La construction d’un État palestinien via une planification urbaine privatisée

Par Kareem Rabie, le 14 octobre 2021

Dans son nouveau livre, Palestine is throwing a party and the whole world is invited (La Palestine donne une fête et le monde entier est invité), Kareem Rabie, analyste politique pour Al-Shabaka et professeur adjoint d’anthropologie à l’université de l’Illinois, à Chicago, examine l’évolution de la gouvernance palestinienne vers la mondialisation néolibérale dans les années post-Fayyad. Rabie montre comment les sociétés et les investisseurs privés, les donateurs internationaux et l’Autorité palestinienne (AP) en Cisjordanie ont promu un développement immobilier privé de grande ampleur, comme façon de poursuivre des politiques de croissance économique et de stabilité à l’échelle d’un État. Il utilise l’exemple de l’ensemble immobilier Rawabi, fondé en Cisjordanie par Bashar Masri, comme un cas permettant de mettre au jour ces changements politiques et économiques.

Selon Rabie, le développement privé et les pratiques néolibérales dans le contexte de l’occupation militaire ont des conséquences non intentionnelles. En d’autres termes, une économie de secteur privé robuste ne fait progresser ni la souveraineté ni un État palestinien indépendant. Par contre, le développement privé réoriente le secteur public et  renforce la subordination et la dépendance de la Palestine envers Israël.

Comme l’explique Rabie dans la conclusion de son livre :

Dans le cadre de ce système, on ne doit pas voir en Rawabi un fait imposé de l’extérieur, mais bien un projet politique et économique conçu par des Palestiniens et un indicateur d’une des directions dans lesquelles la Palestine avance. La construction d’un État palestinien se déroule dans le contexte des ambitions et des impératifs territoriaux de la colonisation de peuplement israélienne. Il s’agit d’un État qui régit à un certain niveau les marchés, l’accumulation privée, et la distribution d’aide internationale, mais qui est soumis à Israël sur tous les autres plans.

Al-Shabaka a rencontré récemment Rabie pour parler de ses travaux et pour lui demander quelles déductions peuvent être tirées dans cette conjoncture au sujet de la gouvernance palestinienne et de la construction d’un État.

Dans votre livre, vous qualifiez Rawabi de “forme privée de gouvernance”. Pouvez-vous développer la question du rôle joué par les acteurs non-étatiques dans la détermination des priorités et des politiques nationales palestiniennes ?

Dans le cinquième chapitre de mon livre, je soutiens que le secteur privé, l’AP et les ONG internationales ont mis en avant de concert une priorité nationale : la construction de logements accessibles financièrement. Ils ont mené à bien des études qui cautionnaient l’idée d’un manque de logements et concluaient que le secteur privé saurait répondre à ce besoin. C’est naturellement un secteur qui a ses motivations et impératifs propres. Dans le cas de Rawabi, cette gouvernance privée est un concept classique : c’est un vaste projet immobilier, à l’échelle urbaine, entrepris par des promoteurs privés — des promoteurs qui exerceront leur contrôle et leur autorité sur le plan pratique et au niveau municipal par le biais de la fourniture de services, des associations de propriétaires, et d’autres moyens.

La privatisation à ce niveau reflète des rapports sociaux, politiques, économiques et fonciers qui évoluent dans toute la Palestine. Je me suis efforcé de dépasser les façons dont nos analyses, notre récit et notre historiographie ont été en grande partie modelés par l’occupation et ses géographies, se centrant fortement sur un aspect binaire : la domination et la résistance qu’elle induit. Je pense que les projets visant à la stabilisation, notamment Rawabi et d’autres opérations d’aménagement du territoire, sont menés dans une Cisjordanie subordonnée et en suspens. Des projets spécifiques au lieu, qui tentent de concrétiser des promesses économiques et matérielles ainsi que des formes d’aspiration, peuvent aussi renforcer certaines géographies et relations entre la Cisjordanie et Israël qui agissent ailleurs dans la Palestine historique – comme on l’a vu récemment et violemment à Gaza et Jérusalem –  pour séparer les Palestiniens de leur terre et de ce qui fait d’eux des Palestiniens.

En d’autres termes, la privatisation en Cisjordanie fait partie de la stabilisation de la Cisjordanie à l’intérieur d’Israël, et aux dépens d’autres parties de la Palestine colonisée. J’ai abordé ce point dans un article paru précédemment dans la New Left Review :

Le Ramallah qui a émergé au cours des quelque vingt-cinq dernières années n’est pas une façon de se libérer de l’Occupation, mais le résultat de sa dynamique de développement inégal et de fragmentation délibérée […] À mesure que Ramallah croît, dans des directions spécifiques, le long de chemins qui se rétrécissent, la vie et les possibilités palestiniennes diminuent ailleurs.

