« L’anti-palestinianisme allemand s’intensifie ». Par Majed Abusalama, le 10 juin 2023. Majed Abusalama est un palestinien, un journaliste primé, universitaire, militant et défenseur des droits humains.
Il est grand temps que l’Allemagne cesse de confondre l’activisme palestinien avec l’antisémitisme dans une tentative malavisée d’expier son passé.
Le 6 juin, le European Legal Support Center (ELSC) a publié un rapport sur la répression de l’activisme palestinien dans l’Union européenne et au Royaume-Uni. Se focalisant sur la définition de l’antisémitisme forgée par l’International Holocaust Remembrance Alliance (IHRA), le document a relevé « de vastes restrictions du droit de réunion et de la liberté d’expression » eu égard à toute critique d’Israël.
Dans l’un des trois pays examinés par le rapport – l’Allemagne – il a constaté des violations allant du licenciement d’employés sur de fausses accusations d’antisémitisme au refus d’accès aux espaces publics pour des événements pro-palestiniens en passant par le définancement d’organisations.
Les résultats de l’enquête de l’ELSC ne m’ont point surpris.
Résident palestinien en Allemagne, rien, en effet, ne me fut épargné. Je suis arrivé dans le pays en 2015, après avoir survécu à près de trois décennies d’agression israélienne constante contre Gaza.
J’ai porté alors sur moi le traumatisme de la guerre, de la brutalité du siège israélien, du nettoyage ethnique en cours, et de la dépossession de mon peuple par l’occupation israélienne. Et dès que je tentais d’évoquer la souffrance de mon peuple, on m’a tout de suite fait taire.
Je fus constamment averti de faire attention à ce que je disais car cela ne reflétait pas les « valeurs allemandes ». On m’a dit que j’étais un antisémite, un terroriste.
J’ai essayé en vain de faire entendre ma voix dans les grands médias allemands. Aurais-je tenté d’écrire pour un journal israélien, j’aurais eu une plus grande liberté d’expression que je n’en ai jamais eu dans les médias allemands.
J’ai même été traduit en justice pour mon activisme palestinien. En 2017, deux activistes israéliens et moi-même avons protesté contre la prise de parole par la députée Aliza Lavie lors d’un événement hasbara (hébreu pour « propagande ») à l’Université Humboldt de Berlin : « La vie en Israël – terreur, préjugés et chances de paix ». Les médias allemands nous ont calomniés et injustement accusés d’antisémitisme, et l’Université a déposé plainte contre nous pour « intrusion ». Nous avons été d’emblée criminalisés pour ce qui fut une manifestation pacifique. Mais au bout de trois ans de batailles juridiques, on nous a donné raison – nous avons gagné !
Je me suis rendu dans plusieurs autres pays d’Europe – jamais je ne fus confronté autant qu’en Allemagne à l’hostilité de la part d’un État du fait de mon militantisme palestinien. Et j’ai l’impression que l’anti-palestinianisme violent de l’État allemand s’intensifie avec chaque année qui passe.
Comme le souligne le rapport de l’ELSC, c’est l’allégation d’antisémitisme qui sert en Allemagne pour justifier la répression de toute critique d’Israël. Le sionisme est assimilé au judaïsme malgré le rejet de cette prétendue équivalence par d’innombrables académiques et groupes juifs à travers le monde.
Des institutions publiques et privées s’emparent de cette accusation pour réprimer non seulement le mouvement Boycott, Désinvestissement, Sanctions (BDS), mais aussi toute personne qui ose lever la voix pour faire pression sur le régime israélien afin qu’il se conforme au droit international et aux droits de l’homme et accorde aux palestiniens leurs droits.
En 2019, le parlement allemand a adopté une résolution qualifiant le mouvement BDS d’antisémite. Cette motion a été utilisée pour réprimer, faire taire et censurer l’activisme pro-palestinien, malgré que les tribunaux allemands se soient prononcés à plusieurs reprises contre les actions anti-BDS des autorités de l’État, estimant qu’elles violent la liberté d’expression.
Les fausses accusations d’antisémitisme ont également été utilisées pour cibler des individus spécifiques et en particulier des personnes issues de l’immigration qui sont accusées de façon aberrante d’avoir « apporté l’antisémitisme en Allemagne ».
En février 2022, la chaîne de télévision publique allemande Deutsche Welle a licencié sept journalistes palestiniens et arabes pour des déclarations estimées antisémites. Deux des journalistes, Maram Salem et Farah Maraqa, ont protesté devant le tribunal contre la campagne de diffamation qui les visait et contre leur licenciement ; elles ont obtenu gain de cause.
Mais le fort biais anti-palestinien des autorités allemandes va au-delà de l’effort pour réprimer les critiques anti-israéliennes. Leur réponse féroce aux volontés de la communauté palestinienne de commémorer la Nakba – le mot signifiant « catastrophe » que les palestiniens utilisent pour désigner le nettoyage ethnique de leur patrie – démontre qu’ils visent littéralement l’effacement de l’existence palestinienne de l’espace public.
L’année dernière, j’ai expérimenté physiquement toute l’étendue de ce que cela signifie. Après que la police de Berlin a interdit un rassemblement pour marquer la Nakba et que deux tribunaux ont confirmé sa décision, des centaines de palestiniens et leurs sympathisants ont décidé de braver l’interdiction et de descendre dans la rue en petits groupes. Nous portions des keffiehs pour montrer notre solidarité.
