27 Mai 2023. Ein Samiya. Textes et Photos, David Shulman

Par Margaret Olin, le 30 Mai 2023

‘Ein Samiya vu du dessus, Juillet 2020. Photo : Jacob Magid

Le village de ‘Ein Samiya n’est plus.

Photo : David Shulman

C’est la saison de la moisson estivale du blé, comme dans le Livre de Ruth. Les premiers fruits du festival de Chavouot. Mais le Livre de Ruth, lui, a une fin heureuse.

Photo : David Shulman

Nous observons les camions et les voitures descendre vers le centre du village, où les hommes démontent ce qui peut être récupéré de leurs maisons et de leurs bergeries. Literie, vaisselle, panneaux métalliques, jouets d’enfants, chaises, les éléments d’une vie de famille, sont chargés dans les camions. Après plusieurs heures, nous les voyons démarrer et s’en aller. Ils s’arrêtent pour nous remercier et nous souhaiter bonne continuation. Alors que le dernier camion s’élance sur le chemin de terre, j’ai le cœur gros. Je revois mes ancêtres, constamment forcés à l’exile. Et je vois la Nakba se rejouer ; puisque la droite israélienne le veut, elle fait tout ce qu’elle peut pour que cela se produise.

Photo : David Shulman

Nous sommes là pour moissonner les champs de blé et d’orge de ‘Ein Samiya, car les villageois sont trop pris par le démontage et le déménagement de leurs affaires pour le faire eux-mêmes. Les céréales sont mûres. Nous passons la débroussailleuse à pétrole chacun notre tour ; l’un d’entre nous coupe les céréales, les autres ratissent les gerbes et les entassent dans de grands sacs plastiques. La débroussailleuse n’est pas en très bon état et doit être réparée et redémarrée assez souvent. C’est une tache pénible, et même tôt le matin le soleil est impitoyable. En milieu de matinée, c’est une insupportable fournaise. Nous avons apporté beaucoup d’eau avec nous mais elle n’est déjà plus fraîche. Je commence à me demander si je ne suis pas trop vieux pour ça. 

Un colon berger, qu’Arik connaît bien, amène son troupeau à la limite du champ palestinien et s’attarde là, cherchant les limites. Pourquoi s’embêter ? Dans un jour ou deux toute cette terre sera à eux. C’est un adolescent, son visage enveloppé dans un chiffon pour se protéger du soleil. Il semble s’intéresser à la vision qu’Arik a de la situation. Et comme beaucoup d’autres jeunes colons dans ces avant-postes, il semble confus et perdu, en contradiction avec lui-même et avec le monde. Victime du lavage de cerveau que les colons lui ont fait subir avec leur l’idéologique toxique.

Je suis trop occupé à ratisser et à remplir les sacs de céréales pour écouter toute la conversation, mais voici un court extrait de ce que j’ai entendu :

Colon (son nom est, me semble-t-il, Moshe): As-tu entendu parler de la Terre d’Israël ?
Arik: Oui.
Moshe: A qui appartient-elle ?
Arik: A Dieu.
Moshe: Et sais-tu que Dieu l’a donnée à Abraham et à ses descendants ?
Arik: Oui, et Dieu a dit, dans le Livre du Deutéronome, qu’Il peut la leur reprendre s’ils commettaient des péchés.
Moshe: Et quels sont ces péchés ?
Arik: C’est en cela que nous sommes différents. Pour toi, c’est un péché de ne pas coloniser la Terre d’Israël. Pour moi, le pire des péchés est de privilégier les Juifs à tous les autres êtres créés à l’image de Dieu, de les opprimer et de les maltraiter.

Photo : David Shulman

Nous descendons dans ce qui était le centre du village. Un seul homme erre encore dans les ruines. Une équipe de Palestinian TV l’interview un bon moment. Toute la Palestine sait ce qu’il se passe ici. Plus tard j’ai rencontré cet homme à l’école. “Le chagrin,” dis-je, “est insupportable,” al-asaf shadeed. Oui. Effectivement, il peut à peine parler. “Et la zulem, l’injustice, est insupportable.” Il répète le mot, comme s’il ne restait aucun autre mot au monde : zulem, zulem, zulem.

2.

 ‘Ein Samiya était perché sur un petit plateau entouré des versants rocheux du centre de la Cisjordanie, avec une vue sur la Vallée du Jourdain en contrebas. Ces Bédouins, sédentarisés, de la tribu Qa‘abna, vivent ici depuis 40 ans. Ils sont fièrement attachés à ce site. Aujourd’hui ils en parlent avec nostalgie, en exile.