D’une part, il est vrai que le secteur privé a une capacité unique à donner forme à des priorités dans cette vacance du pouvoir. D’autre part, il bénéficie de changements — dans le financement de l’aide, dans le domaine de l’idéologie, sur le plan de la jurisprudence, etc. — qui ont une cohérence logique dans le cadre de la politique et du développement capitalistes et de la pratique néolibérale.

Vous décrivez la gouvernance sous l’AP comme “un processus continu vers […] la durabilité de la gestion”. Pouvez-vous expliquer ce que vous entendez par là ?

Ces termes, que j’emprunte à Nasser Abourahme, décrivent quelques-unes des façons dont la planification et la capacité publique à gouverner et à assurer la fourniture de services et d’infrastructures sont affaiblies. Au cours de ma recherche, une des questions qui m’ont guidé a été de savoir si le statu quo peut être durable. Il semble évident que beaucoup d’efforts sont déployés pour qu’il en soit ainsi — Naftali Bennett a déclaré que rien de fondamental ne changerait tant qu’il serait au pouvoir. Étant donné cette réalité persistante, il existe une tension au sein de l’AP sur la manière d’organiser un avenir post-occupation qui existe essentiellement au niveau des aspirations. En résultat, l’AP consacre une énergie non négligeable à la stabilisation.

J’ai trouvé la planification gouvernementale digne d’intérêt parce que, entre autres remarques faites à propos de Rawabi à l’époque où je menais ma recherche, j’ai entendu dire que c’était “la première ville planifiée”, et même, selon un promoteur, “la première ville nouvelle bâtie depuis Hérode” ! Comme j’étudie les villes et que je m’y intéresse, cela m’a frappé au départ parce que l’envergure du projet était unique en Palestine, et cela m’a amené à poser une série de questions : Qu’est-ce que la planification en Palestine ? En quoi peut-elle consister ? Qu’est-ce qu’elle a été ? Quels changements lui sont nécessaires, quels changements permet-elle ? Quelles relations se trouvent rigidifiées dans les lieux nouveaux ?

Immédiatement après Oslo sont apparues des pratiques sérieuses et diligentes de la part d’aménageurs au sein de l’AP qui cherchaient le moyen de construire un État, de fournir des services, de planifier à long terme. Très rapidement, cependant, ces démarches se sont heurtées aux limites matérielles bien réelles de ce que l’AP pouvait accomplir dans les conditions de l’occupation et dès lors qu’elle dépendait de l’aide extérieure. L’AP n’a pas beaucoup de possibilités d’agir de façon réellement souveraine, si bien que sa compétence devient plutôt de stabiliser et de maintenir ce qui est déjà là.

Cependant la critique de l’AP et de l’abandon néolibéral des services publics par l’État n’est pas non plus si facile. Souvent, lors de mes entretiens hors des villes principales de Cisjordanie, j’ai parlé avec des gens qui trouvaient encourageante l’action de l’ancien Premier Ministre Fayyad, simplement parce que sa volonté de relocalisation rendait plus visible la présence de l’AP, et qu’ils voyaient celle-ci travailler directement pour eux sous forme de projets d’infrastructures de faible ampleur. Cet État-en-formation est malléable, incohérent et caractérisé par une autonomie réduite au minimum, orientée vers le maintien de la situation présente. Mais il est également impliqué dans la reconstruction et la production au moyen d’interventions et d’investissements qui brouillent les distinctions entre l’AP, le secteur privé, le gouvernement et l’État.

Vous affirmez que Rawabi est un exemple de projet associant public et privé qui consolide le statu quo. Pouvez-vous décrire comment cela se passe ?

Il est utile d’examiner Rawabi, car cela nous aide à voir un ensemble de processus, d’activités et de changements en Palestine — des changements qui ont un impact, qui sont matériels, et qui ont des conséquences pour l’avenir sur place. Mon but n’est pas d’ajouter aux critiques existantes de son architecture ou de son vocabulaire, ou de Bashar Masri en tant qu’individu. J’attache de l’importance à la façon dont son échelle peut constituer le précédent d’un élargissement.

Par exemple, un des points que j’ai cherché à éclairer dans ce livre est la création par les promoteurs de nouvelles formes de régime foncier en Cisjordanie. Auparavant, les banques hésitaient à proposer des prêts hypothécaires de longue durée parce que la possibilité de revendications liées à la multipropriété rendait difficile l’utilisation de terres en tant que garantie. Par ailleurs, la situation donnait un sentiment d’insécurité, si bien que de nombreux Palestiniens ne souhaitaient pas être liés par des dettes sur 20 ou 30 ans. Les promoteurs ont fait en sorte de résoudre ces problèmes en générant un marché hypothécaire et en obtenant le soutien de l’AP. Ils ont acheté une mosaïque de parcelles dans le secteur où ils souhaitaient construire, et l’AP est intervenue pour leur conférer des pouvoirs de planification et de propriété s’appuyant sur son droit d’exproprier, ce qui leur a donné un titre incontestable sur une vaste superficie. Le projet a aussi obtenu le soutien d’ONG locales et internationales pour garantir les prêts hypothécaires, promus au moyen de programmes éducatifs destinés aux acheteurs d’habitations.