Malgré notre petit nombre, la présence policière était écrasante, et le déploiement de véhicules blindés m’a rappelé mon pays natal sous l’occupation et la colonisation israéliennes.
Vêtu d’un keffieh et repérable comme palestinien, j’ai été arrêté par une douzaine de policiers. Ils m’ont demandé ma carte d’identité, et l’un d’eux m’a demandé pourquoi je portais le keffieh, me rappelant qu’en protestant, je violais l’interdiction. Alors que je m’opposais à mon arrestation, on m’a soudain attrapé, attaqué brutalement et détenu. On a failli me démettre l’épaule et je me suis trouvé hospitalisé.
La douleur psychologique qui a accompagné cette expérience était pourtant bien pire que la douleur physique. Non seulement m’a-t-on refusé la possibilité de pleurer publiquement la dépossession de mon peuple, mais deux jours plus tôt, moi – et d’autres palestiniens avec nos sympathisants – avons été empêchés de pleurer la journaliste palestinienne Shireen Abu Akleh, qui venait d’être abattue par l’armée israélienne.
Cette année, de nouveau, nous avons cherché à commémorer la Nakba. Nous avons essayé de mobiliser la gauche en encourageant les groupes écologistes, féministes et de migrants à nous rejoindre, et avons tout préparé sous le slogan « Libérez la Palestine de la culpabilité allemande ».
Mais l’interdiction est de nouveau tombée.
Certains groupes l’ont défiée, brandissant dans les rues des drapeaux palestiniens et une banderole clamant que « L’existence, c’est la résistance ». Une forte présence policière a fait que même un petit événement style « flash mob » n’ait pu avoir lieu. Et encore une fois, ils nous ont accusés d’antisémitisme pour justifier notre radiation de l’espace public.
Certes, l’ allégation est infondée, mais l’on se demande aussi pourquoi la police allemande – apparemment si consternée par l’affichage public de l’antisémitisme – n’interdit pas aux groupes racistes et néonazis, qui ne font aucun mystère de leurs convictions antisémites, de manifester partout dans le pays. Par exemple, l’année dernière, à peine deux mois après que l’on nous interdise de marquer la Nakba, les néo-nazis ont été autorisés à défiler dans la ville de Mayence – et ce n’est pas la police qui les a dispersés, mais une grande foule d’antifascistes.
La communauté palestinienne d’Allemagne est l’une des plus importantes de l’Europe, mais elle est rendue invisible, régulièrement intimidée par la police et les institutions allemandes, mise sous surveillance et déshumanisée dans les médias où ses membres sont dépeints comme antisémites et terroristes potentiels.
Ces tactiques visant à dépolitiser les palestiniens peuvent affecter leur statut de résident, leur recherche d’emploi ou même leur conditions de logement.
Quelles sont ces fameuses « valeurs allemandes » si, en leur nom, les palestiniens sont systématiquement et brutalement maltraités ? On peut se demander s’il ne s’agit pas d’un simple reflet de la suprématie blanche, permettant à l’État allemand d’étendre l’apartheid israélien contre les palestiniens sur son propre territoire.
Cela a eu un impact sur les allemands palestiniens. Beaucoup d’entre eux ont peur de parler; d’autres sont épuisés par la lutte constante qu’ils ont dû mener pour revendiquer le droit à la liberté d’expression dont tout le monde jouit en principe en Allemagne. Les intellectuels palestiniens sont attaqués publiquement et stigmatisés, et leurs carrières souvent affectées.
Et pourtant, les palestiniens en Allemagne continuent de résister à la répression étatique et au silence qu’on leur impose. Il y a une jeune génération de palestiniens qui ne veulent pas se conformer aux diktats de l’État allemand simplement pour se sentir à leur place. Ils ne restent pas silencieux face à l’humiliation et à la pression. Des organisations comme Palästina Spricht (la Palestine parle) ne laissent passer aucun acte de répression sans une réaction et une contestation publiques.
Criminaliser les palestiniens pour avoir défendu les droits des palestiniens, tandis que les néo-nazis sont autorisés à élever leurs slogans fascistes en public, est un échec moral pour l’Allemagne. Il est temps que la Palestine soit libérée de la culpabilité allemande. Il est temps que l’Allemagne cesse d’exiger que les palestiniens paient pour ses péchés historiques et embrasse la lutte palestinienne pour la justice et la libération.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la position éditoriale d’Al Jazeera.
Majed Abusalama, est un palestinien, est un journaliste primé, universitaire, militant et défenseur des droits humains.
Majed Abusalama est doctorant en géographie humaine critique et études régionales à l’Université de Tampere (Finlande) et un auteur collaborateur de Jadaliyya, Aljazeera English, MiddleEastEye et d’autres organes de presse. Il a grandi dans le camp de réfugiés de Jabalia à Gaza et est maintenant basé à Berlin. Ses recherches portent en particulier sur les vulnérabilités complexes et les manières collectives/individuelles de gérer et de vivre avec la violence incessante, la mort et la guerre. Il est directeur international de l’organisation We Are Not Numbers à Gaza.
Source : Al Jazeera
Traduction BM pour Agence Média Palestine