Pourquoi une « paix » saoudo-israélienne ne pourra que garantir un avenir violent

Par Dana El Kurd, le 8 août 2023

Loin de résoudre les conflits, la normalisation israélo-saoudienne ne pourra que servir de pilier à une architecture répressive qui n’apportera justice ni au peuple palestinien ni aux autres peuples arabes.

Le secrétaire à la Défense James N. Mattis rencontre le prince héritier saoudien Mohammed bin Salman bin Abdulaziz au Pentagone à Washington DC, le 22 mars 2018. (Kathryn E. Holm / US Secretary of Defense / CC BY 2.0)

On a observé beaucoup d’effervescence dans les médias américains et israéliens ces derniers temps, avec des rumeurs en quoi un accord de normalisation entre Israël et l’Arabie saoudite serait imminent. Des visites de haut niveau de responsables américains avec le prince héritier saoudien, Mohammad Bin Salman, ont fait l’objet de récits haletants, et les experts ont pondu d’innombrables articles d’opinion affirmant que la normalisation avec l’un des plus puissants des pays arabes serait transformatrice pour la région, favorisant le solution à deux États et promouvant la « paix ».

Les analystes ont également spéculé sur ce qu’apporterait un tel coup diplomatique au président Joe Biden — que cela soit dans ses objectifs de politique étrangère ou dans sa campagne de réélection en cours. L’importance des accords d’Abraham pour l’ensemble de « l’establishment » américain – malgré qu’ils furent facilités par l’administration plutôt honnie de Donald Trump – était pleinement visible en juin, lorsque la Chambre des représentants a voté à une écrasante majorité pour la création d’un poste d’envoyé spécial chargé d’étendre ces accords – un accord avec l’Arabie saoudite étant donné comme priorité. 

Un tel battage médiatique et autre est sans doute exagéré. Comme l’a décrit un analyste, une bonne partie de ces manœuvres, et des reportages qu’elles ont inspirés, peuvent être qualifiées de « spéculation stratégique » ; ils font miroiter l’expansion possible des accords d’Abraham et d’initiatives similaires dans le but de faire pression sur divers acteurs pour qu’ils poursuivent le processus. En d’autres termes, il s’agit plus d’optique que de réalité – une réalité où les gouvernements signataires et leurs citoyens et citoyennes sont en fait fatigué.e.s de l’extrême-droitisation de la politique israélienne.

Néanmoins et quel qu’en soit le résultat, cet effort concerté pour étendre la normalisation régionale nous en dit long sur la façon dont les américains, les israéliens et leurs alliés arabes envisagent l’avenir — que cela soit pour le peuple palestinien que pour le monde arabe en général. 

Comment comprendre la normalisation

Dans le domaine diplomatique, la normalisation peut être définie comme l’accroissement des liens politiques, culturels, commerciaux et militaires, manifestes ou occultes. Les accords de paix officiels sont une manifestation de tels liens, et, certes, ils augmentent la portée et l’étendue des relations. Cependant, c’est loin d’être la norme au Moyen-Orient, surtout dans le Golfe. A vrai dire, la plupart des gouvernements arabes, y compris l’Arabie saoudite, ont surtout été le siège de divers degrés de normalisation clandestine, en particulier en ce qui concerne Israël.

Le président Joe Biden se tient aux côtés des dirigeants du CCG (Conseil de coopération du Golfe), de l’Égypte, de l’Irak et de la Jordanie lors du sommet de Djeddah sur la sécurité et le développement, en Arabie saoudite, le 17 juillet 2022. (La Maison Blanche)

Ces dernières années, les relations non officielles saoudo-israéliennes se sont intensifiées, avec des visites très médiatisées de responsables saoudiens à Jérusalem, l’augmentation constante de visites israéliennes au Royaume, et des fuites dans les médias quant à la volonté de Riyad à développer des relations plus étroites avec cet autre principal allié de l’Amérique dans la région qu’est Israël.

