Les universités palestiniennes attaquées une fois de plus

Et alors qu’elles luttent pour leur survie sous le régime d’apartheid, elles ne bénéficient pas de réelle solidarité de la part de leurs homologues israéliennes. 

Par Neve Gordon, le 15 juillet 2022

Student Council elections in West Bank
Des étudiants se sont rassemblés pour les élections du conseil des étudiants à l’université de Birzeit près de Ramallah, en Cisjordanie, le 17 mai 2022 [Issam Rimawi/Anadolu Agency].

Les universités palestiniennes sont attaquées une fois de plus.

Les autorités israéliennes sont censées mettre en application plus tard ce mois-ci une ordonnance de 97 pages appelée Procédure d’Entrée et de Résidence concernant les Étrangers dans la région de Judée-Samarie (PDF), qui garantirait au ministère israélien de la défense et donc à l’armée le pouvoir absolu de déterminer combien et quels enseignants et étudiants étrangers peuvent venir en visite, étudier ou travailler dans l’ensemble des 15 universités palestiniennes de Cisjordanie.

La « procédure » limite le nombre d’employés autorisés à travailler dans chacune des 15 universités (tous cycles confondus) à un maximum « d’éminents professeurs et chercheurs » ; il est précisé que « les demandes de permis dans cette section seront approuvées s’il est prouvé, à la satisfaction des représentants officiels (de l’armée) autorisés, que le professeur contribue de façon significative à l’enseignement académique, à l’économie du domaine ou à l’avancée de la coopération et de la paix dans la région ».  

De plus, dans le cadre de cette nouvelle ordonnance, les autorités israéliennes vont non seulement déterminer qui peut ou non enseigner dans des universités palestiniennes mais vont aussi restreindre la durée pendant laquelle des universitaires étrangers peuvent résider en Cisjordanie à un semestre, ce qui garantit que les professeurs étrangers n’auront plus la possibilité de devenir des membres permanents du personnel académique de quelque institution d’enseignement supérieur de Cisjordanie que ce soit. 

Enfin, cette procédure ne permettra qu’à 150 étudiants étrangers d’étudier en Cisjordanie à tout moment, tout en réduisant leur temps de séjour à un semestre également.

Les universités comme lieux de résistance

La tentative d’Israël d’exercer un contrôle total sur les universités palestiniennes n’est, bien sûr, en rien nouvelle. Mais son approche de l’enseignement supérieur palestinien a pu être significativement différente. 

Au début des années 1970, quand l’occupation de la Cisjordanie par Israël en était à ses débuts, les autorités israéliennes ont donné aux Palestiniens des permis de créer des universités dans les territoires occupés. Des représentants de la sécurité avaient l’impression que la création d’universités pourrait aider Israël à normaliser l’occupation et donc à favoriser un soutien palestinien au régime israélien.

Cette politique a eu un effet inverse. Les universités installées sous occupation devinrent rapidement des foyers d’organisation politique et de mobilisation pour la libération de la Palestine.

De plus, en un temps relativement bref, ces universités ont produit une catégorie professionnelle palestinienne assez importante. Le marché du travail dans les territoires occupés n’avait pas grand-chose à offrir à ces jeunes diplômés, Israël n’embauchait pratiquement que des travailleurs manuels non qualifiés dans le BTP et l’agriculture, et les autorités militaires bloquaient presque toute tentative de la part des Palestiniens de créer des entreprises indépendantes ou de développer le secteur des services. 

Il n’est alors pas surprenant que le manque d’emploi ait créé de l’amertume parmi les diplômés au chômage ou sous-employés. Avec des milliers d’étudiants universitaires, pareillement soucieux de leurs perspectives d’avenir, ces diplômés ont finalement constitué une force motrice dans l’avènement de la première vague de résistance au régime israélien : l’Intifada de 1987.

Voyant le rôle prééminent pris par des étudiants et des diplômés pendant la première Intifada, Israël a promptement appris la leçon et a commencé à imposer de sévères restrictions sur les universités palestiniennes. L’Université de Birzeit par exemple, a été pratiquement fermée toute l’année de 1988 à 1992. Toutes les autres universités ont été confrontées à des fermetures de longue durée. 

Dans les décennies suivantes, de nombreuses procédures ont été introduites pour limiter l’enseignement supérieur palestinien. Le but premier de ces politiques, qui vont de la limitation des déplacements de professeurs et d’étudiants jusqu’aux restrictions sur les sujets pouvant être enseignés, était de porter atteinte au développement économique palestinien et à la circulation du savoir qui peut servir aux plus jeunes générations contre le régime colonial. 

