La Palestine n’est pas un bourbier

Les métaphores qui tentent de rendre la Palestine compliquée occultent la brutalité pure et simple de la colonisation sioniste.

Par Steven Salaita – 29 septembre 2021 – Mondoweiss

Alexandria Ocasio-Cortez. (Photo : William B. Plowman/NBC/ NewsWire/Getty Images)

La Palestine n’est pas un champ de mines. La Palestine n’est pas compliquée. La Palestine n’est pas un marécage. La Palestine n’est pas difficile. La Palestine n’est pas un bourbier.

La Palestine n’est pas presque impossible à parcourir.

Systématiquement, Israël maltraite des millions de Palestiniens simplement parce qu’ils ne sont pas ce que l’État définit comme juifs. Israël a vu le jour grâce à un programme massif de nettoyages ethniques qui se poursuit encore aujourd’hui. Israël empêche des millions de Palestiniens de revenir dans leurs villes et villages ancestraux. Israël n’accorde pas à ceux qui restent le droit de se déplacer librement. Israël est au cœur d’un projet permanent de l’impérialisme occidental. Jugez la positon d’Israël dans le monde et vous trouverez toujours qu’il s’aligne sur des forces qui pillent et accumulent. Israël est une entité fondamentalement raciste – une colonie de colons ethnosuprémacistes, si vous préférez – impitoyablement attachés à la conquête et à la domination.

L’idée que la Palestine est obstinément compliquée est une fausseté spectaculaire.

La Palestine est une nation vivante avec une histoire discrète. Son peuple lutte pour un avenir libéré de la misère qui lui est imposée depuis des décennies par un colonisateur insatiable. Les Palestiniens ont besoin de liberté. Les conditions dans lesquelles cette liberté peut exister sont claires et tangibles : en démantelant un système d’inégalité juridique imposé par un recours à la force et en le remplaçant par un régime politique investi dans le bien-être de tous les citoyens. Ce régime honorerait le droit au retour des réfugiés et éliminerait les restrictions aux déplacements et à la participation qui sont fondées sur l’identité religieuse et/ou ethnique. Il n’y a rien de compliqué là-dedans.

Décrire la Palestine comme déroutante ou gênante ne profite en rien au discours. Cela obscurcit une distinction claire entre la victime et l’agresseur. On s’imagine que le public est incapable de comprendre les concepts simples de justice et de réintégration. C’est un acte de cruauté envers des personnes souvent mutilées, emprisonnées et assassinées dans une lutte vigoureuse pour la liberté.

Dans quel but un orateur dit-il de la Palestine qu’elle est compliquée, comme un bourbier ? Pour impliquer les Palestiniens dans leur propre souffrance. Et pour absoudre Israël d’une barbarie dont il fait preuve.

Plus que tout, il manifeste une sorte de lâcheté exégétique. Dans quel but un orateur dit-il de la Palestine qu’elle est compliquée, comme un bourbier ? Pour impliquer les Palestiniens dans leur propre souffrance. Et pour absoudre Israël d’une barbarie dont il fait preuve. L’absolution n’a pas besoin d’être explicite. Elle n’a pas besoin d’être intentionnelle. Mais l’absolution est l’effet de cette diction cryptique.

Nous le voyons à chaque fois qu’un politicien vedette se flattant de son identité socialiste se transforme soudain en un plouc dissimulateur (ou en un abruti absolu) quand survient la question d’Israël. La critique arrive, très vite suivie, comme toujours, par les rationalisations.

« Il n’y a pas de réponse simple ».

« C’est la meilleure réponse que l’on puisse espérer ».

« Pour être juste, la question est vraiment difficile ».

Être juste requiert plus qu’une affinité pour les clichés. Estimer qu’une condamnation d’Israël – ou, mieux encore, du sionisme – est difficile ou intimidante exonère les politiciens de toute lâcheté. La liberté de la Palestine est une question morale capitale qui ne mérite rien moins qu’un soutien décisif. Nous avons tendance à considérer l’apathie des politiciens comme pragmatique : ils se doivent de se préoccuper des élections ; ils sont obligés de faire des concessions. Non seulement cela absout les politiciens de la lâcheté, mais aussi de l’effet intellectuel : ils disent n’importe quoi, mais ils ne peuvent pas y croire. Leur propre rhétorique n’est pas fiable. 

Si nous insistons afin d’être justes envers les politiciens, alors il paraît important d’accorder la même faveur aux autres éléments démographiques. Qu’en est-il des électeurs des politiciens ou du public en général ? Ne méritent-ils pas l’honnêteté qu’on leur a promise ? Leur énergie limitée ne doit-elle pas être utilisée pour marchander avec leurs propres héros ? À quémander une reconnaissance des sommités qui prétendent les représenter ?