Lorsque les Émirats arabes unis et Bahreïn, puis le Maroc et le Soudan, sont devenus signataires des accords d’Abraham en 2020 et après, ils ont déclaré que l’objectif de ces mesures était de rechercher la « paix ». De même, lorsque le régime saoudien a courtisé l’administration Trump en manifestant son soutien aux grands plans de Jared Kushner pour «résoudre» le conflit israélo-palestinien, toute discussion portant sur une normalisation accrue allait de pair avec des idées vides de sens et irréalisables à propos d’un accord palestino-israélien définitif. Par exemple, des responsables saoudiens ont soutenu la proposition abjecte qu’Abu Dis — – une banlieue économiquement défavorisée de Jérusalem-Est occupée – serve de capitale du futur État palestinien.

Mais en réalité, ce discours sur la paix ne sert que de cache-sexe dissimulant  les véritables objectifs et fonctions de la normalisation. Loin de résoudre les causes sous-jacentes du conflit, ces accords consolident plutôt un statu quo de plus en plus violent. 

S’il est vrai qu’ils officialisent les relations bilatérales entre Israël et les États arabes, augmentant ainsi la coordination et diminuant la probabilité de conflit entre eux, ces accords de « paix » ne peuvent être qualifiés que d’illibéraux, fonctionnant comme une forme de « gestion autoritaire des conflits ». Ce dernier terme est tiré de la littérature en sciences politiques et décrit un modus operandi qui « exclut de véritables négociations entre les parties au conflit, rejette la médiation internationale et ses contraintes à l’usage de la force, ignore les appels à s’attaquer aux causes structurelles qui sous-tendent le conflit, et s’appuie plutôt sur des instruments de coercition de l’État et des structures hiérarchiques du pouvoir ».

Envisagé sous cet angle, les objectifs de toutes les parties – américaines, israéliennes et saoudiennes – deviennent plus clairs. Les États-Unis ne poursuivent pas la normalisation pour offrir à Biden une victoire en politique étrangère ; on doute d’ailleurs depuis longtemps de l’intérêt des électeurs et électrices de l’Amérique pour la politique étrangère. Au contraire, l’administration Biden veut faire gagner du temps à Israël – alors même que l’opinion publique se retourne contre ce dernier – pour maintenir le statu quo d’un processus de paix moribond dont la poursuite n’a fait qu’intensifier la répression et le déplacement du peuple palestinien.

Le président américain Joe Biden visite la résidence du président israélien à Jérusalem, le 14 juillet 2022. (Yonatan Sindel/Flash90)

Même si des universitaires réputés, des organisations de défense des droits de l’homme et des militants soulignent que le processus de paix actuel et l’objectif d’une solution à deux États ne sont plus viables, les responsables américains continuent de viser ce résultat désormais hors de portée. Comme le dit clairement une récente interview du chroniqueur du New York Times, Thomas Friedman : l’Amérique doit continuer à « faire semblant » qu’une solution à deux États est possible ou accepter alors que la possibilité de son implémentation « ne reviendra jamais ». Ainsi — et malgré le régime autoritaire imposé au peuple palestinien —  un accord de normalisation soutenant la cause palestinienne du bout des lèvres aiderait le gouvernement américain à maintenir cette mascarade,.

Pour sa part, Israël souhaite approfondir ses alliances avec les autocrates régionaux pour consolider davantage un statu quo qui refuse toute perspective d’un État palestinien, voire la moindre souveraineté dont son peuple pourrait éventuellement jouir. Des alliances régionales garantiraient qu’Israël n’ait jamais à s’attaquer à la cause sous-jacente du conflit : la Nakba et la dépossession palestinienne en cours. En effet, au fur et à mesure qu’Israël s’intègre dans la région, ceci en dépit de l’escalade de ses crimes, toute incitation à changer de cap s’évanouit. 