Protéger la liberté académique

Au vu de cette histoire d’un demi-siècle de restrictions, d’obstruction et de répression, il est difficile de trouver quoi que ce soit de nouveau dans les restrictions de la liberté académique qu’Israël va introduire en Cisjordanie en fin de mois. La « procédure » est, après tout, juste une politique draconienne supplémentaire dans la longue lignée des politiques draconiennes visant l’enseignement supérieur palestinien. Et pourtant, quelque chose d’intéressant s’est passé depuis l’annonce de la procédure en février. 

En plus des universités palestiniennes elles-mêmes, des organisations internationales de défense des droits humains et des associations professionnelles telles la Middle East Studies Association (Association des Études sur le Moyen Orient) et la British Society for Middle Eastern Studies (Société Britannique pour les Études du Moyen Orient) (dont je préside le Comité pour la liberté académique), une université israélienne a publiquement exprimé ses doutes sur une politique israélienne qui limiterait, à titre officiel, la liberté académique des Palestiniens.

Dans une prise de position qui n’a vraisemblablement pas connu de précédent, l’Assemblée Générale de l’Université Hébraïque a envoyé une lettre officielle au commandant militaire israélien de Cisjordanie dans laquelle elle insiste sur le caractère problématique des restrictions inscrites dans la procédure. 

À première vue, la formulation de cette lettre semble être un pas dans la bonne direction -jusqu’à présent le seul soutien que les institutions palestiniennes d’enseignement supérieur aient reçu des milieux universitaires israéliens est venu d’universitaires israéliens qui se sont mobilisés, ont protesté et ont publié par moments en leur noms propres, des lettres critiquant les attaques de l’État contre la liberté académique palestinienne.

Pour autant, une lecture attentive de la lettre montre rapidement que ce n’est guère le geste important de solidarité qu’il semble être de prime abord. 

L’assemblée générale insiste sur le fait que l’armée ne devrait pas intervenir dans des décisions sur les qualifications universitaires d’une personne, mais accepte tout de même que la puissance militaire occupante ait le droit de déterminer si un professeur, un chercheur ou un étudiant constituent une menace pour la sécurité et de leur refuser l’accès aux universités palestiniennes.

« Il n’y a », avance-t-elle, « pas de considérations de sécurité qui justifient cette sorte d’intervention parce qu’il est clair qu’en tous cas, tous les professeurs, chercheurs et étudiants ont besoin d’un permis d’entrée individuel émanant des représentants officiels de la sécurité ». 

En d’autres termes, l’Université Hébraïque accepte les hypothèses de base qui donnent forme au régime israélien concernant les Palestiniens : la légitimité d’un groupe ethnique qui domine un autre groupe ethnique et l’usage de lois et de politiques officielles qui soutiennent et renforcent cette domination.

La lettre est tiède, au mieux. Mais elle soulève une question importante : pourquoi, après presque un demi-siècle une université israélienne décide-t-elle soudains d’exprimer une préoccupation sur les politiques répressives imposées aux universités palestiniennes ? 

Quelques professeurs de l’Université Hébraïque sont sans doute sincèrement alarmés par les efforts incessants visant à étouffer l’enseignement supérieur palestinien. D’autres sont cependant plus concernés par leur propre position académique parmi leurs pairs au niveau international. Ils sont informés du mouvement de Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS), en particulier de la menace d’un boycott international des institutions académiques israéliennes à cause de leur complicité avec l’apartheid israélien. Il est probable qu’à leurs yeux cette lettre marque une distance entre l’Université Hébraïque et la politique du gouvernement et les exonère de toute responsabilité.

Une lecture attentive de la lettre montre évidemment que la protestation de l’Université Hébraïque a plus le ton d’un effort de protection de sa propre réputation que de soutien aux universités palestiniennes. Tout en critiquant une proposition de politique particulière, l’université implique qu’il y a une possibilité de liberté académique sous un régime d’apartheid. Donc, la lettre ne conteste pas les structures de la domination. Elle sert plutôt de bouclier contre ceux qui appellent à un boycott académique des universités israéliennes.

Aujourd’hui, les universités palestiniennes sont face à une nouvelle attaque. Alors qu’elles agissent pour essayer de préserver quelque chose qui ressemble à la vie universitaire sous un régime brutal d’apartheid, elles méritent une vraie solidarité, et non des tentatives d’institutions académiques privilégiées de sauver leur propre réputation.

Les points de vue exprimés dans cet article sont ceux de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement les choix éditoriaux d’Al Jazeera.


Neve Gordon est titulaire de la chaire Marie Curie et professeur de droit international de l’Université Queen Mary de Londres. Il est aussi l’auteur de L’Occupation d’Israël et co-auteur du Droit Humain de Dominer

Traduction SF pour Média Palestine

Source : Al Jazeera

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