Pourquoi critiquer Israël, alors que la cruauté ailleurs dans le monde est pire ?

Par Amira Hass, le 4 Janvier 2022

Pourquoi critiquer Israël, alors que les prisons et les centres de détention chinois sont bien plus terribles que ceux dans lesquels sont détenus les Palestiniens qui résistent à l’occupation israélienne? La cruauté de la détention administrative (sans procès, sans limite de temps, sur la base des instructions du service de sécurité Shin Bet) n’est rien en comparaison du système de surveillance résidentielle dans un lieu désigné, qui permet à la police chinoise de maintenir des personnes en détention prolongée sans procès et sans aucune communication avec leur famille.

– L’exploitation des travailleurs étrangers au Qatar et dans les Émirats arabes unis est également plus terrible et plus incontrôlée que l’exploitation des travailleurs palestiniens par leurs employeurs israéliens.

– En Russie, le silence des dissidents est mortel, et ce sur ordre direct du gouvernement. En Turquie, les dissidents risquent un emprisonnement prolongé sur la base de fausses accusations. En Israël, les Juifs qui osent s’écarter de l’autosatisfaction quant à notre merveilleuse condition, et contester le récit dominant, ne sont pas en danger de mort ou d’emprisonnement prolongé, et la plupart d’entre eux ne perdent pas non plus leur emploi et leur salaire.

Tout au plus, ils ne seront pas promus dans les universités, des policiers les frapperont s’ils se rendent à Sheikh Jarrah, à Jérusalem-Est, pour manifester et des gangs des avant-postes des colonies les attaqueront occasionnellement, cherchant à varier leurs attaques de routine contre les Palestiniens. Ils peuvent voyager à l’étranger (si les restrictions liées aux pandémies le permettent) sans craindre que leur nourriture soit empoisonnée par des matières radioactives, et ils peuvent gérer et éditer ouvertement des sites d’information critiques et mordants.

– Le nombre de Brésiliens pauvres qui ont été assassinés par des policiers brésiliens dépasse le nombre de citoyens palestiniens d’Israël et de résidents de Jérusalem qui ont été tués par des policiers israéliens. (De janvier à octobre 2019, la police de Rio de Janeiro a tué 1 546 citoyens lors de descentes dans les favelas de la ville, où vivent 1,4 million de personnes).

– Dans des pays comme l’Australie et en Amérique du Nord, le colonialisme de peuplement a non seulement dépossédé et expulsé, mais aussi tué des peuples entiers. La vie de pauvreté et de misère de la plupart des communautés indigènes qui ont été dépossédées, expulsées et massacrées dans ces pays est une Nakba permanente, mais elle ne fait pas les gros titres.

Et ainsi de suite. Alors si Israël n’est pas le pire de tous, comparé au passé et au présent des autres pays, pourquoi est-il le plus répugnant de tous ?

– Parce que maintenant la responsabilité est la nôtre et c’est notre propre travail. Nous, les Juifs, les citoyens privilégiés de ce pays. Notre violence institutionnalisée, avec des armes et des lois, physiquement et psychologiquement mortelles, a fait du mal et continue de faire du mal à des millions de personnes. Même au moment où ces lignes sont écrites.

– La comparaison avec ce qui est plus terrible dans d’autres pays («Les Palestiniens devraient voir ce qui se passe en Syrie, ils arrêteront de se plaindre») n’est pas faite à des fins intellectuelles, mais pour donner une légitimité à la perpétuation de notre injustice institutionnalisée.

– La plupart des États mentionnés, et leurs semblables, n’ont pas prétendu ou ne prétendent pas être démocratiques, et encore moins être « la seule démocratie » de leur région. Et la similitude entre nous et les jeunes États-Unis de la fin du 18e et du début du 19e siècle n’est pas une coïncidence. Alors qu’ils parlaient le langage de la liberté et de l’égalité, ils étaient engagés dans l’expulsion et la dépossession des «Indiens», et ils cultivaient le régime nauséabond de l’esclavage. C’était une démocratie pour les hommes blancs (initialement, ils devaient aussi être propriétaires), tout comme Israël aujourd’hui est une démocratie pour les Juifs, une quasi-démocratie pour ses citoyens arabes et aucune pour tous les autres Palestiniens.

– Parce qu’Israël se sent tellement à l’aise d’être un maillon dans le continuum du phénomène historique mondial du colonialisme européen. Depuis les années 1990, il a prouvé une fois pour toutes combien son entreprise de colonisation-dépossession lui est naturelle et sacrée, lorsqu’il a agi sous le couvert de négociations avec les Palestiniens pour faire échouer un accord de paix accepté par l’OLP (basé sur deux États et selon les frontières du 4 juin 1967). Il est gouverné par une soif de biens immobiliers qui entraîne l’expulsion. Et ce, dans un monde post-guerres de libération nationale, et après que les États aient exprimé un certain degré de remords pour les crimes contre les communautés indigènes qui faisaient partie de leur création.

– Deb Haaland, secrétaire d’État à l’intérieur des États-Unis, est un membre inscrit de la nation Laguna Pueblo du Nouveau-Mexique et la première Amérindienne à diriger une agence ministérielle. Sa nomination par le président Joe Biden témoigne de la reconnaissance historique, institutionnelle et juridique des holocaustes perpétrés par le colonialisme européen. Nous, dont le colonialisme est anachronique (il a commencé après que le colonialisme ait commencé à disparaître dans d’autres pays, et il s’étend jusqu’à aujourd’hui), continuons à donner à notre ministre de l’intérieur et à notre ministre de la défense le pouvoir de déposséder et d’expulser les Palestiniens. Nous sommes très loin – la distance de causer encore plus de souffrances – de nommer la législatrice Aida Touma-Sliman ou l’ex-législatrice Heba Yazbak comme ministre de l’intérieur.

– Parce que nous terrorisons et disciplinons à la fois l’histoire : Nous avons pris soin de créer une définition large de l’antisémitisme, qui inclut la critique d’Israël et l’opposition au sionisme, et malheur à quiconque pense autrement. Ainsi, par exemple, dans sa nécrologie initiale de l’archevêque Desmond Tutu, le quotidien britannique The Guardian a omis toute mention de sa critique persistante d’Israël et de sa comparaison de son régime à celui qui a torturé les Noirs en Afrique du Sud à l’époque de l’apartheid. Suite à une pétition en ligne protestant contre cette omission et exigeant une correction et des excuses, le journal a publié « When Desmond Tutu stood up for the rights of Palestinians, he could not be ignored », par Chris McGreal, ancien correspondant du Guardian à Jérusalem et Johannesburg.

– Parce que nos dissidents ne risquent pas de perdre leur vie ou leur salaire, ou d’être emprisonnés – le silence, la mise à l’écart et le refus de savoir et de s’impliquer (le choix de la plupart des Israéliens) nous imposent, à nous et aux générations futures, une plus grande responsabilité pour avoir été des complices du crime.

– Parce que nous tirons la justification de nos injustices et de notre insistance à les poursuivre des 6 millions de Juifs qui ont été assassinés par l’Europe dominée par les nazis.

Source : Haaretz

Traduction TTD pour l’Agence média Palestine

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