Le dossier secret israélien ne fournit aucune preuve justifiant de déclarer les ONG palestiniennes comme « terroristes »

Par Yuval Abraham, Oren Ziv et Meron Rapoport, le 7 novembre 2021

Israël espérait qu’un document classifié du Shin Bet pourrait convaincre les gouvernements européens d’arrêter de financer les groupes palestiniens de défense des droits. +972 et Local Call ont obtenu les témoignages contenus dans le dossier — et n’ont trouvé aucune preuve réelle pour justifier les assertions d’Israël.

Le 22 octobre, le ministre israélien de la Défense Benny Gantz a désigné six importants groupes palestiniens de défense des droits humains comme « organisations terroristes », citant de prétendus liens avec le Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP), un parti et mouvement militant palestinien de gauche. Malgré la sévérité de la déclaration, qui aurait été basée sur des renseignements collectés par le Shin Bet, Israël a échoué à présenter un quelconque document reliant directement ou indirectement les six organisations au FPLP à quelque activité violente.

Donc sur quelles preuves cette déclaration était-elle censée être basée ? Cette question a été posée au cours des deux dernières semaines par la communauté de défense des droits humains, ainsi que par un petit nombre de membres de la Knesset et de hauts représentants des pays amis d’Israël. Une source interne à l’establishment de la défense a été largement citée dans les médias israéliens, disant que la preuve contre les groupes palestiniens était « solide comme un roc ».

Cependant, l’information issue de documents classifiés que nous révélons ici pour la première fois jette de sérieux doutes sur cette affirmation.

Depuis mai de cette année, les diplomates du ministère israélien des Affaires étrangères ont à plusieurs reprises fait appel à la communauté internationale pour que celle-ci admette que les six organisations palestiniennes — Al-Haq, Addameer, le Centre Bisan, Défense internationale des enfants-Palestine, l’Union des comités de travail agricole et l’Union des comités de femmes palestiniennes — étaient étroitement liées au FPLP et impliquées dans le financement d’activités terroristes.

Pour justifier les allégations contre les ONG, dont certaines sont hautement respectées dans l’arène internationale, les diplomates israéliens ont envoyé en mai 2021 un dossier classifié de 74 pages préparé par le Shin Bet aux représentants de pays européens, dans l’espoir de les persuader de cesser de subventionner les organisations. Pourtant, selon les indications que nous avons rassemblées, le dossier a échoué à convaincre ces gouvernements étrangers. De hauts responsables dans au moins cinq des pays européens ont dit que le dossier ne contenait aucune « preuve concrète » et ont donc décidé de continuer à soutenir financièrement les organisations.

+972, Local Call, et The Intercept se sont procuré le dossier classifié du Shin Bet, ainsi que des centaines de pages de résumés en hébreu du Shin Bet et des interrogatoires par la police israélienne de deux comptables palestiniens : Said Abdat et Amro Hamuda. Les deux hommes ont travaillé pour une organisation palestinienne qui n’était pas listée dans les ordonnances de Gantz, les Comités de travail de santé, et les deux ont été licenciés par l’ONG après des soupçons de malversation financière. Les deux hommes restent en détention israélienne.

Le document envoyé aux Européens est basé presque entièrement sur les témoignages d’Abdat et d’Hamuda. Il affirme que ces témoignages prouvent que les six organisations en question faisaient partir d’un réseau dirigé par le FPLP et que les fonds reçus par les organisations étaient utilisés pour les activités armées du FPLP.

Un examen des « preuves » du dossier, cependant, ainsi qu’un examen des résumés des interrogatoires répétés d’Abdat et de Hamuda, révèlent que les comptables — qui ne travaillaient pour aucune des organisations ciblées — basaient la plupart de leurs accusations sur des suppositions générales, qui seraient selon eux « connaissance commune » ou sur une information dont ils ont affirmé qu’elle était largement « connue ».

Plus important encore, même les témoignages non corroborés d’Abdat et de Hamuda indiquent, au mieux, que certaines de ces organisations étaient impliquées dans des activités civiques et publiques telles que des événements d’étudiants, l’aide aux malades ou des cours de poésie qui font partie du travail du FPLP en tant que mouvement de la société palestinienne. Un avocat représentant un des comptables, Abdat, allègue de plus que l’on aurait pu faire pression sur son client pour qu’il fournisse ce témoignage, après des méthodes d’interrogatoire qui pourraient s’assimiler à de la torture ou à des mauvais traitements.