J’ai déjà connu un village entièrement vidé de ses habitants. C’était Ras al-Tin, à quelques encablures d’‘Ein Samiya. Quelques familles y sont quand même restées. C’est l’armée qui a brutalement chassé ces populations. Et cela a été le cas dans bien d’autres villages. À Bi’r al-Id, dans les collines du Sud de Hébron, nous avons ramené les familles après que l’armée et le tribunal les en aient expulsées, comme d’autres villages. Et là-bas aussi, des années de violence coloniale ont eu raison de ces familles, qui finirent par quitter d’elles-mêmes leurs villages. Al-Khan al-Ahmar, à l’Est de Jérusalem, était sur le point d’être vidé de ses habitants et démoli (les bulldozers de l’armée avaient commencé leur travail) quand la Cour Pénale Internationale (CPI) a déclaré que la destruction de ce village serait un crime de guerre. Ce qui les arrêta pour un moment. La droite israélienne, et parmi elle des ministres du gouvernement, ne cessent de réclamer que l’armée finisse le travail. Cela pourrait être fait à tout moment.

La vérité c’est que l’expulsion de la population palestinienne est la raison d’être de l’occupation.

Voici, en quelques mots ce qu’il s’est passé à ‘Ein Samiya : L’État d’Israël a déclaré la guerre à ce village il y a quelques années, lorsque l’Administration Civile a émis un ordre de démolition de l’école, bâtiment qui est de loin le plus imposant et le plus important du village. Toute une palette de sponsors européens avaient financé l’école. (Tous les Palestinien.nes que j’ai rencontré sont profondément impliqués dans l’éducation de leurs enfants.) Les villageois.es ont porté la chose devant un tribunal et, sans surprise, après des années d’attente, la Cour du District de Jérusalem (10 Mai 2022) a décidé que l’école pouvait être démolie. En janvier dernier, la Haute Cour de Justice a imposé un gel de cette décision. Aujourd’hui tout ceci n’a probablement plus vraiment d’importance. 

Photo : David Shulman

L’école est toujours debout mais il y a deux nuits des colons venus des avant-postes voisins sont venus au village et ont cassé des fenêtres. Depuis des années, ces colons font avec plaisir ce que les colons font toujours : ils envahissent le village, attaquent, frappent tous ceux qu’ils rencontrent, jettent des pierres, menacent, insultent, volent, amènent leurs troupeaux sur les terres palestiniennes et, ce faisant, détruisent leurs cultures. Pour faire court, ils font tout ce qu’ils peuvent pour rendre la vie des bergers Bédouins misérable. Et ils y arrivent très bien.

La colonie Kochav Hashachar. עדירל, via Wikimedia Commons

Ce qui a fini par casser le moral des villageois est un évènement survenu il y a deux semaines. Des colons sont venus au village pendant la nuit, soi-disant pour chercher des moutons qui leur auraient été volés. Ils ne les ont pas trouvés. Le lendemain matin, un des villageois qui faisait paître son troupeau a vu un policier arriver et l’arrêter, lui disant que la totalité du troupeau était volé. Le troupeau a ensuite été donné aux colons. Trente-sept moutons. Il va sans dire que le policier agissait dans l’intérêt des colons et cru leurs mensonges. Pendant ce temps, les colons bloquaient les routes accédant au village et caillassaient les Palestinien.ne.s essayant de rentrer chez eux. Les caillassages ont duré 5 jours consécutifs. 

Les villageois.es vivent depuis des années avec la violence et les intimidations constantes des colons. Ils s’accrochaient à leur terre avec sumud, la persévérance quoi qu’il en coûte. Mais cette fois, l’humiliation et l’injustice ont été trop fortes. Ils ne peuvent pas lutter contre tout le système. En effet, il n’ont aucun recours légal possible ; les autorités, la police et l’armée, qui ont la charge de les protéger, marchent main dans la main avec les colons. C’est pour cela que les habitant.es de ‘Ein Samiya, 27 grandes familles, plus de 200 âmes, ont décidé de partir. Leur terre, pas juste un petit morceau, va être reprise par les colons. Ils sont déjà en train de s’en charger. 

