Que démanteler ? Les messages ambigus d’Amnesty sur l’apartheid israélien

Par Soheir Asaad et Rania Muhareb, le 15 février 2022

Le 1er février, Amnesty International a publié son rapport sur l’apartheid israélien, qu’on attendait depuis longtemps. Amnesty n’est pas le premier groupe de défense des droits humains à reconnaître le système d’apartheid imposé à tous les Palestiniens. Cependant, le rapport publié dernièrement s’efforce explicitement d’examiner les conséquences de l’apartheid sur les vies des Palestiniens, quel que soit leur lieu de résidence, y compris les Palestiniens dans les territoires de 1948 et les réfugiés palestiniens en exil.

Nous reconnaissons l’importance de ce type de rapports pour les campagnes et les actions de plaidoyer mondiales. Cependant, ce rapport pose des problèmes, tout comme ceux qui ont été publiés auparavant par des organisations internationales et israéliennes. Le rapport d’Amnesty ne reconnaît pas dans l’apartheid un instrument du colonialisme de peuplement sioniste et n’envisage pas le rôle joué par l’idéologie et les institutions sionistes pour établir et maintenir ce système. Il s’abstient aussi de reconnaître le droit du peuple palestinien à l’autodétermination. Dès lors, le rapport ne rompt pas avec les limitations imposées à la parole palestinienne, pas plus qu’il ne fait face à la nature du projet sioniste, à la fois raciste et colonialiste de peuplement.

Agnès Callamard, Secrétaire générale d’Amnesty, a choisi d’ouvrir la conférence de presse de l’organisation à Jérusalem en affirmant “le droit du peuple juif à l’autodétermination”. Elle a insisté ensuite sur ce point : “Nous ne critiquons pas le fait qu’il existe un État juif… Ce que nous demandons, c’est que l’État juif reconnaisse les droits de tous ceux qui vivent sous son contrôle et sur son territoire”. Amnesty s’est fait l’écho de cette position dans un communiqué de presse publié le jour même sur son site internet, déclarant que “l’organisation ne conteste pas la volonté d’Israël d’être une terre d’accueil pour les juifs” et “n’estime pas que la qualification d’‘État juif’ employée par Israël indique l’intention d’opprimer et de dominer”.

Ces déclarations négligent un fait : quand Israël se définit comme un “État juif”, ce n’est pas un geste simplement symbolique mais plutôt la manifestation de la domination sioniste, colonialiste de peuplement, sur le peuple palestinien. C’est le fondement du régime d’apartheid d’Israël. Comme l’a écrit en 1965 l’universitaire palestinien Fayez Sayegh, le sionisme exige “l’exclusivité raciale… [et] rejette nécessairement la coexistence des Juifs et des non-Juifs sur la terre du regroupement juif”. Devrions-nous donc comprendre les déclarations d’Amnesty comme une adhésion à l’idéologie raciale sioniste ?

À la suite de la conférence de presse d’Amnesty, les messages émis par l’organisation sont devenus de plus en plus ambigus. Amnesty USA a eu recours à Twitter pour déclarer qu’Amnesty ne prend pas position contre l’occupation israélienne prolongée. Une lecture attentive du rapport de 280 pages montre qu’Amnesty ne demande pas la fin de l’occupation militaire pratiquée par Israël depuis 1967, alors même qu’elle demande la fin du blocus israélien de la Bande de Gaza et, plus largement, le démantèlement du système d’apartheid israélien. L’absence de tout appel à la fin de l’occupation israélienne est encore plus troublante, sachant que, selon le rapport, la domination militaire d’Israël entre 1948 et 1966 (à l’intérieur de la Ligne Verte) et depuis 1967 (dans le territoire palestinien occupé) est “un outil essentiel pour établir son système d’oppression et de domination sur les Palestiniens”.

Entre le juridique et le politique

Dans son rapport, Amnesty souligne qu’elle “ne prend pas position sur les dispositifs politiques ou juridiques internationaux” relatifs à l’autodétermination. Sur cette base, elle ne reconnaît pas le droit du peuple palestinien à l’autodétermination, alors que ce droit bénéficie d’une reconnaissance juridique et qu’il a été réaffirmé à plusieurs reprises dans le contexte de la Palestine.

Cet argument est d’autant plus incohérent qu’Amnesty prend bel et bien une position politique dans la phrase suivante, où elle accepte la Résolution 181 (II) de l’Assemblée générale des Nations unies (résolution de l’ONU de 1947 relative au plan de partage) comme base de son analyse. Cela s’ajoute à la déclaration de la Secrétaire générale d’Amnesty affirmant “le droit du peuple juif à l’autodétermination”. Ces choix politiques clairs suggèrent que ce qui est en jeu pour Amnesty n’est pas une nécessité “juridique”.

Nous reconnaissons que les cadres des droits humains et du droit international sont limités, et que ce ne sont peut-être pas les arènes où les Palestiniens atteindront leur libération. En fait, le recours excessif aux cadres juridiques a eu l’effet négatif de confiner et de limiter la lutte palestinienne et l’imagination politique palestinienne. Cela a également eu un impact négatif sur le travail de la société civile et des organisations des droits humains palestiniennes.

