« Je veux que les gens s’imaginent à ma place » : un entretien avec le poète palestinien Mosab Abu Toha

Par Tareq S. Hajjaj, le 18 mai 2022

Dans son premier recueil de poésie, « Things You May Find Hidden in My Ear : Poems from Gaza » [Choses que vous pouvez trouver cachées dans mon oreille : Poèmes de Gaza], Mosab Abu Toha parle de la vie quotidienne à Gaza : le siège, les guerres, la pauvreté et le chômage. Mondoweiss a interviewé Abu Toha chez lui à Gaza Ville à propos de son recueil et des histoires qui se cachent derrière ses poèmes.

Il y a deux choses que je ne peux nier après avoir rencontré Mosab Abu Toha, 29 ans, écrivain et poète inspiré de Gaza dont le premier recueil de poésie intitulé Things You May Find Hidden in My Ear : Poems from Gaza [Choses que vous pouvez trouver cachées dans mon oreille : Poèmes de Gaza] est sorti en avril.

Premièrement, c’est que la souffrance produit de la créativité et, deuxièmement, c’est que écrivains et poètes ne naissent pas en tant que tels, mais plutôt qu’il y a un moment dans leur vie, ou bien un sentiment profond, qui fait émerger l’écrivain en eux. Dans le cas d’Abu Toha, nombre de ces sentiments tournent autour de la dépression et de la solitude – quelque chose que beaucoup d’entre nous ressentent à Gaza.

« A Gaza, respirer est une épreuve, sourire c’est réaliser une chirurgie plastique sur son propre visage, et se lever le matin, en essayant de survivre un jour de plus, c’est revenir d’entre les morts. »

Voilà comment Abu Toha parle de la vie à Gaza, une vie marquée par des guerres inopinées et les effets d’un long blocus. Dans son livre Things You May Find Hidden in My Ear : Poems from Gaza, Abu Toha emmène ses lecteurs en voyage, en partant du moment où il a commencé à écrire de la poésie au milieu d’une offensive israélienne sur Gaza en 2014.

Son recueil de poèmes présente des histoires sur la pauvreté à Gaza, la vie sous blocus, le chômage, et des histoires de bombes, presque à chaque page. Ce n’est bien sûr pas une coïncidence puisque la poésie de Toha est née en plein milieu de la guerre en 2014.

Mondoweiss a interviewé Abu Toha chez lui à Gaza ville sur son recueil et les histoires qui se cachent derrière ses poèmes.

Mondoweiss : Quand avez-vous commencé à écrire ? Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire de la poésie ?

(photo de Mosab Abu Toha)

Mosab Abu Toha est un jeune poète palestinien de Gaza. Il a lancé son premier recueil de poésie, Things You May Find Hidden in My Ear : Poems from Gaza, en avril 2022.

Abu Toha : Avant la guerre de 2014, je n’écrivais pas, je n’avais pas encore découvert mon talent d’écrivain. Pendant la guerre, j’ai commencé à écrire sur les maisons bombardées et les gens qui étaient tués, mais différemment des nouvelles et des habituels conteurs.

Trouver un public encourageant m’a poussé à considérer qu’écrire pouvait me donner l’opportunité de documenter l’histoire – non seulement en écrivant ce qui se passe maintenant, mais en imaginant ce quoi pourrait ressembler la vie à partir d’autres endroits et d’autres points de vue. C’est un devoir que j’ai en tant que poète, imaginer la vie des autres et la vivre.

Ceux qui sont morts à la guerre, ce n’est que par hasard qu’ils sont morts et que j’ai survécu. Ç’aurait pu être moi à leur place. J’ai été touché par le sort de la famille Tanani dont tous les membres ont été anéantis dans la guerre de 2014. Une famille de six personnes où tous ont été tués. Ç’aurait pu être ma famille, mais, pure coïncidence, le pilote de chasse à choisi leur maison au lieu de la mienne.

