Par Nithya Nagarajan, le 26 mars 2023
Article basé sur une interview avec Mustafa Mohamed Lamin al-Kattab, représentant du Front Populaire de Libération de Saguía el Hamra et Río de Oro (Front POLISARIO) pour le Mashriq (Proche Orient). Publication originale dans ENXERGAR, nº5, de Fundación Moncho Reboiras, Galicia en Espagne, Mars 2023.
“Nous vivons dans un monde d’hypocrisie. Il nous faut penser, imaginer un monde nouveau.
… Il nous faut construire de nouveaux concepts de lutte pour la nouvelle génération. Lutte des classes. Libération. Justice.
… Il nous faut nous battre, il nous faut être solidaires, nous rencontrer, tisser des liens entre nos luttes et nous battre de la meilleure manière possible afin qu’elles ne nous enferment pas.”
Alors que nous entrons à Shatila, camp de réfugiés palestinien à Beyrouth au Liban, les fantômes du massacre phalangiste de 1982 soutenu par Israël accueillent les visiteurs dans le “cimetière des martyrs.” Au fond, nous remarquons le fatras de câbles électriques emmêlés, illégalement raccordés, qui bouchent l’horizon. Dessous, des corps humains, des générations de familles gardant l’espoir du retour, sont eux aussi mélangés, les uns sur les autres, dans une jungle de béton.
La topographie du camp de Tindouf, dans le désert du Sahara, au Sud Ouest de l’Algérie ne peut pas être plus différente, même si à l’œil nu, les camps de réfugiés sahraoui et palestinien semblent être des mondes sans horizons. Les jeunes, précaires, sans emploi, sans espoir, émigrants faute d’opportunités, sont asphyxié.e.s par les puissances impérialistes qui nient à ces deux peuples leur droit à l’autodétermination. Cela rend encore plus tragique le fait que les factions dominantes du mouvement national palestinien sont opposées aux “Palestiniens du Maghreb,” l’un des mouvements de libération les plus censurés du monde, celui du peuple sahraoui.
Balfour et Madrid, une fois de plus
Alors que les médias se focalisent sur les réfugié.e.s ukrainien.ne.s, le sort des réfugié.es palestinien.ne.s et sahraoui.e.s est lui dissimulé : le scandaleux double standard des puissances occidentales à l’œuvre. Le Sahara Occidental est un élément central de la colonisation et de l’impérialisme occidental du Maghreb et du continent africain, un levier géopolitique dans les conflits actuels soutenus par les États-Unis et l’OTAN. Alors qu’ils dénoncent l’illégalité de l’invasion russe en Ukraine, les gouvernements européens, y compris celui de l’Espagne, s’inclinent devant leur maître nord-américain, en Palestine et au Sahara.
La décision en 2022 du gouvernement espagnol de soutenir les revendications du Maroc dans le Sahara est “un autre Accord de Madrid de 1975” pour les Sahraouis. De même que la décision des États-Unis en 2020 de reconnaître la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental en échange d’une normalisation des relations avec Israël est “une autre Déclaration de Balfour de 1917” et “un nouveau 1975” pour les Palestinien.ne.s et les Sahraoui.e.s. Alors que d’autres territoires colonisés parviennent à obtenir une certaine forme d’indépendance à la guise de l’état-nation bourgeois, Palestinien.ne.s et Sahraoui.e.s continuent de subir dépossession et colonisation. Le “droit au retour” est leur revendication centrale.
Internationalismes anticoloniaux et ruptures idéologiques
Cette décision des États-Unis met en évidence les similitudes entre les forces régionales réactionnaires auxquelles continuent de faire face les deux mouvements de libération, près de 45 ans après la visite du camp de réfugiés de Tindouf par George Habache, le leader du Front Populaire pour la Libération de la Palestine (FPLP), dans les années 80. Habache avait déclaré aux jeunes de l’Armée de Libération du Peuple Sahraoui : “lorsque vous combattez la monarchie marocaine, vous combattez aussi les ennemis de la révolution palestinienne”. Il avait dénoncé la trahison du Roi Hasan II lorsqu’il a accepté les Accords de Camp David de 1978 qui ont normalisé la relation entre l’Égypte et Israël. Il a également montré du doigt l’alliance étroite du Maroc avec les États-Unis, qui soutiennent militairement la colonisation de ces deux peuples. Il a accusé la monarchie marocaine, tout comme les monarchies jordanienne et saoudienne, d’être un des principaux piliers au Maghreb, un élément essentiel et un intermédiaire idéologique de l’impérialisme occidental et de la colonisation sioniste. Identifier les ennemis communs qui entravent l’autodétermination de leurs peuples était la base de la solidarité entre les leaders du POLISARIO et du FPLP, respectivement Al-Ouali Mustafa Sayed et G. Habache.