Malgré ces limites, le droit international peut offrir un espace à un discours plus vaste que celui proposé à ce jour par Amnesty et d’autres groupes internationaux et israéliens. L’adoption d’un langage contradictoire et résolument politique a pour effet de fixer les frontières du discours légitime, tout en court-circuitant les voix palestiniennes qui, depuis des décennies, demandent un changement systémique au sein du mouvement des droits humains. Cette situation reflète une réticence à contester la dynamique du pouvoir telle qu’elle s’exerce, tout en ne plaçant pas au centre les expériences vécues et les actions menées par les Palestiniens, notamment les expériences et les cadres d’analyse mis en avant par les personnes impliquées dans la lutte sur le terrain.

Qui fixe les limites du discours légitime ?

La plupart des réflexions récentes d’Amnesty n’apparaissent ni dans le rapport lui-même, ni dans les recherches menées par son équipe et basées sur des preuves. Ce matériel additionnel, publié sur le site d’Amnesty et partagé sur les médias sociaux, semble se préoccuper davantage de répondre à des accusations politiques que d’examiner le contenu du rapport lui-même. Cela reflète la pression politique exercée sur Amnesty dans la période précédant le lancement du rapport.

Ces positions dangereuses sont dissimulées derrière les applaudissements enthousiastes qui ont salué la parution du rapport, alors qu’il reprenait ce que les Palestiniens disent depuis des décennies. Nous pensons que certaines des forces du rapport d’Amnesty proviennent justement des contributions des chercheurs palestiniens au processus de documentation et de rédaction durant quatre ans de recherches sur le terrain et au bureau, et de leur effort conscient pour reformuler le discours sur l’oppression palestinienne. Ces voix auraient dû avoir la possibilité d’agir pour élaborer la narration entourant le rapport, assurant ainsi la cohérence entre les résultats de la recherche et le plaidoyer en découlant.

L’ambigüité des messages émanant d’Amnesty reflète un contraste entre les efforts déployés par les chercheurs palestiniens au sein d’organisations internationales de défense des droits humains et l’émission officielle de messages par les centres de pouvoir de ces groupes dans leur tentative d’atténuer un discours radical. Cependant, étant donné le caractère contradictoire des messages provenant de la direction d’Amnesty, il est à craindre que les points forts du rapport ne soient rejetés dans l’ombre.

Ayant travaillé pour les organisations palestiniennes de défense des droits humains Adalah et Al-Haq, nous avons participé pendant des années à des réunions de plaidoyer avec des diplomates, des organes des Nations unies, des donateurs, des représentants de la société civile, et nous avons été  forcées d’intégrer notre réalité à des schémas fragmentés que nos interlocuteurs voulaient bien reconnaître et considérer comme “stratégiques”. Nous avions pleinement conscience des limites du système des droits humains mais, même quand nous placions nos activités de plaidoyer dans ce cadre, nous étions délégitimées, comme de nombreux défenseurs palestiniens et organisations de droits humains palestiniennes, et ne passions pas pour assez crédibles pour refléter notre propre réalité, notre vécu palestinien. En revanche, comme l’a montré la reconnaissance récente du massacre de Tantura en 1948, l’auteur du crime semble “automatiquement doté de l’autorité permettant la narration”.

Dans un contexte où les voix et les expériences palestiniennes sont systématiquement réduites au silence et délégitimées, la documentation méticuleuse recueillie par Amnesty, mettant en évidence l’oppression des Palestiniens depuis 1948, est particulièrement bienvenue, ainsi que sa reconnaissance des contributions apportées au fil des décennies par les Palestiniens pour développer le cadre d’analyse de l’apartheid. Pour cette raison, nous pensons qu’il est dangereux de négliger certains signaux d’alarme perceptibles dans les messages récents d’Amnesty.

L’absence du colonialisme de peuplement sioniste 

Le rapport d’Amnesty examine dans le plus menu détail les mécanismes de contrôle et de transfert appliqués par Israël au peuple palestinien. Il qualifie l’expulsion massive du peuple palestinien en 1948 de “nettoyage ethnique”. Le rapport montre aussi que les Palestiniens, avant 1948, possédaient la plupart des terres en Palestine historique, et affirme clairement que le transfert est le crime initial et continu de la Nakba — la raison pour laquelle les réfugiés et déplacés palestiniens se voient toujours refuser leur droit au retour.

Simultanément, le rapport s’abstient d’identifier le colonialisme de peuplement sioniste et l’idéologie sioniste comme origine du système d’apartheid israélien et fondement philosophique de l’État israélien. Suggérer que l’apartheid en Afrique du Sud et en Namibie occupée était exempt de toute idéologie raciale serait absurde aujourd’hui. Pourtant, c’est exactement ce que certains praticiens disent de l’apartheid israélien. Une lecture de l’apartheid sans reconnaissance du colonialisme de peuplement équivaut à un plaidoyer en faveur de “l’égalité libérale” sans décolonisation.

