Tom Suarez s’entretient avec Lamar Elias, récemment nommée directrice artistique de l’Orchestre Symphonique Étudiant de Toulouse. « J’espère que la musique, et en particulier la musique classique, pourra être une voix de liberté pour la jeunesse palestinienne.»
Par Tom Suarez, le 17 septembre 2023
Note de la rédaction : la cheffe d’orchestre palestinienne Lamar Elias a récemment été nommée directrice artistique de l’Orchestre Symphonique Étudiant de Toulouse. Elle a également travaillé directement avec l’Orchestre de Chambre de Paris, l’Orchestre National du Capitole (Toulouse), l’Orchestre OUT (Toulouse), Hradec Králové (République tchèque) et l’Orchestre Philharmonique de Braşov (Roumanie), ou a participé à des masterclasses avec ces orchestres.
Lorsque j’ai entendu Lamar Elias pour la première fois, alors que j’étais un jeune étudiant en violon, lors d’un récital dans sa ville natale de Bethléem, je n’aurais jamais pu prévoir qu’aujourd’hui, quinze ans plus tard, j’écrirais sur la cheffe d’orchestre Lamar Elias.
Mais d’abord, je dois payer mes dettes. Je dois exprimer ma sincère gratitude envers l’État israélien, car sans son fétichisme de l’emprisonnement des Palestinien.ne.s, je n’aurais pas assisté à ce concert.
Je me trouvais en Cisjordanie dans le cadre d’un trio à cordes avec ma partenaire Nancy Elan et son collègue de l’Orchestre Philharmonique de Londres, Tom Eisner. C’était à la mi-février 2008, et nous étions à Bethléem pour jouer à l’université, en route vers Hébron. Notre guide et manager, Abdulwahab Sabbah, a mentionné qu’il y avait une branche du Conservatoire national de musique de Palestine à Bethléem (Beit Sahour) et qu’il serait peut-être intéressant de la visiter. C’est ce que nous avons fait. De l’entrée, nous nous sommes dirigés vers le bureau, où lui et Jalil Elias, le directeur de la branche, se sont immédiatement reconnus – ils avaient été emprisonnés ensemble en Israël. « Ma fille Lamar joue dans le récital des étudiants », nous a-t-il dit après avoir évoqué les souvenirs du cachot. « Il faut que vous reveniez ce soir.»
L’initiation de Lamar au violon n’a pas été très différente de la mienne, au-delà d’une mer, d’un océan, d’une culture et d’un demi-siècle. Nous étions tous deux l’enfant du milieu d’une famille de trois enfants qui ne pratiquait pas la musique, mais dont les parents étaient déterminés à ce que leurs enfants réussissent et poursuivent leur passion. Nous avons tous deux été amenés vers la musique et le violon non pas par des ordres venus d’en haut, mais par le simple fait d’y avoir été exposés.
Pour nous deux, une guerre d’agression coloniale soutenue par les États-Unis était un sujet commun à la maison. Pour moi, c’était celle qui se déroulait en toute sécurité de l’autre côté de la planète, en Asie du Sud-Est. Pour elle, c’était celle qu’elle vivait et respirait.
J’ai découvert le violon dans une école primaire publique traditionnelle, à l’époque révolue où les écoles publiques américaines considéraient que la musique et l’art avaient de la valeur, même si ça ne les menaient pas à l’opulence financière. Dans le cas de Lamar, il s’agissait d’un programme de sensibilisation du Conservatoire. La violoniste Nadine Baboun l’a initiée à l’instrument, et ce simple don d’exposition et d’opportunité a complètement transformé sa vie – comme cela avait été le cas pour la mienne à une époque et dans un lieu bien différents. « Je n’avais aucune idée de ce qu’était le violon avant cela », m’a dit Lamar. « J’aimais le sport ! Je n’ai donc pas choisi le violon, c’est le violon qui m’a choisie.»
Le violon a fait le bon choix.
Le programme de sensibilisation a été de courte durée, mais Nadine – l’une des deux filles violonistes de Vera Baboun, autrice, éducatrice, intellectuelle et ancienne maire de Bethléem – a manifestement perçu l’intérêt et le talent de Lamar. Elle a proposé de continuer à lui donner des leçons une fois par semaine en tant que bénévole et, un an plus tard, a suggéré à Lamar de commencer des études au conservatoire avec Michele Cantoni, une remarquable violoniste, professeure et infatigable promotrice de la musique en Palestine.
Quelques années plus tard, Cantoni m’a demandé d’entraîner quelques-un.e.s de ses élèves, dont Lamar. Ce que je retiens le plus de Lamar, c’est le naturel de sa musicalité et la joie qu’elle dégageait lorsqu’elle jouait – ce dernier attribut étant une denrée plus rare qu’on ne pourrait le croire dans le monde de la musique « classique ». Elle a ensuite remporté la première et la deuxième place au concours national de cordes de Palestine, ainsi que la compétition Moyen-Orient du Concours International de Musique Allemand Jugend Musiziert.