Un autre problème s’ajoute à l’histoire. L’Autorité Palestinienne est elle aussi impliquée dans tout ça. Elle voulait que les villageois.es tiennent bon, elle leur a promis un soutien financier pour cela. Être éleveur de montons en Palestine signifie vivre sur le fil. Pendant les mois d’été, ou quand les colons les empêchent d’accéder aux pâturages, grignotant chaque un peu plus l’espace disponible, les propriétaires doivent acheter de l’aliment, dont le prix a explosé à cause de la guerre en Ukraine. Pour des gens comme les Ka‘abna, cela signifie un désastre financier. Pourtant, l’AP a envoyé Abdallah Abu Rahma, l’un des plus impressionnants leaders des mouvements populaires (avec qui j’ai eu l’honneur d’être arrêté en 2004 à Bil‘in, mais ça c’est une autre histoire) pour tenter de persuader les habitant.es de ‘Ein Samiya de rester sur le site. Il a fait de son mieux. Mais à cause de la violence permanente et croissante, ils veulent envoyer les femmes et les enfants dans un endroit plus sûr. L’AP conditionne son soutien à une présence des familles dans le village pour au moins deux semaines. Impasse. Maintenant, ils sont tou.t.e.s parti.e.s. Certaine.es à Taybeh, d’autres à Nu‘ema dans la Vallée du Jourdain, ou encore sur une colline rocheuse en zone B, entre Kufar Malik et Magha’ir. Ils seront un peu plus loin des colons, qui sont presque tous en Zone C. Malgré tout, les colons des avant-postes près de Magha’ir sont réputés pour leur brutalité. Et après avoir vécu en communauté pendant des décennies, la dispersion des familles est terriblement douloureuse, encore plus douloureuse que de perdre leurs maisons, comme l’a dit un villageois à Arik.

Photo : David Shulman

‘Ein Samiya maintenant.

Ne vous méprenez pas. Les colons ne sont qu’un outil, motivés par la plus féroce cupidité qui soit. Mais la destruction du village constitue un crime de guerre commis par le gouvernement israélien. C’est le paradigme de ce qu’ils essaient d’atteindre en Palestine. Alors que j’écris ces lignes, treize villages dans les collines du Sud de Hébron, dans ce qui est appelé zone de tir 918 (Masafer Yatta), sont en danger imminent de subir le même sort. L’armée va détruire les villages et chasser leurs habitant.es, à moins que nous (vous et nous) réussissions d’une manière ou d’une autre à les arrêter. 

3.

En milieu d’après-midi, la récolte est plus ou moins finie. Deux autres colons (plus durs et sinistres que Moshe) sont venus explorer leur nouveau territoire, particulièrement l’école et les réservoirs d’eau. L’un d’entre eux, cheveux longs, papillotes, immense kippa, regard fou, essaie de me parler. Il s’approche de moi et dit :

“Qui es-tu ?”
Je ne réponds pas.
“Comment tu t’appelles.”
“David.”
“Ami d’Arik?”
“Oui.”
“Tu t’amuses ?”
“Non.”
“Pourquoi ?”
“Parce que vous avez chassé ces gens.”
Il sourit. “Les chasser ?” dit-il, moqueur. Comme pour dire, “Qui, nous ? Nous avons chassé des gens ?”

Jake et moi conduisons avec les lourds sacs de grain vers la colline où treize des familles installent leurs tentes. Un bulldozer nivelle une petite parcelle (coût : 2000 shekels par jour, une fortune). Nous déchargeons les céréales, qui sont directement versées dans une auge, puis vont sans attendre, dans la gueule d’un âne affamé. Au moins une partie de notre travail d’aujourd’hui aura servi à quelqu’un. Nous bavardons un peu avec les habitant.es en exile de ‘Ein Samiye. En contrebas de la colline il y a un oued fertile, bien vert. Pouvez-vous y faire paître votre troupeau ? Non, ce champ appartient à un autre village. En fait il n’y a pas de bon pâturage par ici.

Photo : David Shulman

Il n’y a pas grand-chose à dire. Beaucoup de silences entre les mots. Cependant un des jeunes hommes tente une blague, il veut savoir si la voiture toute cabossée d’ Arik est à vendre, et à combien. Plus haut sur la colline, les femmes s’évertuent à rendre les tentes habitables. Plus tard, lors de notre deuxième voyage avec le dernier sac de céréales, le café est servi dans de minuscules tasses en carton. Mais ce n’est pas le moment de s’attarder ou de récupérer de la chaleur. C’est le dîner de Chavouot ce soir, nous devons rentrer. Arik, infatigable, passera la nuit à étudier la Torah, donnera un cours sur la Torah à 4h du matin, Torah qu’il vit chaque minute de chaque jour.

Par chance, chacun des quatre militants que nous sommes a une maisons dans laquelle rentrer. L’un des anciens du village m’a dit : “Je suis né à ‘Ein Samiya. Nous adorions cet endroit. La vue, le paysage, l’air, les champs, les collines. Tu ne peux pas imaginer ce que je ressens aujourd’hui.”

Texte : David Shulman © 2023. La plupart des photos David Shulman © 2023. Nous remercions Jacob Magid de nous autoriser à utiliser sa photo de ‘Ein Samiya en 2020.

Source : Touching Photographs

Traduction : LG pour l’Agence Média Palestine

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