Ces aspects critiques des témoignages d’Abdat et d’Hamuda ont été omis du dossier de Shin Bet. En fait, contrairement aux affirmations du ministère israélien de la Défense, le dossier n’offre pas un seul élément de preuve que les six organisations aient détourné leurs fonds vers le FPLP ou des activités violentes.

Les accusations du dossier contre les ONG sont presque identiques aux allégations de l’annonce de Gantz il y a deux semaines. Les interrogatoires des comptables, qui ont eu lieu entre mars et mai de cette année, étaient aussi mentionnés par le ministère comme la source des allégations.

Depuis mai, Israël a perquisitionné les bureaux de trois des six groupes de défense des droits humains et pourrait y avoir obtenu des preuves supplémentaires pour essayer de montrer un lien direct entre les organisations et le FPLP. Pourtant, les hauts responsables de deux pays européens qui ont parlé avec +972, Local Call et The Intercept à condition de rester anonymes, ont dit que, depuis l’annonce de Gantz, Israël a ignoré toutes leurs requêtes pour avoir plus d’informations sur la question. Les hauts responsables de trois autres pays européens ont publié des déclarations dans les médias sur ce point.

De plus, deux sources américaines informées des détails de l’affaire ont dit qu’une délégation israélienne a été envoyée à Washington pour contrôler les dégâts après l’indignation soulevée par les désignations de terrorisme et qu’elle a rencontré des membres du Congrès et du personnel des services du Congrès pour essayer d’expliquer l’annonce de Gantz. Une des sources a dit que les documents que la délégation a présentés aux députés américains étaient très similaires à celui présenté aux Européens en mai, ajoutant : « C’est tout ce que les membres du Congrès ont vu ». Les deux sources américaines, qui ont demandé l’anonymat parce qu’elles n’étaient pas autorisées à parler à propos d’affaires diplomatiques, ont dit qu’il y avait des plans pour présenter les mêmes documents au Département d’Etat américain qui, selon des informations journalistiques précédentes, avait demandé plus d’informations sur ces désignations faites par le gouvernement israélien.

Les « preuves » du Shin Bet

Le dossier classifié, qui porte le logo du Shin Bet, est intitulé : « Résultats d’investigation : financement étranger pour le Front populaire de libération de la Palestine par l’intermédiaire d’un réseau d’organisations de la ‘société civile’ ». Le document s’ouvre par des informations générales sur le FPLP — qu’Israël, les Etats-Unis et l’Union européenne considèrent comme « organisation terroriste » — et ses opérations armées depuis les années 1970, et continue en arguant que le FPLP a établi des organisations de la société civile pour servir de façades. Selon le document, même si certaines de ces ONG ont des objectifs humanitaires, une partie des donations qui leur sont faites « a atteint l’organisation terroriste elle-même ».

Le dossier mentionne la Suisse, l’Allemagne, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, la Belgique, la Suède, l’Espagne et l’Union européenne comme pays et organismes qui soutiennent financièrement les six ONG et son objectif est très probablement de les persuader de couper les fonds de ces groupes. Pourtant la ministre des Affaires étrangères des Pays-Bas et la ministre belge du développement économique ont déclaré publiquement que le dossier ne contenait pas « même un seul élément concret de preuve ». Après le dossier, la Belgique et la Suède ont dit qu’elles avaient mené des audits indépendants sur la conduite financière des six organisations en question et leur connexion avec le FPLP. Aucun des deux pays n’a trouvé de preuve pour les affirmations du Shin Bet.

En fait, la plus grande partie du dossier ne discute pas réellement les six ONG de la déclaration de Gantz, mais se focalise plutôt sur une septième association palestinienne, les Comités de travail de santé. L’organisation, qui organise des centres médicaux dans toute la Cisjordanie occupée, n’était pas incluse dans la déclaration de Gantz parce qu’elle a déjà été mise hors la loi en janvier 2020 après que le vice-directeur du groupe, Walid Hanatshah, a été accusé d’avoir conspiré pour l’assassinat de Rina Shnerb, une Israélienne de 17 ans, dans une attaque par bombe en bordure de route en août 2019. Plus tôt cette année, cinq employés appartenant aux Comités de travail de santé — dont le directeur, Shatha Odeh — ont été arrêtés et interrogés, soupçonnés de détournement de fonds en faveur des activités du FPLP en utilisant de faux rapports financiers.