Le droit international reconnaît l’applicabilité d’approches multiples en Palestine, où l’apartheid ne déplace pas la réalité de l’occupation israélienne ni le contexte plus vaste du colonialisme de peuplement. Utilisé isolément, l’axe de l’occupation a été naguère présenté comme un jalon  temporaire du combat pour les droits des Palestiniens au moyen de la criminalisation de certaines pratiques de l’occupation israélienne. En conséquence, des décennies de discours “légitime” ont provoqué une fragmentation entre les territoires palestiniens occupés depuis 1967 et ce que vivaient les autres composantes du peuple palestinien. Le danger est de voir une confiance excessive en des approches fragmentées définir les limites de l’imagination politique palestinienne et les termes de la lutte sur le terrain.

Dès lors, si l’on passe de l’occupation israélienne depuis 1967 à la question de l’apartheid imposé au peuple palestinien dans son ensemble, on doit reconnaître la colonisation de la Palestine historique comme un processus continu. Ne pas reconnaître l’apartheid dans le contexte du colonialisme de peuplement, c’est décrire de façon inexacte la situation sur le terrain, et c’est aussi négliger la cause fondamentale de la violation des droits des Palestiniens depuis plus d’un siècle.

Que démanteler ?

Si l’on ne reconnaît pas le colonialisme de peuplement et qu’on ne demande pas la fin de l’occupation israélienne, il reste une question : selon Amnesty, qu’est-ce qui doit être démantelé ?

La série de Q&R publiée sur le site d’Amnesty nous laisse plus de questions que de réponses. Concernant ce qui doit être démantelé, Amnesty déclare : “…en règle générale, nous n’appelons jamais à un ‘changement de régime’ ; nous faisons par contre des recommandations sur la manière dont les gouvernements peuvent mettre leurs actes en conformité avec le droit international.” Cette formulation traduit une forte dissonance, puisque l’apartheid est un régime prohibé en vertu du droit international. Comment appeler au démantèlement de l’apartheid sans démanteler le régime ?

Le Q&R ajoute ensuite : “Ce rapport vise à inciter le gouvernement israélien à entreprendre les réformes requises afin qu’Israël respecte les obligations auxquelles il est tenu en vertu du droit international… [ce qui] n’interdit pas à Israël d’encourager l’immigration juive”, tant qu’il ne pratique pas de discrimination envers les Palestiniens, y compris dans leur exercice de leur droit au retour. Human Rights Watch prend à ce sujet une position similaire, affirmant qu’Israël a la prérogative de déterminer ses “politiques d’immigration” (euphémisme désignant le colonialisme de peuplement sioniste), tout en indiquant que le droit des réfugiés au retour fait l’objet de “légitimes préoccupations de sécurité”.

L’incitation à entreprendre des “réformes” va à l’encontre de la recommandation d’Amnesty de démanteler le système d’apartheid israélien. En même temps, l’acceptation de la politique d’“immigration juive” d’Israël est une acceptation de l’idéologie sioniste elle-même, laquelle est le fondement de l’apartheid israélien. Ainsi, l’abrogation de la Loi du Retour de 1950, qui constitue une des manifestations les plus flagrantes de l’existence d’un statut supérieur de “nationalité juive” en vertu de la législation israélienne, ne figure pas dans les recommandations formulées par Amnesty ou par Human Rights Watch.

Au cours de l’intifada de l’Unité, en mai 2021, nous nous sommes emparés à nouveau de notre volonté politique et de notre capacité d’agir dans les rues de Palestine. Nous avons parlé avec éloquence de la réalité telle que nous la vivons et des forces qui lui donnent forme. C’est cette voix qui doit être replacée au centre et valorisée—la voix des organisateurs palestiniens sur le terrain. Ce que veulent les Palestiniens, ce que nous voulons, ce ne sont pas des “réformes” de nos conditions de vie sous le règne du sionisme, mais le démantèlement de ses fondements eux-mêmes. Nous ne voulons pas “l’égalité libérale”—nous voulons la décolonisation, la libération, la justice et la dignité.

Au sujet des auteures : 

Soheir Asaad est une organisatrice palestinienne politique et féministe, et défenseure des droits humains. Elle détient un mastère de droit international relatif aux droits humains de l’Université de Notre Dame (États-Unis). Soheir est actuellement chargée de plaidoyer et des communications à l’organisation Rawa, et elle est coordinatrice du projet pilote Palestine Feminist Anti-Violence Movement pour le Global Fund for Women. Elle a été coordinatrice internationale de plaidoyer pour l’organisation palestinienne de défense des droits humains Adalah.

Rania Muhareb est doctorante (Irish Research Council et Hardiman) au Centre irlandais pour les droits humains à l’Université nationale d’Irlande à Galway. Elle est membre d’Al-Shabaka – The Palestinian Policy Network, et a été juriste et chargée de plaidoyer pour l’organisation palestinienne de défense des droits humains Al-Haq.

Source : Institute for Palestine Studies

Traduction SM pour l’Agence média Palestine

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