Je vois bien que la notion d’aspiration personnelle, économique et sociale dans des parties délimitées de la Cisjordanie — tout particulièrement à Ramallah et dans ses banlieues — suscite une vision attrayante du futur, partagée par de nombreux Palestiniens. Mais il reste un grand problème : sous l’occupation, les nouvelles formes d’aspiration sociale, au niveau familial ou individuel, sont restreintes.

Votre travail présente l’économie politique comme un instrument permettant de mieux comprendre différents aspects de la Palestine et du vécu des Palestiniens. Pouvez-vous nous en dire plus sur les raisons de votre conviction ?

Je crois que l’économie politique est une bonne base pour repenser le changement historique, géographique, social et structurel. Il y a eu chez les Palestiniens, marxistes et autres, une longue tradition de travaux de cet ordre, qui était restée en sommeil jusqu’à une période récente. D’autres écoles d’économie politique sont plus visibles dans les cercles de décideurs, et il existe un ensemble important de travaux critiques sur l’aide et les orientations politiques internationales, qui proviennent en grande partie d’Al-Shabaka.

En tant qu’anthropologiste, j’ai tenu à inclure dans ce livre du matériel ethnographique recueilli en direct afin de faire comprendre aux chercheurs qu’il est possible de lier des recherches de terrain, qualitatives, basées sur des entretiens, à des structures et phénomènes relevant d’échelles plus lointaines. J’ai reçu l’influence de travaux universitaires sur la reproduction sociale, et ce que cela signifie pour moi, à la base, c’est que la reproduction humaine quotidienne et dans la durée relie l’existence humaine avec les réalités sociales du travail, de la distribution, etc. Le capital se déplace et, ce faisant, il est à la fois destructeur et productif. Il aide à produire des contextes pour la vie sociale, pour les relations sociales, et à ce que les gens vivent leur vie à l’endroit où ils se trouvent. Pour qu’une image plus exacte émerge, je crois qu’il faudrait étudier simultanément des échelles multiples. Des contextes bien plus larges, des phénomènes plus généraux concernant le travail, l’occupation, les rapports de la Palestine avec Israël et avec le capital mondial, ont un impact sur la vie des gens.

À votre avis, quelles alternatives existent permettant aux Palestiniens de contrer ou d’empêcher ces projets de développement expansifs? Que peut faire la communauté internationale ?

En tant que chercheur et enseignant qui mène une politique issue du mouvement, je pense que deux petites réorientations ont une validité. Premièrement, cesser de donner un rôle subalterne aux questions de capitalisme et de classe lors d’une étude de la politique nationale, et se demander quels types de conséquences à long terme — géographiques, politiques et juridiques — peuvent avoir pour les Palestiniens la restructuration capitaliste et les projets destinés à l’élite, en Palestine et ailleurs. Quelles situations différentes connaissent différents groupes de Palestiniens quant à leur vie, quant à la politique, quant à la mobilisation, quant à l’aspiration ?

Deuxièmement, voir des liens là où ils existent et essayer d’avoir un regard plus vaste, sur les plans historique et géographique, pour se demander comment et pourquoi la Palestine existe de la façon dont elle existe aujourd’hui. Une fois que ces questions sont sur le tapis, d’autres questions peuvent émerger. Cela vaut la peine de mettre l’accent sur le processus et la direction. Les réponses viendront plus tard, de la part de dirigeants du mouvement, de jeunes, d’activistes et d’organisateurs, et d’autres personnes impliquées d’autres façons que moi.

Quant à la communauté internationale, je ne suis pas convaincu que la dette, la stabilité du marché et la croissance économique soient la voie de l’autodétermination et de la souveraineté, sans parler de la libération humaine.

Tel est le problème : une démarche authentiquement émancipatrice pour les Palestiniens doit nécessairement se réaliser aux dépens des structures, institutions et États qui ont construit un système robuste pour maintenir la subordination et la stabilité palestiniennes, et pour garantir les prérogatives, les impératifs territoriaux et la sécurité d’Israël.

À mon avis, les formulations de la géographe Ruth Wilson Gilmore et sa large théorisation du racisme se montrent précieuses sur ce point.

Pour reprendre ses termes célèbres, le racisme est “la production et l’exploitation approuvées par l’État ou extrajuridiques d’une vulnérabilité différenciée selon le groupe et conduisant à une mort prématurée”. Je ne peux donc répondre à votre question que par une autre question : À quoi ressemblerait une aide internationale qui ne contesterait pas l’échafaudage d’un contexte étatique, juridique et extrajuridique qui différencie les groupes, rend les personnes vulnérables à la violence et à la mort, et exploite ces différences ?

Source : Al Shabaka

Traduction SM pour l’Agence Média Palestine

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