Pourquoi Amnesty cible les « causes profondes » de l’apartheid israélien

Par Edo Konrad, le 1er février 2022 

Saleh Hijazi, d’Amnesty International, parle à +972 du récent rapport de son organisation, de la sévère réponse du gouvernement israélien et explique pourquoi notre analyse de l’apartheid israélien doit commencer à partir de 1948.

Des membres d’Amnesty International, dont Saleh Hijazi (à gauche), tiennent une conférence de presse à Jérusalem pour annoncer la publication du rapport de l’organisation sur l’apartheid israélien, le 1er février 2022. (Oren Ziv)

Même avant que ne soit rendue publique la bombe qu’est le nouveau rapport d’Amnesty International sur Israël-Palestine, mardi matin, le gouvernement israélien et quelques-unes des plus importantes organisations pro-Israël du monde entier étaient partis à l’offensive. Le rapport, intitulé « L’Apartheid d’Israël contre les Palestiniens : un système cruel de domination et un crime contre l’humanité » avait été divulgué au gouvernement israélien, au Bureau des représentants des Britanniques juifs et à la Ligue anti-diffamation basée aux Etats-Unis, chacun accusant vertement Amnesty International d’antisémitisme pur et simple.

Il n’est pas difficile de voir pourquoi Israël et ses supporters se sentent le dos au mur. Le rapport de 280 pages de l’organisation vedette des droits humains dans le monde est un acte d’accusation accablant de ce qu’Amnesty appelle le « système d’oppression et de domination d’Israël contre le peuple palestinien, partout où il contrôle leurs droits », y compris dans les territoires occupés, en Israël et là où vivent des réfugiés palestiniens. L’enquête inclut des détails sur l’occupation militaire d’Israël, la ségrégation, la torture, la confiscation de terres, les restrictions sur les déplacements et le déni de citoyenneté et de nationalité, entre autres violations.

Mais le rapport d’Amnesty n’est pas purement descriptif. Comme de récents rapports similaires par des organisations de défense des droits humains, comme Human Rights Watch (HRW) et B’Tselem, Amnesty demande que le régime d’apartheid d’Israël soit démantelé et que la Cour pénale internationale (CPI) prenne en compte le crime d’apartheid lorsqu’elle enquête sur les crimes de guerre dans les territoires occupés. C’est précisément pourquoi le rapport est si terrifiant pour Israël et ses supporters. 

J’ai rencontré Saleh Hijazi, le directeur régional adjoint d’Amnesty International pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, après la conférence de presse à Jérusalem marquant mardi la publication du rapport. Nous avons parlé, parmi d’autres choses, des attaques du gouvernement israélien contre son organisation, des raisons pour lesquelles Amnesty parle délibérément de 1948 comme le point de départ de l’apartheid, et de la façon de gérer les critiques des alliés des Palestiniens et des Israéliens.

Saleh Hijazi, d’Amnesty International, parle à une conférence de presse à propos du nouveau rapport de l’organisation sur l’apartheid israélien, 1er février 2022. (Oren Ziv)

Cette interview a été éditée pour des raisons de longueur et de clarté.

Nous ne sommes que quelques heures après la publication du rapport d’Amnesty qui a été accueilli par une réponse extrêmement sévère de la part d’Israël et de diverses organisations dans le monde entier, qui ont affirmé que le rapport est « antisémite » et «  répand les mensonges d’organisations terroristes ». Est-ce que ces réactions vous ont choqué ou surpris ? 

Malheureusement pas. L’utilisation, la transformation en arme, de l’antisémitisme pour attaquer ceux qui critiquent les politiques d’Israël, particulièrement quand elles concernent les Palestiniens, est une tactique qui a été utilisée depuis de nombreuses années, y compris contre Amnesty International. Ces types d’attaques, fausses et sans fondement, sont attendues de la part de gouvernements et d’Etats qui violent systématiquement les droits humains, ou dans ce cas, qui imposent un système de répression et de domination équivalent à un apartheid. Quand vous offrez une analyse solide qu’un crime contre l’humanité a lieu, le gouvernement qui l’a perpétré va certainement être inquiet. 

Est-ce que vous avez subi une quelconque pression du gouvernement israélien lorsque vous travailliez sur le rapport ? 