De plus, deux employés appartenant à l’Union des comités de travail agricole, une des six ONG en question, ont été arrêtés pour l’assassinat de Shnerb — c’est peut-être le seul lien connu entre un membre quelconque des six groupes et une activité violente. Après l’assassinat, les forces de sécurité israéliennes ont arrêté des dizaines de militants politiques, d’employés de diverses organisations de défense des droits humains, d’activistes et d’étudiants soupçonnés de liens au FPLP, dont Khalida Jarrar, membre du Conseil législatif palestinien pour le FPLP. Dans le cas de Jarrar, le Shin Bet a publié une déclaration dramatique la reliant aux activités violentes du FPLP, bien que l’allégation soit totalement absente du papier de sa mise en accusation et qu’elle n’ait jamais été condamnée pour des liens avec la violence.

Financer le terrorismesans aucune preuve

Le dossier contient neuf reçus truqués émis par les Comités de travail de santé, ainsi qu’un enregistrement audio de Hamuda, dans lequel il aurait admis avoir forgé de tels reçus. Le dossier cite un appel téléphonique qu’il a eu avec un autre employé, dans lequel Hamuda aurait dit : « Pour chaque projet tu acheteras quelque chose de réel et tu achèteras quelque chose qui n’est pas réel. Ce qui n’est pas réel, nous le gonflerons et le transférerons au donateur qui paiera le montant. De cette façon, nous clôturerons les dettes des Comités de travail de santé ».

Cependant, ces reçus, ainsi que les centaines d’autres pages des enquêtes du Shin Bet et de la police, n’offrent aucune preuve que le détournement supposé des fonds de l’organisation ait été fait avec l’objectif de financer des activités violentes.

Par exemple, pendant l’interrogatoire de Hamuda le 29 mars, l’interrogateur l’a accusé à plusieurs reprises de « jouer avec les factures » pour soutenir le FPLP. Selon les documents, Hamuda a repliqué que « s’il jouait à ces jeux ici ou là, ce n’était pas pour les objectifs du FPLP » et qu’au lieu de cela, il « aidait à gonfler les factures à cause des dettes du Comité de travail de santé envers les fournisseurs de services ». Ces sections de l’enquête n’apparaissent pas dans le dossier israélien envoyé aux Européens.

Les reçus truqués présentés aux Européens viennent seulement des Comités de travail de santé et sont accompagnés d’allégations générales d’Abdat et de Hamuda. Parlant de l’Union des comités de travail agricole, Abdat a dit pendant son interrogatoire du 7 avril : « Je suppose que l’entreprise d’imprimerie Bisan [sans relation avec le Centre Bisan, un des six groupes figurant dans la déclaration de Gantz] fournit des services à l’Union des comités de travail agricole et les aide aussi à forger des reçus ». En ce qui concerne l’Union des comités de femmes palestiniennes et le Centre Bisan, Abdat a affirmé qu’il enseignait aux employés de ces organisations comment « forger des documents et des reçus, pour faire des profits ». Aucune preuve n’a été donnée pour confirmer son affirmation.

Etant donné la nature non corroborée des témoignages, la valeur des preuves du Shin Bet semble très insuffisante — particulièrement quand on prend en considération le fait que les comptables n’ont jamais travaillé pour les six associations sur lesquelles ils témoignent et qu’ils ont été licenciés des Comités du travail de santé à cause de soupçons de malversations financières.

Soutien idéologique pour des cours de danse

Abdat et Hamuda auraient affirmé qu’il était « connu » que les six organisations étaient « affiliées » au FPLP. Par exemple, quand il a été interrogé sur Al-Haq le 7 avril, Abdat a dit que quelqu’un qui n’est pas un membre du FPLP est « interdit de travail à Al-Haq ». Parlant de l’Union des comités de travail agricole et de Défense internationale des enfants-Palestine, Abdat a dit aux interrogateurs que les deux organisations étaient associées avec le FPLP ou opéraient sous ses ordres.