Bien que le POLISARIO et le FPLP n’ont pas les mêmes racines idéologiques, les deux partis tirent leur inspiration des mouvements de libération pan-arabes basés à Beyrouth et Damas, soutenant des conceptions anti impérialistes de ‘libération nationale’. Fondé en 1973, après la création de l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP), le POLISARIO chercha à éviter les erreurs qui menèrent à la fragmentation du Mouvement National Palestinien, en inscrivant dans sa constitution en exil le principe d’unité comme doctrine centrale de la lutte pour la libération, non seulement l’unité interne mais aussi l’unité pan-arabe et pan-africaine contre la domination coloniale. Ce même principe alimente l’iconographie du drapeau du FPLP, symbolisant la ‘libération de la Palestine, et traversant le monde arabe’. Pour Habache, sortir du joug de l’oppression coloniale requiert l’unité de la classe ouvrière internationaliste. Il a été dit que lorsque al-Ouali avait voulu rencontrer le leader du FPLP, Habache ne lui aurait accordé que 20 minutes. La rencontre dura en fait quatre heures et depuis lors une amitié et un engagement durables existent entre les deux mouvements.
L’occupation marocaine du Sahara occidental a changé les termes de la lutte, passant d’une lutte explicitement contre la colonisation européenne en un conflit entre Arabes. Depuis l’ère de l’Égypte de Gamal Abdel-Nasser qui, “malgré ses erreurs”, était un élément central et de référence pour l’unité pan-arabe, les Accords de Camp David ont laissé le pays à Anwar Sadat, qui normalisa la vision du Grand Israël, tout comme les Accords de 1975 ainsi que l’occupation avaient pour objectif de bâtir un Grand Maroc. Les deux régimes, qui partagent une vision expansionniste (comme déclarée dans leur constitution/Loi fondamentale), cherchent à redessiner les limites territoriales de leurs état-nations grâce à des occupations militaires. Le monde arabe était alors divisé entre ceux qui suivaient le camp pro-impérialiste occidental et soutenaient les Accords et ceux qui s’y opposaient. Les contradictions et divisions nécessaires pour maintenir une instabilité géopolitique et une domination néocoloniale dans la région étaient assurées par les puissances européennes sortantes, et substantiellement alimenté par les pétrodollars saoudiens qui réussirent à attirer la plupart des régimes arabes dans leur sphère d’influence, exceptés les gouvernements d’Algérie, de Libye, et de Syrie, entre autres.
À la chute de l’Union Soviétique, la propagande idéologique américaine et occidentale a altéré les relations politiques internationales en changeant les lieux et les méthodes de la lutte politique. Cela a changé aussi les formes de lutte acceptées, “pacifique, non associé à de la violence,” pour les mouvements de libération nationale. Le POLISARIO et l’OLP, qui respectaient le droit à la lutte armée, furent forcés d’adopter une posture défensive :“Nous ne sommes pas des terroristes, nous nous battons simplement pour notre libération. Nous bâtissons la justice.”
Ces évènements ont marqué une nouvelle étape historique dans les batailles de libération nationale palestinienne et sahraouie. Depuis les dissensions des années 1970, le POLISARIO et les tendances dominantes du mouvement national palestinien se sont retrouvés dans des camps opposés. Malgré les critiques virulentes de Habache concernant les accointances palestiniennes avec les régimes néocoloniaux arabes, l’OLP, sous l’égide d’Arafat, a pris le chemin de la dépendance envers les puissances réactionnaires qui les ont forcé à se plier aux nouveaux concepts de lutte : l’opposition binaire des “modérés” contre les “extrémistes.” Le POLISARIO maintenant son alliance avec le camp anti-impérialiste arabe, le Maroc mena une bataille idéologique en présentant les membres du POLISARIO comme des “terroristes” et des “mercenaires.” L’OLP, y compris le Front Démocratique de Libération de la Palestine, “renonça à la cause sahraouie,” la considérant même comme une “concurrente.” Lorsque Habache écrivait “La libération, pas la négociation” en 1974, il pressentait la trahison qui frapperait la révolution palestinienne dans laquelle le camp impérialiste ainsi que la dépendance des Palestinien.ne.s vis à vis de l’état sioniste les forceraient à se soumettre à la formule “un morceau de terre pour un morceau de paix,” ce qui les mènera aussi à trahir les Sahraoui.es.