Ou qu’en est-il du peuple palestinien lui-même ? N’est-il pas injuste qu’ils continuent de subir une occupation militaire généreusement financée par des politiciens dissimulateurs ? N’est-il pas doublement injuste que ces politiciens acquièrent le pouvoir en prétendant se préoccuper d’eux, pour ensuite se replier sur les affaires habituelles de l’oubli ?

Abandonnons ce langage de l’équité envers les politiciens. Lorsqu’il s’agit de préserver la dignité du mouvement de libération national de la Palestine, l’antagonisme est la seule sensibilité viable.

Je ne parle pas d’un antagonisme de type oratoire, mais en tant que position de sujet – c’est-à-dire une mise au point implacable sur la priorité aux opprimés par rapport aux ambitions bourgeoises des arrivistes en Occident. « Vous ne pouvez pas être élus aux États-Unis sans cirer les pompes à Israël ! » crie le partisan du réalisme. Il est grand temps que ce morceau de sagesse fréquente disparaisse. Des politiciens en herbe peuvent s’obliger à respecter des normes systémiques, mais nous ne souffrons aucunement d’une telle obligation. Même si c’est vrai, ce n’est pas notre problème. Je me fiche complètement que mon plaidoyer en faveur des colonisés perturbe les aspirations politiques de qui que ce soit. L’objectif est de libérer la Palestine, pas d’asseoir plus de charlatans et de trouillards au Congrès.

Sur ce point, laissons aussi tomber l’illusion, extrêmement populaire chez les radicaux naïfs sur les médias sociaux, que ces ersatz de socialistes – Alexandria Ocasio-Cortez et Bernie Sanders, en particulier – ont trahi leurs partisans de gauche (Sanders en faisant vigoureusement campagne pour Joe Biden et en se faisant bien voir des patrons du Parti, et Ocasio-Cortez en se transformant d’une dynamo socialiste en une sioniste libérale imbécile). Ils n’ont rien trahi d’autre que les délires, hors contexte historique, d’une classe d’experts essayant de profiter de fantasmes d’influence. Sanders n’a jamais prétendu qu’il prendrait fait et cause pour le Parti et Ocasio-Cortez a commencé à dissimuler sur la question de la Palestine avant même de gagner sa première élection. Je le sais parce que je les ai critiqués tous les deux dès le début pour leur politique médiocre, qui était absolument visible pour quiconque prenait la peine de les observer, et qui a traîné partout sur Internet. Il est désagréable de voir des radicaux s’identifier eux-mêmes à chaque nouveau sauveur arrivant au Parti démocrate, pour ensuite opérer un changement inattendu, moralisateur et auto-congratulant, une fois que la dissidence est devenue lisible (c’est-à-dire, se comporter comme des disciplinaires libéraux quand cela rapporte, puis comme des critiques de principe quand la discipline libérale n’a plus la cote). Le retard, comme la naïveté qui le précède, est étalonné en vertu de l’accumulation des influences – la politique n’est pas une vertu, mais une complaisance. La seule chose que l’on gagne à avoir raison dès le départ, c’est une réputation imméritée d’excentrique.

Le sauveur capitule toujours à dessein. Le sauveur est une création de la culture même qu’il prétend transcender. Un engagement sincère en faveur de la libération des Palestiniens exclut toute mobilité par le haut dans le système politique aux États-Unis. La mobilité par le haut prévaut toujours. Y dire que la Palestine est un bourbier facilite la mobilité par le haut. La Palestine n’est compliquée que dans la mesure où elle dérange les dévoués à l’exceptionnalisme états-unien. À elle seule, détachée de la logique de l’électoralisme, la Palestine est une responsabilité collective, cohérente et sans limites. Nous ne pouvons pas rendre la Palestine intelligible à des gens qui sont contraints par une convention politique de l’abandonner.

Avant de devenir des métaphores politiques, « marécage » et « bourbier » étaient des termes strictement géographiques, désignant un terrain marécageux, hostile au développement et à la plupart des formes d’agriculture. L’idée d’une Palestine en tant que bourbier a donné une dimension importante au sionisme dans ses débuts qui concevait la Terre sainte comme marécageuse et stérile. « Assécher le marécage » est aujourd’hui associé à Donald Trump, mais pendant des siècles, il a servi de cri de ralliement colonial, d’abord en Amérique du Nord et puis, en Palestine. Transformer ces terres promises en quelque chose de productif allait être une tâche difficile, une entreprise rien moins que divine, et qui ne pouvait être laissée à des natifs peu industrieux. Sur les deux continents, les colons implantés ont construit des routes et des villes – planté une nouvelle flore et extrait des ressources du sol – et dans le processus, ils ont détruit l’environnement naturel.

Et maintenant, la Palestine est redevenue un trope marécageux dans le lexique colonialiste. Pourtant, la Palestine n’est pas compliquée. Le bourbier naît précisément là où commence le fantasme du salut états-unien.

Source : Mondoweiss

Traduction BP pour l’Agence Média Palestine

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