Ce que l’apartheid signifie pour Israël

Par Jonathan Ofir, le 19 octobre 2021 

Abolir l’apartheid israélien, cela veut dire abolir le sionisme et enterrer la notion de suprématie juive, présente au cœur du sionisme lui-même. 

Le rideau de fer d’un magasin palestinien à Hébron, fermé par l’armée israélienne et vandalisé par une étoile de David, symbole juif ancien adopté par l’État israélien comme symbole national. (Photo Lauren Surface)

C’est l’automne. Les feuilles tombent et les fruits mûrissent. Ce qui poussait depuis le début de l’année achève sa maturation et tombe au sol.

Au début de cette année, deux rapports importants sur l’apartheid israélien ont été publiés par de grandes organisations de défense des droits humains – B’Tselem, israélienne, et Human Rights Watch (HRW), internationale. Celui de B’Tselem, en janvier, avait pour titre “A regime of Jewish supremacy from the Jordan River to the Mediterranean Sea: This is apartheid” (Un régime de suprématie juive du Jourdain à la Méditerranée : c’est l’apartheid) ; celui de HRW, en avril, était intitulé “A Threshold Crossed: Israeli Authorities and the Crimes of Apartheid and Persecution” (Un seuil franchi. Les autorités israéliennes et les crimes d’apartheid et de persécution).

Les médias israéliens ont gardé un certain silence à ce sujet, ce qui n’a rien d’étonnant – le déni a été l’outil principal permettant au sionisme de commettre ses atrocités colonialistes. Initialement, ce fut le déni de l’existence des Palestiniens (voir la formule d’Israel Zangwill en 1894 : “une terre sans peuple pour un peuple sans terre”, puis la phrase de Golda Meir en 1969 : “il n’y avait pas de Palestiniens… ils n’existaient pas”), et ensuite le refus de leur retour après leur avoir fait subir un nettoyage ethnique.

C’est la démarche privilégiée par les sionistes – prétendre que les Palestiniens n’existent pas. Le combat frontal contre un adversaire exige généralement plus de temps et d’énergie que le déni de son existence et son ensevelissement sous le sable, sort infligé aux 230 corps du massacre de Tantura en 1948, enterrés dans un charnier sous le parking de Dor, plage du kibboutz Nachsholim. Et si vous êtes l’historien israélien Benny Morris, vous pouvez préconiser un nettoyage ethnique complet de “toute la Terre d’Israël, jusqu’au Jourdain”, puis prétendre que vous n’avez jamais parlé de nettoyage ethnique. 

Parce que le déni est un aspect central et puissant du sionisme, il est important non seulement de l’affronter au moyen de la réalité, mais aussi de donner à la vérité l’espace et le temps nécessaires pour se faire comprendre. Au cas où 73 ans ne seraient pas suffisants, la présente année a fait pénétrer cette vérité avec force : Israël est un État d’apartheid.

Je ne vais pas reprendre les détails innombrables qui lui confèrent ce caractère. Je préfère réfléchir à ce que cette réalité signifie pour Israël – au-delà du déni et du recours sans espoir à la propagande et aux accusations d’“antisémitisme”, face aux preuves et aux données factuelles. Les dénégateurs sionistes en sont réduits à une question simple : que faire si ces organisations ont raison, si Israël est un État d’apartheid ?

Israël ne peut pas s’extraire facilement de cette situation. Il s’est profondément retranché dans cet apartheid. Son démantèlement ne semble pas plus viable que ne le serait le démantèlement du rêve sioniste de suprématie juive sur une terre largement nettoyée des non-Juifs. Certes, B’Tselem et HRW ne s’en prennent pas au sionisme en tant qu’idéologie (car leur sujet est l’évolution des politiques), cependant, implicitement, ils condamnent ici le sionisme – car ces politiques ont une origine, elles ne sortent pas de nulle part. Et le lieu d’où elles sortent est le sionisme. La cupidité des sionistes à l’égard de la terre était si grande qu’il a bien fallu qu’elle “termine le travail” en 1967 et s’empare du reste de la Palestine historique. Ce n’était pas un accident. Le désir des sionistes de “libérer le pays tout entier”, comme l’écrivait David Ben Gourion à son fils Amos en 1937, a toujours été très fort. Par la suite, lorsqu’ils ont conquis le reste du pays, ils se sont mis à prétendre que cela n’était que temporaire.