L’interrogateur du Shin Bet a résumé les remarques d’Abdat dans l’interrogatoire du 6 avril comme suit : « Les institutions appartiennent au FPLP, sont connectées entre elles et constituent l’élément vital de l’organisation, économiquement et sur le plan organisationnel. Autrement dit, grâce au blanchiment de fonds et en finançant les activités du FPLP ». L’interrogateur a résumé les remarques de Hamuda dans son interrogatoire du 31 mars comme suit : « Le FPLP exploite des institutions, des centres et des comités de manière centralisée afin de recevoir des financements pour les activités du FPLP ». Quand on lui a demandé comment l’argent était transféré au FPLP et pour quels objectifs, Hamuda a répondu qu’il « ne savait pas exactement ».

Cependant, dans tous les cas où on a demandé à Abdat et à Hamuda de spécifier ce qu’ils voulaient dire par « activités du FPLP », ils ont seulement décrit des projets éducationnels ou humanitaires qui sont affiliés ostensiblement à l’organisation. Dans aucun cas, ils n’ont décrit le financement d’activités violentes. Quand on lui a demandé comment il en était arrivé à comprendre que « de l’argent atteignait les activités du FPLP », Abdat a répondu qu’il « voyait des reçus qui étaient utilisés pour diverses activités du FPLP, comme des cours de dabke [une danse palestinienne traditionnelle] à Ramallah, Bethléem et Jérusalem ». Seule la première partie de cette phrase a été présentée aux Européens, tandis que la seconde partie — où on comprend que les reçus se réfèrent à un cours de danse — était omise du dossier.

Pendant l’interrogatoire de Hamuda du 29 mars, on lui a demandé quelles activités du FPLP étaient subventionnées par les Comités du travail de santé, ce à quoi il a répondu : « Ce sont différentes activités pour les étudiants, comme des camps d’été ». Dans un interrogatoire séparé, Hamuda a répondu qu’ils subventionnaient « des cours sur le leadership avec des conférenciers extérieurs et des cours pour les femmes sur les droits des femmes ». Quand l’interrogateur lui a demandé le 29 mars comment ces organisations contribuent au FPLP, Hamuda a répliqué qu’il « ne savait pas ».

En fait, dans les centaines de pages de résumés d’interrogatoire, il y a seulement une unique référence à des activités militaires. Selon le résumé de son interrogatoire du 8 avril, Abdat a affirmé qu’il existe un comité du FPLP qui « décide comment diviser les fonds entre les activités militaires et les organisations ». Alors que cette partie apparaît dans le dossier, elle a été présentée sans mentionner qu’Abdat a aussi ajouté : « Je ne sais pas comment les fonds vont à ce comité et comment ils distribuent les fonds ». Quand on lui a demandé de décrire les activités du FPLP, Abdat a seulement parlé d’« activités sur le campus de l’université, de soutien pour les blessés ou les malades et de soutien pour les familles des martyrs et des prisonniers ».

Abdat a aussi dit aux interrogateurs que trois des six organisations en question soutenaient une initiative éducative intitulée « Projet Kanan » qu’il a affirmé être affiliée au FPLP. Dans ses briefings aux journalistes israéliens, le ministre de la Défense a aussi mentionné le Projet Kanan comme l’une des raisons pour lesquelles l’Union des comités de travail agricole a été déclarée organisation terroriste.

Cependant, même dans ce cas, les détails des activités elles-mêmes n’ont pas été présentés dans le dossier, probablement pour créer l’impression d’une activité clandestine. Les documents de l’enquête révèlent que le 6 avril, Abdat a dit à son interrogateur que le Projet Kanan « se concentrait sur la réhabilitation des jeunes ; les cours de dabke ; les cours du FPLP avec des contenus du FPLP ; la préparation des camps d’été ; les compétitions de sports : et les occasions de bénévolat ; les études et la recherche ; les activités sur le campus ; et les activités pour les jeunes de Jérusalem contre l’occupation sioniste. Tous les cours étaient organisés par des membres du FPLP et incluent des contenus relatifs au FPLP ». Selon le Shin Bet, le Projet Kanan est soutenu par le gouvernement basque via la fondation Mundubat.

