Ma famille a survécu au massacre de Deir Yassin. 75 ans plus tard, nous demandons toujours justice.

Par Dina Elmuti, le 9 Avril 2023

En ce jour, il y a 75 ans, ma grand-mère et sa famille ont survécu au massacre de Deir Yassin en 1948. J’ai hérité des souvenirs de ma famille, des cicatrices qui les accompagnent et du devoir de ne jamais oublier.

Coupure de presse d’un journal local datant de 1948, peu après le massacre et présentant certains des orphelins du massacre de Deir Yassin. La grand-mère de l’auteur, Fatima Asad, est représentée dans la rangée supérieure, au milieu de la photo. (Avec l’aimable autorisation de Dina Elmuti)

Les maisons de pierre en terrasses de Deir Yassin se dressent, apparemment intactes, derrière les portes verrouillées de l’enceinte de l’hôpital psychiatrique de Kfar Shaul. Virtuellement suspendues dans le temps et inaccessibles au public, elles constituent une métaphore appropriée de la dissimulation durable des atrocités qui y ont été commises.

Il y a soixante-quinze ans aujourd’hui, le 9 avril, le paisible village de Deir Yassin, où l’on taillait la pierre, a été le théâtre d’un massacre dont les répercussions continuent de faire froid dans le dos pour le peuple palestinien.

Lors de ma première visite à Deir Yassin en 1998 – à l’occasion du 50e anniversaire du massacre – j’ai parcouru les allées parsemées de carrières et admiré les cactus épineux en fleurs qui menaient à la maison familiale de ma grand-mère.  Ses mots résonnent encore dans ma tête, chaque syllabe frappant mon esprit comme les couteaux qui ont fait couler le sang des villageois.

« N’oublie jamais ce qui s’est passé ici. Grave-le dans la pierre. Grave-le dans ton cœur pour toujours », m’avait-elle suppliée, en tapotant ses doigts contre sa poitrine.

Pour de nombreux survivants de la Nakba, les moindres détails des atrocités dont ils ont été témoins restent frais dans leur mémoire, comme s’ils s’étaient produits hier. Ma grand-mère se souvient de la puanteur des cadavres ensanglantés et de l’horrible vision du corps contorsionné et criblé de balles de son grand-père, éparpillé sur le perron de leur maison.

Photos de la grand-mère de l’auteur, Fatima Asad, voyant sa maison familiale à Deir Yassin derrière la clôture. Même si ce n’était pas la première fois qu’elle voyait sa maison après le massacre, ces photos ont capturé le choc et le chagrin écrits sur son visage en voyant les occupants sur le balcon de sa maison. (Avec l’aimable autorisation de Dina Elmuti)

Le traumatisme vécu par nos aînés lors de la Nakba habite nos êtres et devient une partie de nous-mêmes. Des générations plus tard, il traverse nos corps et laisse une blessure à l’âme. La transmission intergénérationnelle du traumatisme chez les petits-enfants des survivants de la Nakba est une histoire sans parole.

Aucun mot de la langue humaine ne pourra jamais décrire pleinement les atrocités commises à Deir Yassin, ni aucun des massacres successifs perpétrés par Israël. Il s’agit d’un tourment unique qui parcourt nos veines avec gravité, d’un cauchemar éveillé qui s’installe sur nos poitrines, nous serre la gorge et ouvre nos bouches à des cris inaudibles.

À la mort de ma grand-mère, j’ai ressenti l’immense chagrin de perdre ma première conteuse. Il est devenu urgent de perpétuer les récits de la Nakba après la mort des derniers survivants et l’effacement des détails de l’horreur dans la mémoire collective.

Ma première visite à Deir Yassin m’a poussé à explorer la mémoire historique entourant la Nakba, et a continué à souligner toute ma vie en tant que travailleur social spécialisé dans les traumatismes et conteur d’histoires.

Photo de l’arrière-grand-mère de l’auteur, Aziza Asad (à gauche), et de sa mère (à droite), devant leur maison familiale à Deir Yassin. Photo prise en 1982. (Avec l’aimable autorisation de Dina Elmuti)

Des cibles à éliminer

Le matin du 9 avril 1948, le village de Deir Yassin sent le souffle de la mort. En milieu d’après-midi, les rues n’étaient plus qu’un abattoir sanglant et un cimetière d’horreurs innommables. Les forces sionistes ont battu, poignardé, aligné et exécuté des villageois, à la manière d’un peloton d’exécution. Leur violence et leur rage allaient au-delà de l’exécution des villageois captifs. Les villageois survivants, comme mon grand-oncle Dawud, qui avait 17 ans à l’époque du massacre, ont affirmé que les forces sionistes ont terrorisé, volé, violé, brutalisé et fait exploser les villageois avec des grenades à main. Elles ont écrasé, baïonnette au canon, et éviscéré l’abdomen de femmes enceintes encore vivantes, et ont mutilé et décapité des enfants sous les yeux de leurs propres parents.

Tout le monde, depuis les enfants à naître et les nourrissons jusqu’aux personnes âgées, était une cible à éliminer.

Près des deux tiers des personnes massacrées étaient des enfants, des femmes et des hommes âgés de plus de 60 ans. Les voyous sionistes ont transporté plusieurs corps jusqu’à la carrière de pierres du village, où ils les ont enterrés et brûlés. Insensibles à la barbarie, ils ont mangé avec appétit à côté des cadavres carbonisés.