Imaginer que j’étais à leur place m’a inspiré un douloureux poème que j’ai écrit sur eux, intitulé « Shrapnel Looking For Laughter » [Shrapnel à la recherche de rires]. Dans ce poème, j’écris que le shrapnel a non seulement tué la mère et le père, mais aussi les rires qui habitaient leur maison, les mots dans les livres des enfants. Même la radio chez eux, quand elle a été détruite, le réalisateur de la station a ressenti la bombe quand il a donné les nouvelles.

Shrapnel à la recherche de rires

La maison a été bombardée. Tout le monde est mort :

Les gosses, les parents, les jouets, les acteurs à la télé, les personnages des romans,

les personnages des recueils de poésie, le moi, le lui et le elle.

Plus aucun pronom. Pas même pour les gamins quand ils apprendront des parties du discours

l’année prochaine. Le shrapnel vole dans le noir,

cherche les éclats de rire de la famille

se cachant derrière des amas de murs défigurés

et des cadres de photos saignant. La radio

ne parle plus. Ses batteries ont brûlé,

l’antenne est cassée.

Même le réalisateur a ressenti la douleur quand la radio a été frappée. Même nous, entendant

la bombe

quand elle est tombée, nous sommes jetés

à terre, chacun de nous comptant les autres autour d’eux.

Nous étions saufs, mais nos cœurs souffrent encore.

Mondoweiss : Ainsi vous vous inspirez des scènes visuelles qui vous entourent ?

Abu Toha : Oui, la Guerre, le siège, les souffrances psychologiques, le déni, la privation etc. L’homme est créé par son environnement. Si j’étais né dans la jungle amazonienne, mes écrits raconteraient les arbres, les moineaux et les lézards.

J’avais atteint l’âge de 27 ans et je n’avais pas une seule fois quitté Gaza, ça c’est une privation. Je n’ai jamais eu la chance d’avoir ne serait-ce qu’une vue aérienne de chez moi, parce qu’il n’y a pas d’aéroport. Il y a un blocus de tous côtés. J’ai finalement réalisé qu’à Gaza, on nous empêche même d’imaginer le monde qui nous entoure.

Mondoweiss : Dans certains de vos poèmes comme « Sobbing without sound » [Sanglotter sans bruit], vous parlez des mauvaises conditions de vie des gens à Gaza. Quelles sont vos expériences personnelles à ce sujet ?

(couverture du recueil)

Things You May Find Hidden in My Ear, premier recueil de poésie de Mosab Abu Toha est paru en avril 2022.

Abu Toha : Nous souhaitons les choses les plus simples. En cette période, il y a un endroit où les gens souhaiteraient se réveiller et voir qu’il y a de l’électricité. Au lieu de penser à étudier dans les plus grandes universités du monde ou partir en voyage sur l’océan, non, nous souhaitons entendre le chant des oiseaux sans le bourdonnement des drones dans le ciel. Nos souhaits sont des habitudes quotidiennes pour tout le monde, ils les vivent sans même penser qu’il y a des gens à qui on les refuse.

Nous sommes sous blocus, et il y a toujours une guerre à nos portes, et le monde n’entend pas nos sanglots. Nous sommes désespérés et pleins d’espoir en une vie normale.

Mondoweiss : J’allais vous demander comment la guerre a affecté votre écriture, mais il semble que ce soit la guerre qui a fait de vous un écrivain. Comment est-ce arrivé ?

Abu Toha : Quand vous lisez l’œuvre de grands poètes et écrivains, vous êtes touché par l’injustice qu’ils ont décrite et sur laquelle ils ont écrit à leur époque. Mais vous découvrirez que les Palestiniens ont affronté des conditions bien pires.

Nous vivons au 21ème siècle et vivons toujours avec la peur d’aller à la salle de bains parce que, peut-être dans une seconde, votre maison pourrait être bombardée, et vous pensez – je ne veux pas être tué alors que je suis tout nu. Ces sentiments humiliants font naître un désir de m’exprimer. J’ai découvert qu’écrire est l’un des moyens par lesquels je peux exprimer mes sentiments depuis la guerre qui se déroule dans ma tête.