Le même jour, les interrogateurs du Shin Bet ont aussi questionné Abdat sur un projet additionnel, intitulé « Cinq Associations », dans lequel quatre des six organisations auraient été impliquées et dont les activités sont publiques. Les interrogateurs ont résumé les réponses d’Abdat comme suit :

Dans le cadre du projet des Cinq Associations :

  • Le groupe Défense internationale des enfants—Palestine a publié les arrestations et les attaques sur des jeunes de moins de 18 ans par l’« occupation israélienne ».
  • Le Centre Bisan a géré le financement d’un avocat pour les détenus ainsi que des camps d’été pour les prisonniers du FPLP libérés.
  • Les Comités du travail de santé a géré les droits d’exercice de la médecine des résidents de Jérusalem Est vis-à-vis des institutions israéliennes et les activités des jeunes gens pour le compte du FPLP, telles que des cours de théâtre et de poésie.
  • L’Union des comités des femmes palestiniennes ont géré les droits d’exercice relatifs aux droits des femmes, particulièrement au bénéfice des femmes qui soutiennent le FPLP.

« Pression » supposée au cours des interrogatoires

Aucun des témoignages mentionnés dans le dossier du Shin Bet n’est confirmé par une preuve concrète, y compris par des documents ou des reçus prouvant les allégations des comptables.

De plus, les résumés des interrogatoires d’Abdat et d’Hamuda révèlent à quel point ils étaient peu familiers avec les six organisations listées dans la déclaration de Gantz. Par exemple, selon son interrogatoire du 31 mars, Hamuda a mentionné les six groupes mais a remarqué à tort que la parlementaire Khalida Jarrar était la directrice d’Addameer, une organisation qui défend les droits des prisonniers politiques palestiniens, bien qu’elle n’ait pas été à la tête de l’organisation depuis 2006 (l’actuelle directrice d’Addameer est l’avocate Sahar Francis).

Maître Labib Habib, qui représente Abdat, a dit que les interrogateurs israéliens ont fait à plusieurs reprises pression sur lui pour qu’il incrimine les six autres organisations et que l’interrogatoire a continué jusqu’à ce qu’il ait accepté de dire qu’elles appartenaient au FPLP.

« Cette déclaration est dépourvue de toute valeur probante », a dit Habib, « parce qu’ [Abdat] n’a pas les données pertinentes pour qu’il puisse déterminer ce qui appartient ou n’appartient pas [au FPLP]. Au-delà de la comptabilité qu’il a faite pour l’organisation pour laquelle il a travaillé, il n’a aucun moyen de déterminer une telle chose ».

Habib a dit qu’il a déposé une requête pour disqualifier le témoignage de son client. « Il a été soumis à beaucoup de pression, [les interrogateurs ] l’ont menacé d’arrêter sa femme et sa famille, ils ont mis la pression sur les membres de sa famille ». Selon Habib, certains jours, son client a été interrogé pendant 22 heures d’affilée. Il a aussi dit qu’Abdat s’était évanoui plusieurs fois pendant l’interrogatoire, après quoi les interrogateurs du Shin Bet ont versé de l’eau sur lui et ont continué l’interrogatoire sans lui permettre de recevoir un traitement médical approprié.

Habib a aussi affirmé que pendant tout l’interrogatoire, les mains d’Abdat étaient liées derrière son dos et ses jambes étaient attachées (dans ce qui est connu comme la position « shabah »), lui causant une douleur intense. Il lui a aussi été interdit de rencontrer son avocat pendant la plupart de la période d’interrogatoire. Selon les documents que nous avons reçus, Abdat a été interrogé 32 fois.

Khaled al-Araj, l’avocat d’Amro Hamuda, a dit : « Il n’y a pas une seule phrase dans l’enquête dans laquelle Hamuda affirmerait avoir transféré de l’argent au FPLP — [les enquêteurs ] ont déformé son témoignage pour persécuter des organisations de défense des droits humains — c’est quelque chose qu’ils ont fait pendant des années ».

Maître Tal Steiner, le directeur exécutif du Comité public contre la torture en Israël, a dit que les pratiques du Shin Bet décrites par l’avocat d’Abdat peuvent représenter de la torture. « Le shabah est une position en tension qui cause au détenu des souffrances physiques sévères, au point de torture », a dit Steiner. Steiner a ajouté que la privation de sommeil cause des douleurs mentales et physiques sérieuses au détenu et qu’utiliser des membres de la famille pour exercer une pression psychologique sur le détenu — une action qui a été interdite par la Cour suprême d’Israël — peut ête considéré comme de la torture psychologique.

Pays européens : « Pas de preuve concrète »

Selon des sources multiples, le dossier d’Israël a échoué à convaincre les responsables européens que les organisations étaient effectivement liées soit au FPLP soit à des activités violentes.

