« Vous en paierez le prix » : Le Shin Bet menace les directeurs d’ONG palestiniennes

Par Oren Ziv, le 22 août 2022

Sans se laisser décourager par les critiques venues de l’étranger, Israël menace les chefs de deux associations de défense des droits de l’homme d’emprisonnement et de poursuites quelques jours après avoir fait une descente dans leurs bureaux.

A côté du Premier ministre palestinien Mohammed Shtayyeh, Shawan Jabarin, directeur général de Al-Haq, parle aux médias après que l’armée israélienne ait mené un raid dans les bureaux de plusieurs ONG palestiniennes, Ramallah, Cisjordanie, 18 août 2022 (Oren Ziv)

Cet article a été publié en partenariat avec Local Call.

Dimanche, le Shin Bet, service de sécurité intérieure d’Israël, a fait des appels menaçants et convoqué pour interrogatoire les chefs de deux ONG palestiniennes dont les bureaux avaient subi un raid de l’armée israélienne la semaine dernière en Cisjordanie occupée.

Khaled Quzmar, directeur de Défense des Enfants International-Palestine (DCI-P), a été prévenu pendant son interrogatoire par les agents du Shin Bet que, quelque travail qu’il fasse à partir de maintenant dans son organisation serait considéré comme illégal et pourrait provoquer des actions juridiques contre lui. Shawan Jabarin, directeur de Al-Haq, a été prévenu par téléphone qu’il était « membre d’une organisation terroriste » et qu’il en « paierait le prix » s’il poursuivait ses activités dans l’organisation ; Jabarin ne s’est pas encore présenté à l’interrogatoire.

En octobre dernier, le ministre israélien de la Défense Benny Gantz a déclaré que ces deux organisations, ainsi que quatre autres – Addameer, le Centre Bisan, l’Union des Comités de Travailleurs Agricoles (UAWC) et l’Union des Comités des Femmes Palestiniennes  (UPWC) – étaient des « organisations terroristes ». Israël les accuse de servir de « bras » au Front Populaire de Libération de la Palestine (FPLP), parti politique marxiste-léniniste doté d’une branche militaire, mais n’a réussi à fournir aucune preuve sérieuse au public et aux gouvernements étrangers pour justifier ses dires.

Jusqu’à la semaine dernière, les autorités israéliennes n’avaient mené aucune action d’importance contre le personnel de ces organisations, excepté d’empêcher il y a quelques mois les directeurs d’Addameer et de Bisan de voyager à l’étranger. Mais jeudi avant l’aube, à Ramallah, l’armée a fait une descente dans les bureaux des six organisations plus une septième, les Comités des Travailleurs de Santé, déclarées illégales en 2020. Les forces israéliennes ont confisqué des équipements, fermé et soudé les portes des bureaux et apposé des ordres militaires déclarant ces organisations illégales.

Le bureau de l’Union des Comités des Femmes Palestiniennes après un raid de l’armée israélienne, Ramallah, Cisjordanie, le 18 août 2022. (Oren Ziv)

Cette escalade dans les agressions contre les ONG palestiniennes se produit un mois après que neuf pays européens aient publiquement réaffirmé leur rejet des allégations israéliennes, disant qu’elles ne sont pas étayées par des preuves substantielles, et qu’ils continueraient de soutenir financièrement ces organisations et de travailler avec elles. Jeudi soir, le porte-parole du Département d’État américain Ned Price a également déclaré que les informations fournies par Israël ne nous avaient pas « amenés à changer de position ». Lundi, Le Guardian a lui aussi révélé que l’Agence Centrale de Renseignement des États-Unis (CIA) n’avait pu corroborer les allégations faites par Israël de liens avec le terrorisme.

En émettant ses menaces et en convoquant les directeurs pour interrogatoire, Israël a démontré qu’il n’avait été ni influencé ni découragé par les mots de préoccupation et de soutien que les organisations ont reçus des diplomates étrangers et des hauts responsables de l’Autorité Palestinienne après les raids de la semaine dernière, et il a signalé qu’il n’avait aucune intention de mettre fin à ses mesures de répression.

‘C’est votre dernier avertissement’

Dimanche à midi, Quzmar de DCI-P a reçu un appel téléphonique le convoquant immédiatement dans les locaux militaires d’Ofer près de Ramallah. Lorsqu’il est arrivé, ses avocats ont été interdits d’entrer avec lui. Quzmar a dit qu’après avoir attendu deux heures dans une petite pièce, on l’a emmené dans une autre pièce pour l’interroger.