Mondoweiss : Comment les guerres ont-elles affecté votre enfance, et comment le siège a-t-il continué à impacter votre vie ?

Abu Toha : Quand j’écris, j’écris au nom de ma génération. L’occupation nous a privés de notre enfance.

Je me souviens quand j’étais un enfant, il y avait des cours à l’école, comme en géographie, il y avait une activité qui parlait de partir en excursion en montagne en Palestine, et d’aller découvrir un zoo. Mais à cette époque, ces choses nous étaient impossibles, et elles le sont toujours.

Maintenant, chaque guerre nous enlève quelque chose, à nous, à nos âmes et à nos vies. C’est pourquoi nous grandissons si vite. J’avais neuf ans quand j’ai vu un hélicoptère tirer sur un bâtiment et le démolir.

Nous sommes obligés de laisser nos enfances derrière nous quand nous sommes placés dans ces circonstances. La guerre nous fait vieillir en augmentant nos souffrances et nos peines. Maintenant, en tant que père de trois enfants, je me vois à travers les yeux de mes petits, ils vivent maintenant dans des conditions encore pires que lorsque j’étais un enfant.

Mondoweiss : Pensez vous que vos enfants vont vivre dans des conditions pires ou meilleures que lorsque vous étiez un enfant ?

Abu Toha : J’espère qu’il n’iront pas vers du pire. J’espère que nous pourrons offrir à tous les enfants comme mes fils de meilleures conditions de vie. Quant à moi, je suis dans une situation légèrement meilleure que mon père quand j’étais enfant, et je peux donc donner à mes enfants ce que je ne pouvais pas avoir. Je continue à demander paradoxalement à ma mère une chambre d’enfants pleine de jouets, parce que je ne pouvais pas l’avoir quand j’étais gosse.

Mondoweiss : Tout au long du livre, vous intégrez de nombreux thèmes et motifs sur l’obscurité. Cela reflète-t-il d’après vous ce à quoi Gaza ressemblera à l’avenir ? Ou est-ce plutôt un reflet de la situation actuelle ?

Abu Toha : La plupart de mes poèmes parlent de la sombre réalité de Gaza. Ici, les gens pensent à la mort et aux guerres, ils ne peuvent pas penser à demain ou à l’avenir, parce que nous craignons toujours que l’histoire se répète.

A Gaza, les gens évaluent leur vie et leur temps avec la guerre. Par exemple, quelqu’un dira : « Mon fils est né pendant la guerre, ou, mon fils est né deux mois après la guerre. »

C’est vrai que je parle de guerres et de destructions dans mon livre, mais je fais ressortir ce qui se cache derrière les détails. J’écris ce que les caméras ne peuvent montrer, comme le shrapnel qui cible les sourires et les rires pour les tuer.

Lorsque j’écris en anglais, je pense à un auditoire occidental, puisque je leur parle directement pour leur raconter ce qui se passe ici à Gaza. J’avais un ami qui était à la fois footballer et pêcheur. Il a été tué par la marine israélienne alors qu’il était en mer. Sa mort m’a vraiment affecté, et j’ai parlé de lui dans un poème. J’ai dit : « Son corps ne flottera pas sur l’eau, parce que les navires dispersés ne flottent pas. »

J’écris sur nos conditions de vie pour raconter au monde l’injustice de notre vie. C’est mon devoir, parler de mon peuple.

Mondoweiss : Vous avez un poème intitulé « My Grandfather is a terrorist »[Mon grand-père est un terroriste], dans lequel vous décrivez votre grand-père faisant des choses normales, ordinaires telles que cueillir des oranges, boire un thé et fumer une cigarette. Pouvez vous nous dire quel message se cache derrière ce titre que vous avez choisi ?

L’occupation essaie de manipuler ce que font les victimes – les Palestiniens – et les transforme en terroristes. Si quelqu’un déteste quelqu’un d’autre, il pensera que tout ce qu’il fait est mal. Par exemple, s’il l’a vu se diriger vers son oranger, il pensera qu’il projette de l’utiliser contre lui. S’il l’a vu aller vers sa terre, il pensera qu’il va l’attaquer. Les gens sous le couvert de l’occupation ont toujours peur de nous, quoi que nous fassions, parce qu’ils savent que ce n’est pas chez eux ni leur terre.