Par exemple, pendant une discussion au Parlement fédéral belge en juillet, la ministre de la coopération de développement du pays, Meryame Kitir, a dit que son gouvernement avait reçu le dossier, après quoi elle a donné à l’administration des instructions pour « examiner de manière approfondie » le document. « Notre enquête a révélé qu’il n’y a pas un seul élément de preuve concret dans le document israélien qui laisse soupçonner qu’il y avait une fraude dans ces organisations », a continué Kitir. « J’ai demandé à l’administration d’examiner encore une fois l’information — les investigations ont été complétées et les résultats m’ont été remis en juillet. Sur cette base, j’ai déterminé qu’il n’y a pas de raison de geler le financement de ces organisations ».

En mai, alors qu’elle était encore en poste, la ministre des Affaires étrangères hollandaise Sigrid Kaag — dont le pays aide à financer trois des six organisations — a dit que son gouvernement « a reçu des informations d’Israël affirmant qu’il y a un lien entre les organisations palestiniennes et le FPLP. L’information sur les organisations qui sont indirectement subventionnées par les Pays-Bas a été examinée par le ministère hollandais des Affaires étrangères et il n’y aucune preuve concrète reliant les organisations au FPLP ».

Deux diplomates européens en Israël qui ont vu le dossier ont dit à +972, Local Call, et The Intercept que malgré des requêtes répétées, Israël ne leur a pas fourni de nouvelles preuves depuis mai pour confirmer les allégations selon lesquelles les six organisations détournaient des fonds européens vers la violence.

« Il y a eu beaucoup de pression sur nous pour que nous arrêtions le financement, mais dans un document présenté par Israël, il n’y avait aucune évidence solide contre les organisations », a dit une vice-ambassadrice européenne en Israël qui a vu le dossier. « Nous nous sommes tournés vers le ministère [israélien] de la Défense cette semaine et avons dit que pour prendre une mesure aussi brusque, nous aurions besoin [de voir] des matériaux réels qui prouvent leurs affirmations. Nous leur avons demandé de nous envoyer plus de matériaux, mais nous n’avons pas reçu quoi que ce soit depuis. Des représentants d’autres ambassades ont reçu des réponses similaires. »

Un haut responsable de l’UE avec qui nous avons parlé cette semaine a aussi dit que « le document qu’Israël nous a fourni en mai n’est pas convaincant, c’est le moins qu’on puisse dire. Nous avons contacté [les Israéliens] une fois encore, immédiatement après l’annonce, pour demander plus d’informations, mais à ce jour, nous n’en avons reçu aucune. On nous a dit que toute information supplémentaire sera transmise uniquement par les canaux de renseignement.

« Une attaque politique sous prétexte de sécurité »

Le dossier arrive à la fin d’une décennie au cours de laquelle Israël a exercé d’immenses pressions sur les donateurs européens pour qu’ils arrêtent de subventionner les organisations palestiniennes de la société civile. La pression a augmenté significativement quand le ministère des Affaires stratégiques d’Israël maintenant défunt a alloué des subventions spéciales à la campagne de pression. Le ministère a compilé des rapports qui affirmaient que beaucoup de groupes palestiniens de défense des droits humains, ainsi que des activistes qui faisaient la promotion d’un boycott d’Israël, étaient affiliés à des organisations terroristes. Les pays donateurs n’ont clairement pas été convaincus et n’ont pas gelé leur financement.

Les six groupes ont publiquement dénoncé les affirmations d’Israël, l’appelant « persécution politique ». Dans une conférence de presse tenue à Ramallah la semaine dernière par cinq des six groupes, des représentants des organisations ont dit qu’elles étaient ciblées par de fausses accusations afin de les réduire au silence, ainsi que leur travail pour exposer les violations israéliennes des droits humains.

« Notre travail est entièrement légal et transparent », a dit à +972 Hisham Sharbati, un chercheur de terrain chevronné d’Al-Haq il y a deux semaines. « Nos bailleurs reçoivent des rapports détaillés. Nous sommes sous contrôle serré et chacun sait où va le moindre shekel. »

« Nous avons été ciblés pendant des années, pour une raison : nous réussissons à changer le paradigme dans le monde entier en parlant d’apartheid », a aussi dit la directrice d’Addameer, Sahar Francis, à +972. « Nous devons retourner aux racines de cette attaque. »

Selon l’avocat des droits humains Michael Sfard, qui représente Al-Haq dans sa bataille judiciaire contre la désignation, le dossier a été envoyé pour persuader les Européens de cesser de financer les organisations, pourtant « après l’échec de cette démarche, puisque les Européens n’ont pas acheté les allégations, [les autorités israéliennes] ont utilisé des armes non conventionnelles : déclarer les organisations groupes terroristes ».