« L’enquêteur a ouvert un ordinateur et m’a posé des questions techniques et personnelles sur ma famille », a dit Quzmar à +972. Après quoi, il a fermé l’ordinateur et a dit : ‘Écoutez, je ne vous ai invité que pour vous informer, au cas où vous ne le sauriez pas, qu’il a été décidé que votre organisation est illégale et que, à partir d’aujourd’hui, votre travail dans l’organisation – dans ou hors du pays – sera un motif pour des actions juridiques contre vous.’ »

Quzmar a demandé à l’enquêteur s’il existait la moindre preuve contre son organisation. « Je leur ai dit que s’ils avaient des preuves, ils me poursuivraient devant un tribunal militaire. Mais leur affaire (contre les organisations] est bourrée de mensonges, et personne n’a accepté leurs déclarations. Je connais bien mon organisation, j’y travaille depuis 1995. Nous n’avons  jamais enfreint la loi ni jamais détourné les fonds. Nous n’avons aucune connexion à d’autres organisations, excepté les associations de défense des droits de l’homme.

Khaled Quzmar, directeur de Défense des Enfants International-Palestine, parlant aux médias après les raids de l’armée israélienne dans les bureaux des ONG palestiniennes à Ramallah, Cisjordanie, le 18 août 2022. (Oren Ziv)

D’après Quzmar, l’enquêteur a répliqué : « Ce sont les informations dont je dispose et c’est votre dernier avertissement. A vous de décider quoi faire. »

La conversation n’a duré qu’un quart d’heure, et Quzmar a été relaxé sans conditions. « Le message était clair : n’être impliqué dans aucune activité avec l’organisation. Je vais maintenant consulter nos avocats pour savoir quoi faire », a dit Quzmar.

Jabarin de Al-Haq a reçu un appel similaire en même temps que Quzmar, mais il n’est pas allé dans les locaux de l’armée. Il a dit à +972 qu’il poursuivrait son travail comme d’habitude : « Nous ouvrirons nos bureaux et y travaillerons. Ils ne peuvent pas faire ce qu’ils veulent. Nous ne respectons pas les ordres militaires. Nous sommes une organisation civile, enregistrée à l’Autorité Palestinienne. »

Jabarin a raconté les menaces qu’il a reçues. « Je pensais qu’il s’agissait d’un journaliste, alors j’ai répondu. La personne au bout du fil s’est identifiée comme étant ‘Fahad’ du Shin Bet à Ofer. Il a dit qu’il voulait m’y interroger, afin de ne pas venir chez moi. Je lui ai dit que ce n’était pas la voie légale et qu’il devrait venir de façon officielle. »

Fahad a alors dit : « Écoute Shawan, si tu continues ton travail dans une organisation qui a été déclarée par décret militaire comme organisation terroriste, alors tu es membre du FPLP, tu y es actif. » Jabarin a dit à Fahad que « ce sont des mensonges, qu’il est un menteur et que son pays est un menteur. Je n’ai aucune connexion avec le FPLP. »

L’officier du Shin Bet, a poursuivi Jabarin, a alors dit : « ‘Si tu continues, tu en paieras le prix, personnellement.’ Je lui ai demandé s’il s’agissait d’une menace, et il a dit : ‘Oui. Enquête, emprisonnement, ou autres mesures.’ Je me suis fâché. J’ai prononcé quelques mots pas très sympas, et il a raccroché. »

Shawan Jabarin, directeur général d’Al-Haq, parle aux médias après le raid de l’armée israélienne dans les bureaux de plusieurs ONG palestiniennes, Ramallah, Cisjordanie, 18 août 2022. (Oren Ziv)

Jabarin croit fermement qu’il sera bientôt arrêté par les autorités israéliennes. « Pour être franc avec vous, je m’y attends vraiment. Ils ne respectent pas la loi, ils ne respectent aucune valeur démocratique, ils ne respectent aucune procédure équitable. C’est ainsi qu’ils menacent les gens. Ils veulent renforcer leur décision, renforcer leurs déclarations et leur récit, à l’encontre des décisions des pays européens.

