Loin des yeux du monde, un incroyable transfert de population est en cours en Cisjordanie

Gideon Levy et Alex Levac, 9 septembre 2023

Terrorisé.e.s par les colons, les berger.e.s palestinien.ne.s de Cisjordanie sont contraints de quitter les villages où ils vivent depuis des décennies. La semaine dernière, c’était au tour d’Al-Baqa’a. Il ne reste plus dans la vallée que de la terre noire et brûlée, souvenir de ce qui était jusqu’à la semaine dernière un lieu d’habitation humaine. Il y a aussi une bergerie, que les habitant.e.s banni.e.s ont laissée derrière eux en guise de souvenir ou peut-être aussi dans l’espoir de jours meilleurs, lorsqu’ils.elles pourront retourner sur leurs terres – une perspective qui semble bien lointaine à l’heure actuelle. En face du sol noirci se dressent deux tentes de mauvais augure, ainsi qu’une camionnette et un tracteur, tous appartenant aux seigneurs de la terre : les colons qui ont envahi cette communauté de berger.e.s et terrorisé ses habitant.e.s jour et nuit jusqu’à ce que, vendredi dernier, la dernière des familles, qui vivait ici depuis plus de 40 ans, prenne la route du désert à la recherche d’un nouveau lieu d’habitation. Elles ne pouvaient plus supporter les attaques et les raids des colons, leur façon éhontée de faire paître les troupeaux sur les terres des palestinien.ne.s, leur intimidation des enfants des berger.e.s, les menaces, les vols et les agressions. Même le sumud – la fermeté – des palestinien.ne.s, dont on vante les mérites, a ses limites.

Famille palestinienne forcée de quitter sa terre. (Crédit photo: Haaretz)

Communauté après communauté, les berger.e.s bédouin.e.s, la population la plus faible et la plus démunie de Cisjordanie, quittent la terre qu’ils.elles habitent depuis des décennies, ne pouvant plus supporter la violence des colons, qui s’est fortement intensifiée ces derniers mois. Loin des yeux des israélien.ne.s et de la communauté internationale, un incroyable transfert systématique de population est en cours – il s’agit en fait d’un nettoyage ethnique de vastes zones dans le sud des collines d’Hébron, dans la vallée du Jourdain et, désormais, dans le cœur de la Cisjordanie.

En juillet, nous avons assisté au départ de la famille Abu Awwad de son village, Khirbet Widady, après qu’elle ait été chassée par les tactiques d’intimidation des colons de Havat Meitarim. Un mois plus tôt, nous avons accompagné 200 membres de familles qui vivaient à Ein Samia et qui ont dû fuir pour sauver leur vie sous le harcèlement violent des colons des avant-postes non autorisés près de la colonie de Kochav Hashahar. Cette semaine, nous sommes arrivés à Al-Baqa’a, une étendue aride au pied des montagnes désertiques qui bordent la vallée du Jourdain. Les quelque 60 membres de cette communauté ont été contraints de laisser derrière eux la terre sur laquelle ils.elles vivaient depuis une quarantaine d’années, et avec elle leurs souvenirs, avant de s’éparpiller dans le paysage désertique. La mainmise des colons ne fait pas que priver les gens de leurs biens, elle déchire aussi des communautés habituées à vivre ensemble depuis des générations. La terre – qui, dans ce cas, appartient aux habitant.e.s du village palestinien de Deir Dibwan, situé au sommet d’une colline – est rocailleuse, desséchée et pratiquement inaccessible. L’épuration ethnique dans cette région se poursuit à un rythme soutenu. Il s’agit d’une région sans arabes, aussi «pure» que possible – une condition qui est plus facilement atteinte lorsque des communautés de berger.e.s bédouin.e.s sont impliquées. Nous rencontrons le chef de la communauté d’Al-Baqa’a, Mohammed Melihat, 59 ans, sur le nouveau site où ses deux fils ont installé leur maison, à environ cinq kilomètres au sud de l’endroit où ils vivaient auparavant, au milieu de nulle part. Les deux fils ont planté ici cinq tentes en lambeaux. Un chien et un coq s’abritent sous le conteneur d’eau, essayant de survivre dans la chaleur torride de l’été. Les membres de la famille élargie ont emménagé ici le 7 juillet; depuis, ils ont reçu trois ordres d’expulsion de l’unité de l’administration civile du gouvernement militaire. La date limite de départ est fixée au 20 septembre. Melihat a six fils et une fille; deux des fils, Ismail, 23 ans, et son frère aîné, Ali, 28 ans, ont déménagé ici avec leurs familles. Leur père loge chez un ami dans le village de Ramun, au nord d’Al-Baqa’a, mais il aide ses fils à établir leur nouvel «avant-poste» sur un terrain privé qu’ils ont reçu des habitants de Deir Dibwan. Sur les 600 moutons que comptait la famille à l’origine, il n’en reste plus que 150. Al-Baqa’a était leur maison depuis 1980.

Les 25 premières familles qui s’y sont installées se sont progressivement dispersées à la suite des ordres de démolition émis par les autorités israéliennes et de la violence exercée par les colons israéliens. Ces dernières années, il ne restait plus que 12 familles, dont 30 enfants, qui ont commencé à se disperser dans tous les sens. Seuls les Melihats se sont retrouvés sur le nouveau site que nous visitons.