Non. Le gouvernement a décidé de ne pas avoir de relations constructives avec nous, bien que nous leur ayons demandé des rencontres et des informations à de nombreuses reprises, depuis de longues années. Depuis que j’ai commencé à travailler pour Amnesty en 2011, nous avons eu seulement un rendez-vous avec le Ministre des Affaires étrangères, qui a eu lieu en 2012. Depuis, aucune des lettres que nous avons envoyées pour réclamer des rencontres ou demander de l’information au gouvernement ou à l’armée n’a reçu de réponse. 

Il est important de mentionner que, dans ce contexte, Israël continue à ignorer nos demandes pour accéder à la Bande de Gaza. Nous voulons entrer dans Gaza pour examiner la situation des droits humains résultant du blocus illégal qui équivaut à une punition collective ou les effets des offensives militaires israéliennes, ainsi que les violations dues aux autorités palestiniennes là-bas, particulièrement au gouvernement du Hamas et à divers groupes armés. 

Human Rights Watch a sorti un rapport sur l’apartheid israélien en avril 2021. Quel genre de leçons avez-vous tiré de leur rapport et est-ce que leur travail a guidé votre réflexion ? 

Le rapport de Human Rights Watch a une influence considérable. HRW est une organisation majeure de défense des droits humains, qui fournit des documentations et des analyses juridiques haut de gamme, que nous devions examiner et sur lesquelles nous devions réfléchir, et nous devions aussi penser à la manière dont nos propres recherches et analyses se comparent aux leurs, et à la manière dont nous pouvons travailler ensemble. Avec le lancement de notre rapport, nous allons former, avec HRW et d’autres organisations de défense des droits humains palestiniennes et israéliennes, nous l’espérons, une coalition anti-apartheid. 

Des ouvriers déblaient les décombres d’un bâtiment détruit à Rafah dans la Bande de Gaza après qu’il a été touché par des frappes aériennes israéliennes pendant la dernière attaque contre Gaza, le 29 septembre 2021. (Abed Rahim Khatib/Flash90)

J’ai le sentiment que la réaction au rapport d’Amnesty est beaucoup plus forte et sévère que la réaction au rapport de HRW. Avec Amnesty, vous amenez le pouvoir d’un mouvement. Une partie importante de notre lancement n’est pas seulement le rapport et la campagne, mais aussi un élément d’éducation sur les droits humains. Nous avons mis en ligne un cours d’éducation aux droits humains sur l’apartheid israélien qui sera disponible à quiconque dispose d’un accès internet, dans plusieurs langues, y compris en hébreu. Nous avons mis beaucoup de travail et d’énergie dans ce cours parce que nous voulions tirer avantage du fait d’avoir des membres qui peuvent agir et être efficaces. Pour cela, ils ont besoin de comprendre comment l’apartheid marche en Israël-Palestine, pour pouvoir aller parler à leurs responsables élus.

Votre rapport fait remonter les racines de l’apartheid israélien à 1948, ce que beaucoup d’organisations de défense des droits humains ont souvent tendance à éviter. Pouvez-vous nous parler de la réflexion derrière votre choix de faire de cela le point de départ ?

Ce rapport nous a pris quatre ans à écrire, mais son histoire est bien plus longue que cela. Lorsque la CPI a annoncé avoir juridiction sur les territoires occupés, nous avons commencé à regarder la manière dont nous pourrions faire de la justice internationale une partie centrale du travail sur les droits humains qu’Amnesty fait sur Israël-Palestine. Dès que nous avons commencé à examiner dans cette perspective les schémas des violations, le crime d’apartheid a immédiatement émergé comme quelque chose qu’en tant qu’organisation de défense des droits humains nous pouvions examiner. La prochaine étape a été de formuler une politique globale sur la manière dont Amnesty International comprend le crime d’apartheid, en tant qu’il est intégré dans le droit international, ainsi qu’une manière pour nous de déterminer ce qui constitue ou ne constitue pas l’apartheid. Le processus pour formuler ces critères a été achevé en 2017. 

Ce que le rapport fait, c’est de regarder les derniers 20 ans, mais pour comprendre complètement la situation aujourd’hui, vous avez besoin de suivre quelques-unes des principales composantes du système jusqu’à ses racines. Cela inclut la fragmentation territoriale, la ségrégation et le contrôle, la dépossession des terres et de la propriété, et la privation des droits économiques et sociaux. Ce sont les éléments qui forment le système d’apartheid israélien aujourd’hui, mais ils ne commencent pas là.