Sfard a dit que l’histoire des six organisations « a commencé dans le ministère des Affaires stratégiques — pas au ministère de la Défense, quand elles ont été d’abord classifiées comme organisations qui ‘délégitiment Israël’. Tout commence et finit par le fait que ces organisations sont vues comme promouvant le boycott d’Israël et l’investigation pour crimes de guerre de la Cour pénale internationale. L’attaque contre elles est une attaque politique sous prétexte de sécurité ».

Lara Friedman, qui dirige la Fondation pour la paix au Moyen-Orient, a appelé le dossier « une combinaison de citations hors contexte impliquant les [six] organisations et qui ont été relevées lors d’interrogatoires de personnes qui étaient arrêtées pour d’autres choses, ainsi que des documents supposés suggérant que les dollars donnés par les Européens à l’un de ces groupes ne sont pas tous allés à l’objectif pour lequel ils étaient prévus, sans connecter pourtant cet argent au terrorisme. Dans un tribunal, cela n’est pas considéré comme le plus haut niveau d’indices. Ce n’est pas une preuve. » (Pour une transparence complète : la Fondation pour la paix au Moyen-Orient est un soutien financier de l’association à but non lucratif qui publie le magazine +972.)

Friedman dit que la raison pour laquelle les Européens, contrairement aux Américains, sont bien plus réticents à accepter les allégations israéliennes comme une vérité est le résultat d’une « longue escalade ».

« Les Israéliens ont depuis longtemps essayé d’obtenir des Européens qu’ils cessent de subventionner ces groupes : d’abord en les accusant de délégitimer Israël, ensuite en les accusant d’être des groupes terroristes et maintenant en les accusant d’affiliation avec des groupes terroristes. Aux Etats-Unis, au contraire, il y a un manque général de sensibilisation au processus pour délégitimer ces organisations et arrêter leur financement. Donc quand les Israéliens débarquent à Washington DC et disent qu’ils ont des preuves, les Américains se laissent prendre, a dit Friedman.

Tous les députés américains ne sont pourtant pas prêts à accepter les allégations d’Israël. Le bureau de Bernie Sanders au Sénat aurait prévu d’organiser un briefing pour les membres du personnel du Congrès avec des orateurs de certaines des six ONG, ainsi que l’avocat des droits humains Sfard. « Nous pensions qu’il était important que le personnel entende les groupes palestiniens eux-mêmes pour avoir une compréhension complète des ramifications juridiques, ainsi que le contexte de la répression contre le militantisme des droits civiques », a dit Matt Duss, le conseiller de politique étrangère de Sanders.

Au moment où nous publions cet article, le ministère israélien de la Défense n’a pas répondu à notre demande de savoir si l’establishment de la défense a des preuves supplémentaires sur les six organisations au-delà de ce qui a été présenté aux pays européens et aux Etats-Unis.

Correction : La version originale de cet article se référait à Sigrid Kaag comme ministre des Affaires étrangères aux Pays-Bas. Il a été mis à jour pour intégrer le fait qu’elle n’occupe plus cette position.

Cet article a été publié en partenariat avec The Intercept en hébreu à Local Call.

Yuval Abraham est étudiant en photographie et en linguistique.

Oren Ziv est photojournaliste, membre fondateur du collectif de photographie Activestills et membre de l’équipe de rédaction de Local Call. Depuis 2003, il documente une variété de questions sociales et politiques en Israël et dans les territoires palestiniens occupés, avec un intérêt particulier pour les communautés militantes et leurs luttes. Ses reportages ont porté sur les manifestations populaires contre le mur et les colonies, le logement abordable et d’autres questions socio-économiques, les luttes anti-racistes, les luttes contre les discriminations et la lutte pour libérer les animaux.

Meron Rapoport est rédacteur à Local Call.

Source : +972 magazine

Traduction CG pour l’Agence média Palestine

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