Au lieu de cela, en poursuivant la normalisation, Israël acquiert une plus grande impunité, de nouveaux partenariats pour contrer les menaces à la sécurité (en particulier provenant de l’Iran), ainsi qu’un moyen de saper le soutien public massif au peuple palestinien que la population de la région a si souvent manifesté dans le passé . En outre, étant donné la centralité de l’industrie de la défense dans l’économie israélienne, trouver de nouveaux marchés pour les armes répressives et les technologies de surveillance serait évidemment la cerise sur le gâteau. 

Qu’est-ce que le gouvernement saoudien en retire ?

Le gouvernement saoudien a de plus en plus recours à des technologies de sécurité – de sources israéliennes et autres – et est devenu plus proactif dans l’expansion de sa capacité répressive. C’est un secret de polichinelle, mis en évidence par mes propres recherches, que, dans le sillage des accords d’Abraham, nous avons assisté à une montée en flèche de la répression dans tous les pays signataires et même chez leurs proches alliés. Par exemple, après que les Émirats arabes unis et le Bahreïn ont signé des accords avec Israël, les médias saoudiens ont mis en garde la population qu’il ne fallait pas critiquer les décisions «souveraines» des autres pays qui avaient choisi la normalisation. Un certain nombre d’élites saoudiennes liées à l’État ont affiché publiquement leur soutien à l’accord de paix des Émirats arabes unis avec Israël, et des slogans similaires se sont trouvés chez les influenceurs émiratis des médias sociaux.

L’ambassadeur des Émirats arabes unis en Israël, Mohamed Al Khaja, et le président israélien, Isaac Herzog, lors de la cérémonie d’ouverture de l’ambassade des Émirats arabes unis à Tel Aviv, le 14 juillet 2021. (Miriam Alster/Flash90)

Il est clair que pour l’Arabie saoudite, comme pour les autres régimes arabes, la normalisation avec Israël présente une opportunité de renforcer le contrôle social. Cela devient plus évident lorsque l’on considère le rôle central que joue l’activisme pro-palestinien dans la dissidence régionale, ainsi que le niveau écrasant de soutien à la cause palestinienne parmi les populations arabes.

Historiquement, la Palestine a été l’un des rares sujets autour desquels les citoyens saoudiens sont autorisés à se mobiliser. En effet, les saoudiens ont depuis les années 1920 une histoire de protestation en faveur de la cause palestinienne. Cela s’est poursuivi tout au long des années 1930 et 1940 sous la forme d’un soutien à la révolte arabe en Palestine et d’une opposition à la partition du pays. La cause palestinienne fut également à l’origine de la création de «comités d’action populaire» saoudiens qui avaient pour but de récolter un soutien financier à l’intérieur du Royaume. Le roi actuel, Salman bin Abdulaziz Al Saud, a personnellement supervisé, pendant son mandat d’émir, le comité de collecte de fonds pour la Palestine au sein du gouvernement saoudien.

Le sentiment pro-palestinien parmi les citoyens saoudiens existe encore aujourd’hui; en témoignent les saoudiens qui brisent souvent des tabous au nom de la cause palestinienne. Selon un entretien avec un activiste saoudien, il y a eu, après le printemps arabe de 2011, une prolifération d’organisations pan-Golfe avec une vision pro-palestinienne, telles que Multaqa al-Tawaasul (« Communication Forum « ) et Multaqa al-Nahda al-Shababi (« Youth Renaissance Forum »), auxquelles les saoudiens ont activement participé. 

Ces dernières années, et en réponse aux accords d’Abraham, des militants saoudiens se sont également impliqués dans le groupe « Coalition du Golfe contre la normalisation ». Cette implication s’est faite sur une base individuelle, la plupart des participants et participantes vivant en dehors de l’Arabie saoudite. Compte tenu des restrictions imposées à toute organisation politique, aucun groupe de la société civile à l’intérieur du pays n’a pu participer à cette initiative. 

