Comment Israël instrumentalise les musées pour effacer l’existence palestinienne

Par Somdeep Sen, le 15 juillet 2023

La violence physique n’est pas le seul moyen utilisé par Israël pour tenter de nier l’existence palestinienne. Les musées aussi sont des instruments de terreur.

Une femme se promène dans la cour intérieure du Musée de la tour de David dans la vieille ville de Jérusalem le lundi 22 mai 2023. Le musée est depuis longtemps accusé d’effacer systématiquement l’ héritage islamique et palestinien de la ville [Ohad Zwigenberg/AP Photo]

Effacer la Palestine et son peuple est pour l’État d’Israël une véritable vocation.

Ceci n’a rien de surprenant –  le mythe de la non-existence de la Palestine fait partie de la philosophie fondatrice d’Israël. Pendant la Nakba de 1948, cette vocation s’est pleinement manifestée lorsque les communautés palestiniennes ont été effacées de leur terre lors d’une  campagne militaire systématique .

La  violence continue des colons  infligée en toute impunité aux communautés palestiniennes en Cisjordanie occupée est une preuve supplémentaire que cette envie d’effacer la Palestine et son peuple persiste encore.

Mais cet effacement ne consiste pas seulement à rendre physiquement ou matériellement invisibles les palestiniens et les palestiniennes. Cela se fait également à travers les histoires du passé qui se racontent.

Et les musées israéliens participent activement à cet effort colonial.

La terreur des musées israéliens

 J’ai fait ce constat lors d’un travail de terrain sur le campus du mont Scopus de    l’  Université hébraïque de Jérusalem  en 2015.

Le campus lui-même ressemble aujourd’hui à un musée dédié à la célébration de l’héritage et de l’histoire juifs, chargé comme il l’est d’artefacts archéologiques : une statue en marbre représentant un souverain provenant du temple d’Auguste construit par le roi Hérode en Samarie, une pierre du troisième mur du Second Temple qui orne la façade de l’Institut d’archéologie.

L’idée est d’exposer « l’israélité » de la terre – tout en dissimulant délibérément que l’université fut, en fait, construite sur des terres palestiniennes volées.

Le Musée de la tour de David agit de façon similaire. Officiellement, le  site Web du musée décrit la Citadelle de Jérusalem comme le « point de rencontre de l’ancien et du moderne, de l’est et de l’ouest, de la tradition et de l’innovation, de l’expérience et de la création » et affirme que le musée raconte l’histoire de Jérusalem et l’importance de la citadelle pour le judaïsme sans négliger sa place dans le christianisme et dans l’islam.

Pourtant, on reproche depuis longtemps au musée d’  effacer systématiquement  son héritage islamique et palestinien.  Dès qu’Israël s’est emparé du site, les autorités ont empêché les prières dans les mosquées. La Israeli Antiquities Authority  a également retiré le dôme et le croissant de la citadelle. Et  les étiquettes  identifiant les artefacts prennent soin de souligner la judéité de la ville et les « perspectives nationales » israéliennes.

Le Museum on the Seam  prétend relater l’histoire divisée de Jérusalem, et ses expositions seraient destinées à « soulever diverses questions sociales pour le débat public et à combler les lacunes ». Pourtant, pratiquement parlant, ils  font peu pour reconnaître que le bâtiment qui abrite le musée appartenait autrefois à la famille palestinienne Barkami,  chassée de Jérusalem pendant la Nakba.

Les musées qui ont pour vocation de célébrer le rôle des  organisations paramilitaires juives  lors de la création d’Israël travaillent également à entretenir le mythe de l’inexistence palestinienne. Ces organisations furent à l’origine d’une grande partie de la  violence  dans des endroits comme Jaffa, Haïfa, Acre et Tibériade pendant la Nakba. L’organisation paramilitaire Palmach, par exemple, a établi de nouvelles colonies israéliennes et a participé activement à des « opérations de nettoyage » dans les communautés rurales palestiniennes.

Lorsque j’ai visité Beit HaPalmach, (le musée du Palmach), à Tel Aviv en 2013, cette politique d’effacement semblait bien être encore à l’œuvre.  Au moment de ma visite, le musée affichait une exposition en trois dimensions qui proposait aux visiteurs de visionner un film reconstituant la vie des jeunes recrues du Palmach pendant la «guerre d’indépendance» israélienne.

Bien que les cibles de la violence du Palmach étaient les communautés palestiniennes, la Palestine et la population palestinienne étaient absentes de l’histoire. En fait, les termes « Palestine » et « palestinien » n’ont jamais été utilisés dans le film.

Au lieu de cela, les palestiniens et palestiniennes étaient simplement désigné(e)s comme  « arabes ». Ce choix, en lui-même, constitue déjà une forme de non-reconnaissance de la Palestine en tant que communauté nationale distincte des autres dans le monde arabe.

En outre, les rares fois que cette présence palestinienne (« arabe » donc) se trouva évoqué, elle a été rapidement repoussée en marge du récit. Plus précisément, il n’y eut que deux cas où les « arabes » ont été mentionnés.