Les forces israéliennes réalisent un exercice à proximité et à l’intérieur des villages palestiniens de la région de Masafer Yatta, Cisjordanie, 3 février 2021. (Keren Manor/Activestills.org)

Donc nous retournons en 1948 et nous voyons comment, lors de l’établissement de l’Etat, Israël a passé des lois à propos de la nationalité et du statut, où les Palestiniens qui restaient en Israël après la Nakba se sont vu accorder la citoyenneté mais n’ont pas été traités comme des nationaux, contrairement aux Israéliens juifs. Le Loi du retour permettait aux juifs seulement de retourner en Israël et de se voir accorder automatiquement la citoyenneté, alors que les Palestiniens qui étaient fragmentés du fait du nettoyage ethnique se voyaient refuser ce droit au retour. Quand il s’agit de propriété, la Loi de propriété des Absents et les lois variées qui composent l’actuel régime foncier d’Israël ont toutes été votées dans les années 1950. La stratégie du régime militaire dans les territoires occupés est la même stratégie que celle utilisée par Israël contre les citoyens palestiniens d’Israël entre 1949 et 1966. 

Donc vous commencez à voir comment ces éléments qui composent le système ont tous commencé juste après l’établissement de l’Etat d’Israël. C’est pourquoi l’analyse doit commencer à partir de là plutôt qu’à partir de l’occupation de 1967.

Le rapport appelle aussi au retour des réfugiés palestiniens, ce qui est quelque chose que les principales organisations de défense des droits humains, typiquement, ne font pas. 

L’acte initial de la fragmentation palestinienne a eu lieu pendant le nettoyage ethnique — la Nakba de 1948 — qui a vu le déplacement de centaines de milliers de Palestiniens hors de leurs maisons, sans leur permettre de revenir, ce qui est un droit garanti dans le droit international des réfugiés, ainsi que dans la Résolution 194 de l’Assemblée générale des Nations Unies. Le déni du droit au retour est crucial pour maintenir un système dont l’intention et l’objectif sont de maintenir l’hégémonie démographique juive et le controle maximal sur la terre. Si vous voulez garder cette hégémonie, vous ne permettrez tout simplement pas à des millions de réfugiés palestiniens vivant dans des camps dans tout le Moyen-Orient de revenir. C’est la manière dont cela devient une partie cruciale de notre analyse sur l’apartheid.

Les activistes palestiniens ont utilisé des termes comme « apartheid » et « colonialisme de peuplement » pour décrire le régime entre le fleuve et la mer depuis des années. Comment le travail de ces militants a-t-il influencé et guidé votre réflexion en élaborant cette réponse ? 

 C’est la responsabilité d’une organisation internationale de défense des droits humains de réagir quand des organisations locales lancent une affirmation. Nous reconnaissons que nous sommes en retard là-dessus et que nous devrions l’avoir examiné plus tôt. Mais il y a deux raisons pour lesquelles nous faisons cela maintenant. D’abord, et ceci n’a pas de lien avec Israël-Palestine, nous en sommes venus à voir que des systèmes de discrimination institutionalisée, violemment racistes, — l’apartheid étant la manifestation la plus extrême de ces systèmes — sont malheureusement fréquents dans le monde entier et nous avons décidé que nous devions affronter cette situation.

Le Mur de séparation israélien, Al Zaeem, Cisjordanie, 22 mars 2020. (Ahmad al-Bazz/Activestills.org)

Il y a eu aussi des demandes d’organisations palestiniennes, ainsi que de nos propres membres, pour que nous enquêtions afin de déterminer si le crime d’apartheid était perpétré ici. Quand nous avons commencé à le faire, nous avons reparcouru l’ensemble des connaissances qui avaient été produites par les activistes, universitaires et intellectuels palestiniens, en remontant sur plusieurs années — y compris l’appel de 2005 par des organisations de la société civile palestinienne à des boycotts, au désinvestissement et à des sanctions, appel qui était basé sur le cadre de l’apartheid. Le discours, le savoir et l’analyse juridique générés par des Palestiniens étaient une part intégrante des recherches que nous avons faites.

En tant que membre palestinien d’Amnesty International, était-il difficile d’essayer de mettre à l’ordre du jour ce qui est souvent vu comme un sujet « toxique » ? Est-ce que cela a été difficile de convaincre vos supérieurs ? 

J’ai été heureusement surpris que cette démarche n’ait pas en fait été dirigée par des Palestiniens dans l’organisation. Nous avons beaucoup d’amis dans le Secrétariat international [l’organisme responsable de la majorité de la recherche d’Amnesty International et qui dirige son travail de campagne] et dans des sections variées, qui ont pris la main là-dessus et avec qui nous avons travaillé épaule contre épaule. En 2011, Amnesty Grèce a envoyé au Secrétariat international une demande pour regarder la situation en Israël-Palestine. En tant que mouvement démocratique, vous devez répondre à cette sorte de demande. Après cela, une autre demande est venue d’Amnesty Espagne et il y a eu plusieurs demandes informelles de sections dans le monde entier.