Des cactus percés de balles à l’extérieur de Deir Yassin (avec l’aimable autorisation de Dina Elmuti).
Deir Yassin en 1939 (avec l’aimable autorisation de Dina Elmuti)

Le bilan du massacre se situe entre 110 et 140 villageois, bien que les commandants de l’Irgoun aient exagéré le nombre de morts à 254 pour intensifier la terreur et déclencher l’expulsion massive des Palestiniens des villes et villages voisins.

Aujourd’hui, Deir Yassin sert d’ADN à notre Nakba actuelle, demeurant un emblème obsédant de l’effacement, de la dépossession systématique et du déplacement forcé des Palestiniens. Depuis lors, le négationnisme et les mythes propagés au cœur de l’idéologie sioniste ont permis les violences commises contre les Palestiniens avec l’aval de l’État.

L’incapacité d’oublier

La destruction délibérée de la mémoire fait partie intégrante du processus de génocide, mais il est impossible d’oublier l’inoubliable. Ou quelque chose qui n’a jamais pris fin. La Nakba n’a ni commencé ni pris fin en 1948. Elle demeure une catastrophe permanente, un traumatisme après l’autre.

Lorsqu’il s’agit d’oublier de telles catastrophes, on frise l’immoralité, la cruauté ou la répréhension. Nier la souffrance des victimes, c’est nier les faits, l’histoire et la mémoire elle-même. Pour n’importe qui dans le monde, cette réponse s’approcherait de l’incompréhensible et de l’impensable.

Pour tout le monde, sauf pour le peuple palestinien.

Oublier, ou plutôt nier, que des massacres ont eu lieu est une pratique courante et répréhensible dans le discours entourant la Nakba. Les références à la mémoire des survivants se heurtent souvent à la défiance et au déni, et leurs témoignages sont sujets à controverse et à controverse. Ces témoignages continuent cependant à perturber un discours de cruauté voilée, permettant la lutte durable contre l’imposition du silence et de l’oubli.

Photo de la grand-mère de l’auteur, Fatima Asad, prise lors de la 50e commémoration du massacre de Deir Yassin. Cette photo a été prise lors de la première visite de l’auteur à Deir Yassin en 1998. (Avec l’aimable autorisation de Dina Elmuti)

Les souvenirs qui menacent et brisent l’intégrité d’un État sont difficiles à concilier avec sa trajectoire et son image actuelles, ce qui explique pourquoi les sionistes continuent de diffamer et de tout qualifier d’antisémitisme. Les sionistes se présentent comme les victimes, revendiquant leur souffrance et leur menace existentielle par des actes délibérés de manipulation de la mémoire et de distorsion volontaire, réduisant ainsi leur propre culpabilité.

Il s’agit d’une défense psychique ou d’une pathologie psychologique. L’hôpital psychiatrique qui s’est étendu sur le sang et les os des maisons familiales de Deir Yassin symbolise à lui seul le passé inconscient et refoulé du déni d’une nation. Une nation qui renaît des cendres du peuple palestinien.

Photo d’un membre de la famille tenant la clef en fer de leur maison à Deir Yassin, lors de la dernière visite de l’auteur à Jérusalem en 2011. (Avec l’aimable autorisation de Dina Elmuti)

Un devoir de mémoire

Le feu s’est éteint à Deir Yassin il y a 75 ans, laissant dans son sillage une empreinte carbonisée dont les taches ne pourront jamais être éliminées par la purification ou le déni. L’ampleur des agressions systématiques commises par les sionistes reste largement méconnue, et des générations d’architectes qui ont planifié la Nakba et de bouchers qui l’ont exécutée continuent de se rendre dans leurs tombes sans se repentir.

Mais le peuple palestinien ne cherche pas désespérément un semblant de reconnaissance ou de faux remords. Nos souvenirs, nos récits et nos vies existent. Ils ont toujours existé. C’est à nous qu’il incombe de protéger et de préserver nos souvenirs et notre récit collectif, malgré toutes les tentatives d’effacement.

Nous continuerons à briser la façade des distorsions délibérées et à rompre le silence arrogant qui entoure la Nakba. Nous continuerons à résister, à raconter et à empêcher que sa mémoire ne se calcifie dans l’effacement et l’oubli.

Comme les cactus criblés de balles qui portent les cicatrices de Deir Yassin – qui fleurissent dans le carnage et la destruction – nous resterons une épine dans le pied de l’occupation. Nous continuerons à nommer les victimes et à raconter l’histoire de ceux qui luttent pour leur vie et leur dignité avec détermination, transformant le traumatisme en fermeté.

Nous avons hérité du devoir de ne jamais oublier ce qui s’est passé, de l’inscrire à jamais dans nos mémoires.

Photo du grand-oncle de l’auteur, Muhammad Radwan Asad, brandissant les noms des villageois massacrés. Photo prise en 2016. (Avec l’aimable autorisation de Dina Elmuti)

Dina Elmuti est une assistante sociale et une clinicienne spécialisée dans les traumatismes développementaux, l’adversité de la petite enfance et les traumatismes générationnels. Elle a travaillé avec des ONG au service des enfants de Palestine et des communautés de réfugiés et d’immigrés à Chicago.

Source : Mondoweiss

Traduction : AGP pour l’Agence Média Palestine

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