La première montrait les personnages du film se référant aux combattants palestiniens comme à de simples « gangs arabes en maraude ». La seconde se trouve lors d’une discussion entre deux recrues du Palmach qui agonisent momentanément à propos du « problème » des réfugiés palestiniens. Un personnage demande : « Que devons-nous faire des réfugiés ? L’autre, d’un ton nonchalant, répond « Fais ce que tu penses être le mieux ». C’était comme si les deux personnages ignoraient comment ces personnes sont devenus des réfugié(e)s  – ils semblaient tout simplement ne pas se soucier de la tragédie qu’était l’expulsion massive du peuple palestinien de leur foyer national.

Un effacement similaire des palestiniens, hommes et femmes, est apparu évident lors de ma visite en 2015 au Musée de la Haganah à Tel-Aviv, en particulier dans l’exposition sur la Grande Révolte de 1936-39 contre le mandat britannique et sa politique d’encouragement d’une immigration juive sans limites.

L’historienne Rosemary Sayigh a décrit la révolte comme l’une des premières explosions nationalistes significatives des paysans et paysannes de la Palestine dans la longue trajectoire de leur lutte pour la libération. La réponse violente des factions paramilitaires comme la Haganah était un prélude à la Nakba. La révolte avait également une signification régionale en tant que  «lutte anti-impérialiste militante la plus longue du monde arabe» jusqu’au début de la guerre d’indépendance algérienne.

Mais l’exposition du musée ne reconnaît ni l’importance historique de la révolte ni l’existence du peuple palestinien et de sa cause nationale. Au lieu de cela, il décrit la Grande Révolte comme de simples « émeutes », des « troubles sanglants » qui ont été menés par des « arabes » en Palestine et qui ont ciblé les juifs comme les britanniques.

Le visiteur du musée a l’impression que la violence fut perpétrée sans raison autre que de nuire à la population juive.

Musées et colonialisme

Bien sûr, les musées en général ont depuis longtemps servi de support pour afficher et célébrer la puissance coloniale et les exploits de la construction impériale.  L’historien Robert Aldrich va jusqu’à affirmer  que « la construction d’un empire et la construction de musées allaient de pair ».

Les spécimens de flore et de faune, les statues et les pierres précieuses, les momies et les crânes – collectés ou  volés  – exposés dans les musées contribuent souvent à établir des récits hégémoniques et métropolitains sur les peuples et les cultures « primitifs » dans des terres exotiques lointaines.

Le Musée Royal du Centrafrique à Bruxelles fut créé en 1898 par Léopold II pour  vanter  « l’exercice civilisateur » belge au Congo, conjurer les critiques de sa politique brutalement répressive, et pour proclamer la supériorité civilisationnelle des belges par rapport aux « tribus congolaises non civilisées ».

A Hawaï , à la Honolulu Academy of Arts ou au Bishop Museum, les expositions ne font référence au colonialisme qu’en passant. Et cette omission est destinée à perpétuer l’ignorance sur le renversement du royaume hawaïen par les hommes d’affaires blancs et l’armée américaine comme du processus violent qui a fait d’Hawaï une colonie de peuplement.

Le British Museum de Bloomsbury, à Londres, est l’un des plus grands exemples de comment la construction d’un empire et la construction de musées pouvaient se trouver concomitantes.  L’étendue des expositions qui proviennent de tous les coins du monde est une métaphore de la nature sans limite  de la puissance de l’Empire britannique. Des historiens ont également décrit son catalogue d’expositions comme un « trésor de guerre impérial ».

Les musées comme lieu de résistance

A côté de la terreur militaire incessante infligée au peuple palestinien par Israël, la violence des musées peut sembler sans conséquence. Mais cela nous rappelle utilement comment l’histoire et le patrimoine peuvent servir d’armes de guerre.

C’est ainsi qu’il devient vital de s’emparer de ces mêmes outils — l’histoire et le patrimoine —  pour résister à l’oppression israélienne. Aux États-Unis, le Museum of the Palestinian People à Washington, DC, s’efforce de préserver et de célébrer l’ histoire, les arts et la culture palestiniens . Il a connu une hausse de la fréquentation mensuelle moyenne qui,  témoignant du changement de  perception du public en faveur de la Palestine, est passée de 132 personnes en 2022 à 277 personnes en 2023.

En 2016, le Palestine Museum a été inauguré à Birzeit en Cisjordanie occupée. La première exposition s’intitulait « Jerusalem Lives » et présentait « l’aspect vivant » d’une ville en proie à la militarisation, au bouclage et aux « politiques d’exclusion » visant la population palestinienne.

Le colon peut militariser les récits historiques et le patrimoine pour effacer la signature de l’existence palestinienne en Terre Sainte. Mais ces efforts palestiniens montrent comment il est possible de contester ces efforts en rétorquant avec audace : « Nous sommes ici, et nous existons ».

Somdeep Sen est professeur associé d’Études sur le développement international à l’Université de Roskilde au Danemark. Il est l’auteur de Decolonizing Palestine: Hamas between the Anticolonial and the Postcolonial (Cornell University Press, 2020).

Source : Al Jazeera

Traduction BM pour l’Agence média Palestine

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