Pour moi,mon grand-père représente la Palestine. L’occupant pense que mon grand-père ou n’importe quel Palestinien est un terroriste, mais je vous montre qui ils étaient réellement.

Mon Grand-Père était un Terroriste

Mon grand-père était un terroriste – il s’occupait de son champ, 

arrosait les roses dans la cour, 

fumait des cigarettes avec grand-mère sur la plage ocre,

qui s’étendait là comme un tapis de prière.

Mon grand-père était un terroriste –

Il cueillait oranges et citrons,

allait pêcher avec ses frères jusqu’à midi, chantait un air réconfortant en route

vers le maréchal ferrant avec son cheval pie.

Mon grand-père était un terroriste –

Il préparait une tasse de thé avec du lait,

s’asseyait sur sa terre verdoyante, douce comme de la soie.

Mon grand-père était un terroriste –

Il a quitté sa maison, la laissant aux invités qui arrivaient, a laissé un peu d’eau

sur la table, la meilleure,

de peur que les invités ne meurent de soif après leur conquête.

Mon grand-père était un terroriste –

Il a marché jusqu’à la ville sure la plus proche, aussi vide que le morne ciel,

aussi inoccupée qu’une tente désertée, aussi sombre qu’une nuit sans étoiles.

Mon grand-père était un terroriste –

Mon grand-père était un homme,

père nourricier de dix personnes,

Dont le luxe consistait en une tente,

avec un drapeau bleu de l’ONU sur son mât rouillé, sur la plage à côté d’un cimetière.

Mondoweiss : Comment l’écriture vous aide-t-elle à supporter la guerre ?

Abu Toha : Je pense qu’écrire se présente parfois comme une thérapie, mais pas nécessairement une auto-thérapie. Parfois des cauchemars inexplicables surviennent chez quelqu’un, et écrire de façon créative aide en quelque sorte à apaiser ces pensées qui restent dans nos âmes, soudain ces idées et ces pensées surgissent sur le papier.

Je me demande parfois quel péché a commis le papier pour contenir toutes les morts et destructions, quel péché a-t-il commis !

Je pense que l’écriture est un chemin vers la thérapie. Je ne veux pas dire que je me soigne, mais parfois nous ne pouvons pas interpréter nos cauchemars. Le traumatisme de la guerre demeure dans nos âmes, il ne se manifeste pas nécessairement immédiatement, mais parfois, son effet arrive plus tard, provoqué par une action familière ou même un mot.

Mondoweiss : Quel bénéfice essentiel espérez-vous que les gens qui auront lu ce recueil pourront retirer ?

J’espère que mon livre trouvera un chemin jusqu’aux sentiments et pensées des lecteurs, non seulement par sympathie, mais peut-être en le transformant en tentative de changement. En occident, les gens peuvent jouer un rôle efficace dans leurs sociétés pour agir contre notre occupation et nos souffrances. Pour mettre fin aux guerres et au siège, ils peuvent exhorter leurs gouvernements à prendre de véritables mesures pour parvenir à la justice dans le cas des Palestiniens.

Je veux que les gens sachent que nous n’avons pas choisi de naître à cet endroit, tout comme ils n’ont pas choisi de naître dans leurs circonstances. Vous ne pouvez pas voyager, votre vie est pleine de guerres, et vous ne savez pas si vous survivrez ou non. Vous n’avez aucun abri, pas même un casque à porter lorsque vous fuyez les bombes.

Imaginez ça, accepteriez vous ce genre de vie pour vous même ?

« Shrapnel Looking for Laughter » et « My Gandfather Was a Terrorist » tirés de Things You May Find Hidden in My Ear : Poems from Gaza. Copyright © 2022 par Mosab Abu Toha. Réimprimé avec l’autorisation de City Lights Books.

Source : Mondoweiss

Traduction J. Ch. pour l’Agence média Palestine

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