Est-ce qu’il y a eu des conversations difficiles avec Amnesty Israël pendant le processus ? Oui. C’était particulièrement difficile pour les Palestiniens et les Israéliens dans le mouvement. Ces conversations ont été importantes et nécessaires et maintenant que le rapport est sorti, elles ouvrent beaucoup d’opportunités. Finalement, la section Israël a décidé qu’ils peuvent faire face aux conséquences juridiques d’avoir exécuté cette sorte de travail. Quelques-unes des recommandations [dans le rapport] peuvent être vues comme appelant à des sanctions ou à un boycott d’Israël, et la loi anti-boycott pourrait être utilisée contre eux, et donc ils ont décidé de ne pas être pro-actifs sur ce rapport, mais de l’utiliser [comme une opportunité] pour déclencher des conversations cruciales sur la question. Espérons que s’ils décident de devenir plus proactifs, ils auront des membres tout autour d’eux pour les soutenir. 

Des manifestants palestiniens débattent avec des soldats israéliens pendant une manifestation contre les colonies israéliennes dans les Collines du sud d’Hébron, Cisjordanie, 15 janvier 2021. (Wisam Hashlamoun/Flash90)

Mais tout le monde n’est pas en train de célébrer. Nous avons vu Orly Noy, [rédactrice de Local Call et journaliste à +972] qui a modéré aujourd’hui la conférence de presse, commencer ses remarques en disant qu’en tant qu’Israélienne juive, ce n’était pas un jour joyeux. Nous avons vu beaucoup de Palestiniens nous disant : « Vous êtes en retard », ou demandant : « Où étiez-vous ? » ou « Et si on parlait de colonialisme de peuplement ? » Clairement, nous vivons tous la réalité ici et les Palestiniens vivent l’oppression sur une base quotidienne, donc ce n’est pas facile et je n’attendais pas que quiconque confronté à des enjeux si élevés et impliqué professionnellement et personnellement le prenne très facilement. 

Qu’est-ce que vous dites aux Palestiniens qui sont sceptiques sur ce que ces rapports peuvent effectivement faire pour eux ? Vous aviez des membres de la famille Salhiyeh, qui ont été expulsés de leur maison à Sheikh Jarrah il y a quelques semaines, qui se sont levés pendant la conférence de presse et ont demandé ce que vous pouvez faire à propos de leur expulsion et de ce qui arrive dans leur quartier.

C’est difficile de répondre à cette question. Regardez la réalité ici — c’est un pays relativement petit, les Palestiniens et les Israéliens ensemble font moins que la population de Sao Paulo. Vous avez eu des décennies de rapports, de commissions et d’enquêtes par les Nations Unies et les organisations de défense des droits humains. Vous avez des organisations très professionnelles de la société civile, à la fois palestiniennes et israéliennes, qui documentent complètement les violations des droits humains. Et pourtant la situation ne fait que s’aggraver. C’est ce constat qui rend ce rapport si pertinent. 

[Le rapport] apportera-t-il le changement qui est requis immédiatement ? Absolument pas. Cela exige de développer des stratégies, du travail en commun et des partenariats. Nous voyons cela arriver, y compris entre organisations palestiniennes et israéliennes, ce qui est quelque chose que nous n’avons pas vu avant. C’est encourageant.

La famille Salhiyeh et d’autres ne verront pas un changement immédiat. Et malheureusement les expulsions et les démolitions de maisons continueront, tandis que la situation dans le Néguev ne va faire qu’empirer. Mais je pense que l’analyse en termes d’apartheid nous permettra de relier tous les points de telle sorte que nous ne déplacerons pas tout le temps notre focale, de la détention administrative aux assassinats illégaux et ensuite à la démolition dans le Néguev. Maintenant, nous pouvons relier les points. Quand vous faites cela, vous pouvez voir le système d’apartheid. Ceci ouvre la voie pour s’attaquer à ces violations d’une manière plus stratégique. Nous ne nous occupons plus des symptômes, nous nous occupons des causes profondes.

Edo Konrad est rédacteur en chef de +972 Magazine.

Source : +972 magazine

Traduction CG pour l’Agence média Palestine

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