Les sondages confirment que le sentiment pro-palestinien est répandu. Les résultats du dernier Arab Opinion Index montrent que, lorsqu’on leur a demandé s’ils considéraient que « la cause palestinienne est une cause pour tous les arabes, et pas seulement pour le seul peuple palestinien », seulement 12 % des répondants saoudiens ont dit leur désaccord. De même, lorsqu’on leur a demandé s’ils soutenaient la reconnaissance officielle de l’État d’Israël par leur gouvernement, seuls 5 % des saoudiens déclaraient être d’accord, avec un taux astronomique de non-réponse de 57 %, — reflétant la peur de répondre librement. Le sentiment pro-palestinien en Arabie saoudite est constant depuis le début des sondages en 2011, et il existe un niveau élevé de désaccord public avec la normalisation.

Des palestiniens protestent contre un accord visant à établir des relations diplomatiques entre Israël et les Émirats arabes unis, dans la ville cisjordanienne de Ramallah, le 15 septembre 2020. (Flash90)

La poursuite de la normalisation est donc d’autant plus intéressante qu’elle contribue à réprimer cette opposition politique potentielle ; en outre, la multiplication des liens signifient un meilleur accès aux technologies répressives israéliennes qui participent au même objectif.

De plus, le régime saoudien profite ainsi d’une meilleure intégration dans la politique étrangère américaine, longtemps fondée sur le principe d’une gestion autoritaire des conflits dans le monde arabe. En acceptant un accord avec Israël, le principal allié de l’Amérique dans la région, l’Arabie saoudite peut tirer parti plus efficacement de sa position à l’avenir et obtenir des concessions américaines. Tout ce que le gouvernement saoudien a à faire, pour assurer la récolte des bénéfices de la longévité et de la centralité de son régime dans la région, c’est affirmer qu’il s’oppose à l’annexion de la Cisjordanie (une réalité de facto depuis des décennies).

L’injustice a des conséquences 

Pour être clair, les saoudiens ont affirmé que pour que la normalisation officielle avec Israël progresse, ils doivent recevoir un pacte de défense de type OTAN, des technologies de prolifération nucléaire et un arrêté officiel en quoi l’annexion de la Cisjordanie cessera. Il est peu probable que l’administration Biden puisse répondre à toutes ces demandes; elle se contentera probablement d’un approfondissement des liens accompagné  d’une normalisation officieuse. Néanmoins, des recherches ont montré que les régimes monarchiques favorisent les accords informels sur les accords officiels —  pour formaliser progressivement ces accords au fil du temps. Ainsi, suffira-t-il de petits pas vers la normalisation pour intensifier des processus autoritaires, jetant ainsi de l’huile sur un monde arabe déjà en feu.

En tant que telle, la normalisation saoudo-israélienne ne risque guère de favoriser la paix ou la stabilité. Au lieu de cela, il servira de pilier supplémentaire à une architecture régionale qui n’accorde aucune priorité à la justice dans le monde arabe et pour ses peuples. Un tel accord accélérera l’étouffement et le déplacement massif, de plus en plus probable, du peuple palestinien, qui n’aura aucun recours sur la scène internationale. Les activistes et citoyens saoudiens, hommes et femmes, seront les plus durement touché.e.s par l’augmentation inévitable de la répression qui fera forcément  suite à une telle « paix ». Et vu la tendance de tels régimes à déployer leurs méthodes « à la transnationale », cette répression va sûrement voyager. Comme le montre l’histoire, le bras des régimes autoritaires est long — et l’on lui demande rarement des comptes.

L’establishment étatsunien a donc renoncé à un avenir durable pour la région, se contentant de gérer l’instabilité à l’aide d’alliés autocratiques et d’une illusion de paix fondée sur l’oppression. On se demande ce qu’il faudra aux décideurs politiques de Washington, une décennie après le printemps arabe, pour enfin comprendre que l’injustice a des conséquences. 

Dana El Kurd est professeure adjointe à l’Université de Richmond et chercheuse principale non résidente à l’Arab Center Washington. Elle est l’auteur de « Polarized and Demobilized: Legacies of Authoritarianism in Palestine. »

Source : 972+ Magazine

Traduction BM pour Agence média Palestine

Retour en haut