Il est inconcevable qu’un être humain puisse vivre dans cette région inhospitalière, montagneuse et aride, sans eau courante ni électricité, sans route d’accès, sans école ni dispensaire en vue. Dans un pays bien géré, cette région deviendrait un site du patrimoine: «Voici comment vivaient les berger.e.s il y a des siècles». On y amènerait les écolier.e.s pour qu’ils découvrent cette merveille. Mais en Israël, ce n’est qu’une cible supplémentaire de la cupidité des colons et de leur soif insatiable de biens immobiliers. Le pire, c’est que ces gens n’ont aucune protection contre leurs oppresseurs.euses. Rien du tout. Ni de la police, ni de l’armée, ni de l’administration civile, ni de l’Autorité Palestinienne. Leur vie et leurs biens étant en jeu, ils.elles ont été contraint.e.s de céder, de se rendre et d’abandonner leur maison. Sans défense, la famille Melihat n’a eu d’autre choix que de suivre le mouvement.

Depuis 2000, la vie à Al-Baqa’a est devenue impossible. Les colons, apparemment soutenus par les soldat.e.s et parfois même avec leur participation active, ont fait de la vie une misère. Des gaz lacrymogènes et des grenades assourdissantes ont été lancés dans les tentes, des abreuvoirs et des moutons ont été volés. Au début, les maraudeurs.euses venaient de l’avant-poste de Mitzpeh Hagit, dirigé par un colon nommé Gil. Selon Mohammed, l’agence humanitaire des Nations unies OCHA a tout documenté.

Patrick Kingsley, chef du bureau du New York Times pour Israël et les territoires occupés, arrive pendant que nous nous entretenons avec lui au cours de notre visite cette semaine. Lui et son journal s’intéressent beaucoup plus au sort de la population que la plupart des médias israéliens. En septembre 2019, un colon du nom de Neria Ben Pazi a envahi une zone proche de Ramun, ce qui a aggravé les problèmes des habitant.e.s. Quelques mois auparavant, Ben Pazi avait commencé à faire paître ses moutons sur des terres appartenant à des bédouin.e.s. Il a été expulsé à deux reprises par l’administration civile, mais est revenu à chaque fois quelques heures plus tard, grâce à ce que l’on peut interpréter comme le consentement tacite et l’inaction des autorités israéliennes. L’affaire était entendue. Selon le rabbin Arik Ascherman, directeur de l’ONG Torat Tzedek – Torah of Justice, qui a passé de nombreux jours et nuits ces derniers mois à protéger les habitant.e.s d’Al-Baqa’a de la violence des colons, Ben Pazi est le «champion» des avant-postes de colons. Il en a déjà établi quatre ; certains de ses fils vivent avec lui. Les colons ont commencé à voler des biens et du matériel agricole aux berger.e.s, y compris des pièces détachées pour les tracteurs. Au début, dit Ascherman, ils étaient prudents, mais après l’avènement du gouvernement actuel, ils ont perdu toute retenue et la violence est devenue plus brutale. Les résidents locaux ont demandé la protection de l’administration civile et l’un de ses représentants, le «capitaine Fares», leur a dit de rester en contact en cas de problème. Il ne se passe pas un jour sans qu’il y ait des problèmes, mais il est inutile d’envisager de déposer une plainte.

Au cours des derniers mois, les actions des colons contre les misérables berger.e.s bédouin.e.s ont été documentées par Iyad Hadad, chercheur de terrain pour l’organisation israélienne de défense des droits de l’homme B’Tselem. Les colons ont empêché les camions-citernes des berger.e.s d’atteindre la communauté et ont amené leurs propres troupeaux aux abreuvoirs des bédouin.e.s pour qu’ils s’y abreuvent. À une occasion, ils ont également brûlé une tente. Résultat: quelque 4 000 dounams (1000 acres) de terres ont été vidés de leurs palestinien.ne.s et confisqués par les avant-postes. Le 10 juillet, la plupart des familles ont quitté Al-Baqa’a, seules deux sont restées sur place. L’une d’entre elles, la famille de Mustafa Arara, a rapidement plié bagage après que son fils de 7 ans a été blessé par un colon. La deuxième famille, celle de Musa Arara, est partie une semaine plus tard, après la disparition des 13 abreuvoirs : Ascherman a vu les conteneurs transportés par un tracteur appartenant aux colons. La famille de Musa s’est installée pour l’instant dans la région de Wadi Qelt, qui prend sa source près de Jérusalem et se jette dans la mer Morte; Mustafa et sa famille se sont installé.e.s dans la région de Jab’a, dans le centre de la Cisjordanie. Trois autres familles vivent près de Taibe, au nord-est de Jérusalem. Le tissu même de leur vie familiale, culturelle et sociale a été déchiré.

Où allons-nous aller? La question de Mohammed Melihat est engloutie dans l’immensité du désert. «S’ils viennent tout démolir ici, où irai-je?» demande-t-il encore, futilement. Ses ancêtres de la tribu Kaabneh – qu’Israël a expulsée des collines du sud d’Hébron en 1948 et dont les terres ont été intégrées à l’État d’Israël – se sont posé la même question. «Imaginez ce que c’est, dit Melihat, de quitter un village dans lequel vous avez vécu la majeure partie de votre vie et où vos enfants sont nés.»

Traduction: TDD pour l’Agence Média Palestine

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