La vision anti-impérialiste de la libération nationale : l’unité dans la lutte
En 2020, 30 ans après le boycott marocain du référendum d’autodétermination proposé par l’ONU, le Front POLISARIO a rompu l’accord de cessez-le-feu pour relancer la lutte armée. A la suite de quoi, le représentant international de son organisation jeunesse, UJSARIO, déclara : “Rabat [capitale du Maroc] s’est retourné contre la Palestine et a accepté l’accord illégal de Trump, essayant de créer une nouvelle réalité sur le terrain dans laquelle les États-Unis et Israël sont directement impliqués… Aujourd’hui il liquide les Palestinien.ne.s et la cause palestinienne pour faire honteusement accepter son occupation illégale du Sahara occidental…”
Les “découpages coloniaux” de ces deux peuples font partie de la bouillie états-unienne, avec leurs alliés, pour sauver leur hégémonie sur le déclin. Pourquoi l’Espagne, qui, en tant que puissance coloniale sortante, tirerait des bénéfices économiques et politiques conséquents de l’indépendance du Sahara, céderait le Sahara occidental au Maroc ou à la Mauritanie ? Mustafa Kattab répond : “C’est une directive des États-Unis, que le Sahara occidentale ne puisse pas être indépendant.” En 1975, Henry Kissinger, alors Secrétaire d’État des États-Unis, expliqua le jeu géopolitique régional, alertant qu’une reconnaissance de la République Arabe Sahraouie Démocratique (SADR) impliquerait de renforcer l’Algérie, l’Égypte (de Nasser), et la Syrie, pays et puissances qui avaient un agenda anti-impérialiste, pan-arabe et africaniste.
Dans les conflits actuels présents au Maghreb, avec la Russie, la Chine, et l’alliance BRICS dépendant du phosphate et autres ressources du Sahara occidental occupé, ainsi que les conflits autour du contrôle des eaux de la Méditerranée et du Détroit de Gibraltar, le roi alaouite du Maroc Mohammed VI est un “modérée” et un allié crucial dans la région. Les Sahraoui.es, tout comme les Palestinien.nes, sont sacrifié.es dans le jeu colonial et néocolonial. Mohamed Madi, président du Comité palestinien de solidarité avec le peuple sahraoui basé à Gaza, s’adresse au leadership palestinien : considérant la normalisation de 2020 par laquelle le Maroc a ouvertement montré son alliance avec le régime israélien, n’est-il pas temps de repenser nos relations avec la lutte sahraouie ?
Comme Madi, nous pouvons questionner le soutien du mouvement international des syndicats à ces deux luttes : ne devrions-nous pas les relier comme des luttes anti-impérialistes ? Quelles sont les limites et les contradictions de nos solidarités lorsque prises séparément ? Comment les axes anti-impérialistes et d’analyse de classe mis en avant par Habache et Al-Ouali pourraient-ils aider à guider les internationalismes syndicaux et anti-coloniaux ? C’est une question urgente étant donné l’appel du Syndicat Général des Travailleur.ses de Saguía el Hamra et Río de Oro (UGTSARIO) pour un mouvement syndicaliste international en soutien à leur cause. C’est aussi urgent d’y répondre pour ces acteurs du mouvement de solidarité avec la Palestine, qui ne reconnaissent les contradictions à l’intérieur du mouvement national palestinien et qui s’allient aux leaders palestinien.ne.s et à leurs homologues du mouvement syndical qui sont soutenus par les mêmes régimes réactionnaires et l’état colonial qui exterminent les Palestinien.ne.s.
Nithya Nagarajan est actuellement en doctorat de sciences politiques à l’Université de York. Elle était militante dans le mouvement syndical indépendant en Palestine.
Source : Socialist Project
Traduction : LG pour l’Agence Média Palestine