C’est ainsi que le “processus de paix” s’est mis en marche, Israël parlant d’une prétendue “solution à deux États” mais entendant par là des bantoustans pour les Palestiniens.  

Même les appels israéliens les plus sonores au “divorce” et à la “séparation” d’avec les Palestiniens sont basés sur la même mentalité raciste d’apartheid, comme s’ils oubliaient que le mot “apartheid” signifie “situation de séparation”.

Les Israéliens veulent une situation de faux-semblant, comme en 2005 pour le “désengagement ” de Gaza, où ils se disent à eux-mêmes que l’occupation est terminée. Tout le monde sait que partir d’une prison à ciel ouvert, jeter la clé et assiéger cette prison par la terre, par l’eau et par l’air, ce n’est pas un “désengagement”, ce n’est pas la fin de l’occupation et ce n’est certainement pas la paix – et ce n’est pas non plus la fin de l’apartheid.

Pour autant que je sache, rien de tout cela n’est nouveau pour la plupart des Palestiniens. Ceux qui ont subi un nettoyage ethnique, auxquels on a interdit le retour, savent très bien qu’Israël est un État d’apartheid – même s’il n’était pas défini ainsi il y a 73 ans, c’est ce que cet État a été pour eux. La Cour pénale internationale (CPI) définit ainsi le crime d’apartheid : “des actes inhumains analogues à [d’autres crimes contre l’humanité], commis dans le cadre d’un régime institutionnalisé d’oppression systématique et de domination d’un groupe racial sur tout autre groupe racial ou tous autres groupes raciaux et dans l’intention de maintenir ce régime”. Les Palestiniens connaissent cette inhumanité depuis de nombreuses décennies, et n’ont pas besoin d’un cours magistral à son sujet.

Mais les Israéliens, sionistes pour la plupart d’entre eux, ainsi que de nombreux autres sionistes dans le monde entier, ont besoin, eux, de cet enseignement, et cette notion doit s’enregistrer – Israël est un État d’apartheid.

De nombreux apologistes soutiendront que les choses n’avaient pas forcément à évoluer dans ce sens – elles auraient pu être différentes, si seulement… Si seulement les “Arabes” n’avaient pas “manqué une opportunité”, si seulement ils avaient accepté des “offres généreuses”. Pour ces dénégateurs, l’essentiel, c’est d’imputer la situation aux Palestiniens – ils auraient pu modifier leur propre destin et c’est donc à eux d’en assumer la responsabilité. S’il existe un apartheid, ils en sont eux-mêmes la cause.

Il est fort possible que ces dénégateurs persistent dans leur déni jusqu’à la mort, sans jamais se retourner pour regarder dans les yeux la projection de leur propre racisme. Mais quelle que soit la course aux imputations, la réalité est là et on doit y revenir : Israël est un État d’apartheid.

Et ces dénégateurs savent parfaitement que les Palestiniens ne se sont pas infligé à eux-mêmes un nettoyage ethnique, que les Palestiniens n’ont pas rasé leurs propres villages, que les Palestiniens n’ont pas non plus construit des colonies de peuplement pour se déposséder eux-mêmes de leurs villes, de leurs villages, de leurs champs. C’est Israël, l’État juif sioniste, qui agit ainsi, c’est l’État qui crée sur le terrain les faits qui rendent l’apartheid de plus en plus irréversible.

L’espérance sioniste, c’est que tout cela va s’arranger avec le temps, d’une manière ou d’une autre : il n’y aura plus de réactions violentes, la présence palestinienne se réduira d’une manière ou d’une autre, la résistance palestinienne battra en retraite d’une manière ou d’une autre, la “normalisation” en dépit de l’apartheid l’emportera d’une manière ou d’une autre, avec le temps, et la paix s’épanouira par-dessus l’apartheid. Mais sur ce charnier palestinien, les éléments de preuve ne cessent d’apparaître. “Nous nous sommes occupés de la fosse commune, et tout est en ordre”, disait le rapport de l’armée israélienne après le massacre de Tantura (9 juin 1948). “Huit jours après, je suis revenu à l’endroit où nous les avions enterrés, près de la voie ferrée. Il y avait un gros monticule car les corps avaient gonflé”, relate le rapport de Mordechai Sokoler et Yosef Graf – deux guides venus de Zichron Yaakov pour accompagner les unités Alexandroni de la Haganah, auteurs du massacre. Ces choses-là ne disparaissent pas avec le temps. Elles continuent généralement à raconter la même histoire pendant de nombreuses années, même après que les corps sont devenus des os et ont cessé de gonfler dans la chaleur.

