Par Yuval Abraham, le 11 août 2022
D’anciens soldats des FDI révèlent comment l’armée autorise des frappes sur Gaza en sachant que des civils seront tués, à condition que le nombre soit jugé suffisamment bas.
Cet article a été publié en partenariat avec Local Call.
La dernière agression israélienne sur Gaza s’est terminée avec 48 Palestiniens tués, dont 16 enfants. Israël a déclaré que 15 de ces Palestiniens ont été tués par des roquettes égarées tirées par le Jihad Islamique Palestinien (JIP), qui ont atterri à l’intérieur de la bande, et que les frappes israéliennes ont tué 24 militants du JIP et 11 « non combattants ».
Le site israélien d’information Ynet a cité des responsables de l’armée se vantant que le ratio entre « non-combattants » et combattants tués était « le meilleur de toutes les opérations ». Et pourtant, Israël admet avoir tué au moins 11 personnes qui n’avaient rien à voir avec les activités combattantes, y compris une petite fille de cinq ans.
L’armée a également admis qu’elle tirait sur des gens non armés, d’après une femme officier qui a donné une interview à Ynet après le dernier assaut. « L’agent [JIP] est descendu de la position où il se trouvait alors qu’il n’était pas armé, et j’ai ouvert le feu », a-t-elle dit. « Quand il est tombé, j’ai encore tiré. »
La majorité des Israéliens pense que tout enfant ou toute famille tués à Gaza pendant les opérations militaires d’Israël – dont le seul but, bien sûr, est la sécurité – sont tués involontairement. A la différence des organisations terroristes, pense-t-on, les forces israéliennes ne tuent pas sciemment des innocents. Ce mécanisme permet à la société israélienne d’oublier les scènes de sang et d’horreur et de chasser de nos consciences les centaines d’enfants que l’armée a tués à Gaza au cours des années.
Mais la réalité est bien plus complexe. Des conversations avec des Israéliens qui ont servi dans diverses unités du Corps du Renseignement des FDI au cours des derniers mois révèlent que, dans de nombreux cas pendant ses opérations militaires, l’armée sait, en amont d’une attaque, qu’elle tuera des civils non armés. La décision de les tuer n’est pas une erreur, mais plutôt une action calculée et consciente.
Les anciens soldats ont attesté que leurs supérieurs leur avaient dit qu’il y a un certain nombre de « non-combattants » – ce qui veut dire des familles et des enfants – que l’armée est autorisée à tuer au cours des activités opérationnelles. Tant que ce nombre n’est pas dépassé, le fait de les tuer peut être approuvé d’avance.
‘Ils ont tué l’agent du Hamas – et le petit garçon’
Dana – qui, comme tous les anciens soldats interviewés pour cet article, a demandé qu’on utilise un pseudonyme – est une enseignante de maternelle qui vit dans un appartement avec des meubles en bois et plein de livres de philosophie au centre de Tel Aviv. Pendant son service militaire, elle a pris part à une opération meurtrière dans laquelle un petit garçon de cinq ans a été tué à Gaza.
« Quand je servais dans la Division de Gaza, nous suivions quelqu’un du Hamas, parce que [l’armée] savait qu’il cachait des roquettes », a-t-elle dit. « Ils ont pris la décision de l’éliminer. »
Dana était chargée de l’analyse de la circulation des signaux dans la salle des opérations, où son travail consistait à confirmer que le missile avait frappé la bonne personne. « Nous avons lancé un drone pour suivre l’homme et le tuer », a-t-elle dit, « mais nous avons vu qu’il était avec son fils. Un garçon de cinq ou six ans, je pense. »
« Avant un assassinat, il faut croiser les informations de deux sources différentes afin de savoir que nous tuons la bonne cible », a expliqué Dana. « J’ai dit au responsable, qui était un lieutenant-colonel, que je ne pouvais pas parfaitement identifier la cible. J’ai demandé qu’on ne confirme pas le tir. Il a dit : ‘Je m’en fiche’, et l’a confirmé. Et il avait raison. C’était la bonne cible. Ils ont tué l’agent militaire du Hamas, et le petit garçon qui était à côté de lui. »
Dana m’a offert un verre d’eau, alors qu’une odeur de sciure arrivait d’un chantier de bois voisin. « Comment vous êtes vous senti après tout ça ? » lui ai-je demandé. « J’avais des mécanismes de défense dans l’armée », a dit Dana, expliquant qu’elle était dans le déni.
« Les commandants ont dit que c’était conforme aux règles et que c’était donc permis », a-t-elle continué. « Nous avions des règles à l’armée à propos du nombre de non-combattants que nous étions autorisés à tuer à Gaza à côté de ceux qui étaient la cible de nos tirs. »
« Pourquoi ce nombre ? Je ne sais toujours pas. Aujourd’hui, cela me semble fou. Mais il y a des règles et la logique interne qui les accompagne, qui rend leur exécution plus facile. Cela rend les choses acceptables. » Dana a servi dans le Corps du Renseignement jusqu’en 2011.