‘Ils pensent comme un régime dictatorial’

Quzmar et Jabarin pensent que plusieurs facteurs ont conduit Israël à intensifier ses actions la semaine dernière contre les ONG. Avant tout, disent-ils, il y a le fait que plusieurs pays donateurs européens ont ouvertement rejeté les déclarations d’Israël au sujet de leurs connexions au terrorisme, sauquel s’ajoutent les motivations politiques en amont des élections israéliennes du 1er novembre, déclenchées par le récent effondrement du gouvernement Bennett-Lapid.

« En tant que Palestiniens, on se sert toujours de nous dans les campagnes électorales », a déclaré Quzmar. « Je suis heureux qu’il se servent de nous, les organisations, et pas de notre sang, comme ils l’ont fait à Gaza [avec l’« Opération Aube Naissante » au début de ce mois]. Ils menacent les gens, mais au moins ils ne les tuent pas. »

Quzmar a poursuivi : « Notre travail sur les arrestations d’enfants palestiniens est maintenant bien connu, et je crois que ceci a poussé Israël à agir. Ils ne peuvent pas lutter contre les faits que nous présentons dans nos rapports, alors le plus facile, comme d’habitude, c’est de prétendre à de l’antisémitisme et du terrorisme. Pour la première fois de ma vie, je peux voir que la communauté internationale a rejeté ces prétentions et continue de nous soutenir publiquement. »

En Israël aussi il y a eu des expressions de soutien aux ONG palestiniennes : dimanche plus de 50 organisations de la société civile israélienne ont publié un message commun de soutien et de solidarité, ajoutant que criminaliser des associations de défense des droits de l’homme « est un acte déplorable, caractéristique des régimes répressifs ».

Un panneau de soutien aux ONG palestiniennes ciblées est accroché sur la bâtiment d’Al-Haq après le raid de l’armée israélienne dans leurs bureaux, Ramallah, Cisjordanie, 18 août 2022. (Oren Ziv)

Jabarin a repris en écho ces opinions. « Le but est de montrer qu’ils [les Israéliens] n’écoutent personne. Même après que les pays européens [ont rejeté les prétentions d’Israël], ils n’admettront pas qu’ils n’ont pas réussi à promouvoir leurs mensonges. Ils veulent menacer les gens, nous faire reculer. Ils ne savent pas que, pour nous, il ne s’agit pas d’un travail, il s’agit de notre foi – en la justice, dans le droit international, dans le droit des Palestiniens d’avoir des droits. Ils pensent comme un régime dictatorial, que vous devez accepter ce qu’ils disent. » Les responsables actuels dans la coalition conduite par le Premier ministre Yair Lapid, a ajouté Jabarin, « veulent montrer au public qu’ils sont plus agressifs que [l’ancien Premier ministre] Netanyahou et son gouvernement.

Après la déclaration de Gantz en octobre, les six organisations palestiniennes ont exigé de voir les preuves qui motivaient cette décision, mais on le leur a refusé. Depuis lors, +972 et Local Call ont publié deux enquêtes qui ont révélé que les dossiers israéliens envoyés aux diplomates étrangers ne présentaient aucune véritable preuve qui justifie ses déclarations, comme cela a été confirmé par de nombreux gouvernements européens et maintenant par les États-Unis.

L’avocat Michael Sfard, qui représente Al-Haq face aux accusations d’Israël, a dit à +972 : « Gantz a décidé d’éliminer les organisations à n’importe quel prix, afin de contrecarrer l’enquête [de la Cour Pénale Internationale] ) La Haye. Son échec retentissant à convaincre les pays donateurs de cesser de soutenir les organisations a rendu encore plus extrêmes ses actions dictatoriales et répressives contre elles.

Sfard a poursuivi : « Il est clair maintenant que ce n’est pas suffisant de la part des pays européens et du gouvernement américain de déclarer qu’ils ne  sont pas d’accord avec Israël, ou même de critiquer les raids dans les bureaux des organisations et les menaces contre leurs directeurs. Le gouvernement israélien ne se laisse pas influencer par des mots et considère l’Europe comme faisant passer ‘les affaires comme d’habitude’. Pour protéger les défenseurs palestiniens des droits de l’homme, la communauté internationale doit faire comprendre clairement au gouvernement israélien que continuer à les faire souffrir sera d’un coût élevé – diplomatique et autre.

Oren Ziv est photojournaliste et membre fondateur du collectif de photographes Activestills.

Source : +972 Magazine

Traduction J. Ch. pour l’Agence média Palestine

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