En effet, les choses auraient pu se passer autrement. Il était pourtant prévisible qu’elles se passeraient ainsi. Si vous convoitez une terre occupée par des personnes bien réelles qui ont vécu là pendant des siècles en formant une société cohérente et prospère, si vous niez leur humanité et même leur existence, si vous leur faites subir les pires atrocités et qu’ensuite vous niez les avoir commises – faut-il s’étonner que ça ne se passe pas à la perfection ? Faut-il s’étonner si votre État n’est pas réellement la “seule démocratie”, s’il s’agit, en fait, d’un État d’apartheid ?

Rien de tout cela n’est étonnant pour ceux qui ont perçu la nature institutionnellement colonialiste du sionisme, au-delà du romantisme du “retour” et de la prétendue “démocratie juive”. Mais pour ceux qui ont eu une vision romantique du sionisme, c’est peut-être le moment de faire volte-face.

Et il existe une porte de sortie – idéologiquement et aussi pratiquement.

Alors que le sionisme ne semble pas capable d’échapper à sa pulsion colonialiste, il existe un moyen de sortir de l’apartheid, si simple qu’on l’écarte souvent en le taxant de naïveté. Donner des droits égaux dans un État laïque sans discrimination. Cette courte phrase est l’antidote de l’apartheid. Par ailleurs, tous ses éléments sont diamétralement opposés au sionisme. J’estime depuis longtemps que le sionisme, c’est l’apartheid. Abolir l’apartheid, cela revient en fait à abolir le sionisme et à enterrer la notion de suprématie juive, laquelle, malgré les efforts pour édulcorer la réalité, est présente au cœur du sionisme.

C’est ce que les sionistes voudront éviter. C’est pour cette raison qu’ils discréditeront ou ignoreront les rapports sur l’apartheid. C’est pour cette raison qu’ils combattront la CPI. C’est pour cette raison qu’ils traiteront d’“antisémites” ceux qui révèlent les crimes. Ils ne voudront pas renoncer à leur privilège. Selon les termes célèbres de Frederick Douglass, “le pouvoir ne concède rien que l’on n’exige pas … il ne l’a jamais fait et ne le fera jamais” – et les sionistes ne perçoivent pas une exigence suffisamment forte à l’heure actuelle. Ils s’efforcent plutôt de la combattre et de l’affaiblir, en conservant le privilège et le pouvoir. Ils considèreront comme un crime la lutte contre cette situation. Dans ce contexte, les arguments moraux ne peuvent aller plus loin. Tandis que la moralité et l’humanité doivent montrer la voie à ceux qui les défendent, ceux qui cherchent à changer réellement de paradigme et à mettre fin à l’apartheid israélien doivent utiliser des moyens et des politiques qui affaibliront l’État d’apartheid, et cela ne peut pas se limiter à des mots. Ces moyens sont connus : Boycott, désinvestissement et sanctions. Laissons les dénégateurs de l’apartheid manifester une indignation obstinée – leurs protestations sont prévisibles. Ils se battent pour maintenir leurs privilèges. Le combat pour mettre fin à l’apartheid a beaucoup plus de sens. 

Un jour, lorsque l’apartheid israélien aura été aboli, ces personnes seront nombreuses à venir dire qu’elles s’y sont opposées et qu’elles ne l’aimaient pas du tout. Si elles s’attendent vraiment à ce qu’il se termine maintenant sans BDS, elles rêvent et elles se moquent du monde, y compris d’elles-mêmes. Ce n’est vraiment pas le moment de plaisanter, c’est terriblement sérieux : Israël est un État d’apartheid.

Source : Mondoweiss

Traduction SM pour l’Agence média Palestine

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