Transformer le chagrin des Palestiniens en leçons d’Arabe
Les mots de Dana ont été repris par plusieurs autres membres du Corps du Renseignement avec lesquels j’ai parlé et qui ont servi dans ce corps pendant les guerres précédentes sur Gaza ces dernières années.
Trois d’entre eux, dont Dana, ont dit qu’à la suite d’un bombardement israélien sur Gaza dans lequel des Palestiniens étaient tués, on demandait aux soldats de surveiller les conversations téléphoniques des membres de la famille afin d’entendre le moment où ils se disaient que leur être cher était mort.
« C’est un autre moyen de vérifier qui a été tué, et une façon de s’assurer que la personne ciblée est morte », a expliqué Dana. C’était son travail après l’assassinat du petit garçon de cinq ans. « J’ai entendu une femme dire : ‘Il est mort. L’enfant est mort.’ C’est comme ça que j’ai confirmé que c’était arrivé. »
Certaines de ces conversations sont sauvegardées et utilisées ensuite pour enseigner l’Arabe aux soldats, a témoigné Ziv, qui a terminé son service dans une unité de renseignement top-secrète il y a trois ans. La première fois qu’il a entendu ce genre de conversation, c’était pendant son entraînement. Il dit que c’est un moment qui est resté gravé dans l’esprit des soldats comme « particulièrement choquant ».
« Pendant notre entraînement, nous apprenions l’arabe avec les appels téléphoniques des Palestiniens », s’est-il souvenu. « Un jour, les chefs nous ont présenté un appel d’une mère dont le mari lui disait au téléphone que leur fils avait été tué. Elle a commencé à crier et pleurer – c’était très difficile d’écouter ça. Cela vous brisait le cœur. Nous devions traduire ses cris en hébreu. Nous étions une bande gamins de 18 ans. Nous avons tous quitté la classe complètement bouleversés.
« Ce n’était même pas un acte politique – il y avait un mec de droite parmi nous que cela avait horrifié », a poursuivi Ziv. « La conversation affectait principalement les garçons, plus que les filles – je ne sais pas pourquoi. J’ai demandé plus tard aux chefs si nous devions apprendre l’arabe à partir de ce genre de conversations, mais ils n’avaient pas de réponse. C’étaient aussi des gamins, âgés de 19 ans. »
‘The Truman Show » à Gaza
Adam, 23 ans, a été libéré du Corps du Renseignement l’année dernière, après trois ans dans l’unité SIGNIT qui surveillait Gaza. Il a dit que le contrôle des frontières, et la dépendance à Israël des résidents de la bande fournit à Israël des renseignements supérieurs et rend possible le recrutement de collaborateurs. « Ils n’ont aucune possibilité de sortir de là », a-t-il dit. « Les Égyptiens travaillent aussi avec nous en parfaite collaboration. »
« Vous contrôlez tous leurs passages – cela vous donne un pouvoir formidable », a dit un autre soldat, qui a servi dans une unité de technologie du Corps du Renseignement en 2019. « Si Gaza est connectée avec la Cisjordanie, vous perdez une partie de ce pouvoir. Aujourd’hui, nous contrôlons tout ce qui entre et sort, que ce soit physiquement, électroniquement, ou en ce qui concerne les gens. Ceci nous permet d’autres modes d’action : par exemple, les gens de Gaza supplient pour avoir la possibilité de voyager pour étudier à l’étranger ou rendre visite à des parents hors de la bande. On peut utiliser cela pour en faire des collaborateurs. »
« Il y avait des gens pour lesquels je n’avait absolument aucune sympathie. Tous les responsables du Hamas, qui étaient très idéologiques – vous entendiez vraiment qu’ils voulaient mourir pour la patrie », a dit Adam. « Je n’adhérais pas à leur nationalisme. Mais nous avons aussi recueilli des informations sur des tas de gens à des niveaux inférieurs, qui faisaient simplement leur travail. Ils arrivent au bureau. Ils demandent à leur femme ce qu’on mangera au dîner. »
D’après Adam, les informations personnelles que recueille l’armée sont utilisées pour recruter des collaborateurs. « Il n’y a rien qui ressemble à une vie privée », a-t-il dit. « Vous connaissez tout sur une personne. Ce qu’ils aiment, ce qu’ils ont photographié [sur leur téléphone], s’ils ont un amant, et leur orientation sexuelle. Tout est complètement dévoilé. Vous pouvez réunir des informations sur qui vous voulez. Et vous savez que ces gens ne voudraient pas que vous sachiez tout cela. »
Shira, autre soldate du Corps du Renseignement, a dit qu’elle a été surprise par le nombre de collaborateurs palestiniens qui travaillent avec l’armée. « Je me souviens des agents me montrant : ‘C’est un collaborateur. Comme celui-ci. Et lui aussi.’ Les gens du Hamas et du Fatah nous fournissent sans fin des renseignements. A un certain moment, j’ai eu l’impression que tout le monde coopérait avec nous. Comme s’il n’y avait qu’Israël, sans aucun conflit, et que nous vivions tous dans une version de ‘The Truman Show’ ».
Une version de cet article a été publiée en hébreu sur Local Call. Lisez la ici.
Source : +972 Magazine
Traduction J. Ch. pour l’Agence média Palestine