne impudente et brutale s’est mis en tête d’écraser les derniers lambeaux de la résistance palestinienne. Comme en 1982, une sorte de paradoxe à la Pyrrhus semble opérer par lequel l’étouffement de tout espoir d’un État palestinien, une humiliation absolue infligée à l’Autorité Palestinienne, la prise de Jérusalem Est et bientôt peut-être d’Al Aqsa , l’assaut gratuit sur Gaza, et l’alliance au grand jour avec les dirigeants corrompus des États arabe, unifient l’ensemble de la communauté palestinienne mondiale, incluant même les réfugiés et coupant l’herbe sous le pied au soutien essentiel que l’Amérique et l’Occident donnent à Israël. 

Ellen Siegel suit attentivement le drame dans son ensemble, mais son esprit est en réalité parmi les amis palestiniens qu’elle s’est faits au fil des décennies et tous les patients et familles avec lesquels elle a travaillé en tant qu’infirmière, étant toujours à la recherche, par exemple de la stupéfiante petite Layla (qui aurait maintenant une quarantaine d’années) ; c’était un bébé qui fut amené à l’hôpital Gaza au début de septembre 1982 avec de graves brûlures mais dont l’état progressa magnifiquement grâce aux soins de Oum Layla et de l’infirmière Ellen. Et elle a de vieux amis dans le monde entier. Elle insiste à décrire en détails les qualités de nombre de ses collègues de l’hôpital en 1982. En effet, l’esprit indomptable dédié au soin de cette femme agréable, joyeuse et désormais quelque peu fragile a aidé la communauté palestinienne à rester forte dans son cœur malgré toutes les blessures et la terreur que ses persécuteurs n’ont jamais cessé de lui infliger. S’il y a un mot hébreu pour soumoud, elle en est l’incarnation.

Steve France est un journaliste et un avocat retraité de la région de Washington DC. Militant pour les droits des Palestiniens il est affilié à l’Episcopal Peace Fellowship Palestine-Israel Network et à d’autres groupe de solidarité avec les Palestiniens chrétiens. 

Source : Mondoweiss

Traduction SF pour l’Agence média Palestine

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