La détermination de Lamar à diriger [un orchestre] est apparue très tôt, et elle a poursuivi cet objectif avec le même dévouement et le même acharnement que pour le violon.
J’ai eu le plaisir de m’entretenir avec Lamar à la fin du mois d’août, et j’ai commencé par lui poser la question suivante: pourquoi diriger ?
Lamar Elias: Ce qui caractérise la direction d’orchestre, c’est qu’elle est personnelle et qu’elle devient un processus de la vie quotidienne. La direction d’orchestre nous permet d’aller en profondeur, de découvrir beaucoup de choses et d’apprendre à connaître la musique d’une manière que nous n’aurions jamais pu connaître auparavant.
Tom Suarez: Vous êtes toujours active en tant que violoniste, et formez un duo avec la pianiste Mira Abualzulof.
Oui. Vous vous souvenez que Mira est également originaire de Bethléem et que nous jouions ensemble ? C’est un peu par hasard que nous nous sommes retrouvées à Toulouse. Cela fait maintenant cinq ans que nous nous produisons ensemble ici, avec notre propre musique ou nos propres arrangements.
Ah, bien, vous continuez donc à composer.
Oui, pour notre duo et pour d’autres ensembles, mais aussi pour un orchestre complet – ce qui constitue bien sûr un bon travail mental pour l’analyse musicale, et donc pour la direction d’orchestre. Mais je considère la composition davantage comme un hobby.
Avez-vous pu étudier certains aspects de la direction d’orchestre avant de vous installer en France ?
À Bethléem, comme vous vous en souvenez, il n’était tout simplement pas possible pour le conservatoire d’offrir des cours sur les sujets théoriques dont j’avais besoin pour la direction d’orchestre. Parfois, l’antenne de Jérusalem disposait d’un professeur pour des cours théoriques un peu plus avancés, mais naturellement, Israël m’empêche de m’y rendre avec ma carte d’identité de Cisjordanie.
Oui, le magnifique bâtiment ottoman de la rue Azzahra. J’y ai enseigné lorsque je vivais à Bethléem. En tant qu’étranger, je pouvais y aller. Mais vous, Israël vous bloque, même si c’est en Cisjordanie selon la ligne verte.
Exactement. Ma seule chance, c’était lorsque des chefs d’orchestre venaient au PYO [Orchestre des jeunes de Palestine] et que je leur demandais de me donner des cours. Mais ce n’est qu’après avoir déménagé en France que le fait d’être Palestinienne ne m’a pas empêché de diriger. Ici, à Toulouse, j’ai dû rattraper rapidement mon retard, non seulement en ce qui concerne la direction d’orchestre, mais aussi toutes les matières théoriques. Le simple fait de pouvoir voir un.e chef.fe d’orchestre tous les jours a été une révélation pour moi !
À partir de là, il était probablement inévitable que Lamar et moi nous aventurions dans la philosophie même de la direction d’orchestre. Une grande partie de ce que font les bon.ne.s chef.fe.s d’orchestre est invisible pour le public : les répétitions sont consacrées à la mise au point des rouages d’une machine incroyablement compliquée, à l’équilibre des voix, aux couleurs tonales, à l’ensemble, au phrasé, à l’articulation, à l’interprétation. Lors de la représentation, tout cela est magiquement gravé dans le geste et la baguette. Mais le.la chef.fe d’orchestre a-t-il aussi un rôle chorégraphique à jouer ? Au XXème siècle, la direction d’orchestre est devenue un spectacle visuel en soi, le public se pressant pour voir les chef.fe.s d’orchestre comme on le ferait d’une star du rock. J’ai donc demandé à Lamar ce qu’elle pensait de la « chorégraphie » de la direction d’orchestre.
C’est aujourd’hui l’une des principales questions que je me pose. Pourquoi ? J’ai commencé à diriger avant de comprendre la musique, et les mouvements venaient donc de l’émotion. Je n’avais rien d’autre pour me guider. Des chef.fe.s d’orchestre venaient d’Europe en Palestine pour travailler avec l’orchestre étudiant. Ce n’était jamais quelqu’un qui parlait arabe, c’était toujours une personne âgée venue d’Europe. Je m’asseyais dans la section des violons, je regardais la baguette et je me disais… je veux faire ça. Alors je rentrais chez moi et j’essayais de diriger. Mais naturellement, je ne savais rien. À part ce que je pouvais imiter, il n’y avait pas de technique, seulement de l’imagination.
En France, vous avez été admise à l’Institut supérieur des arts et du design de Toulouse.
Oui. J’ai eu la chance d’être acceptée à l’Institut dans la classe de Tugan Sokhiev, d’étudier avec l’extraordinaire Sabrie Bekirova et de participer à l’Académie internationale de direction d’orchestre fondée par Sokhiev. Tout cela était un rêve pour moi. Après avoir passé des années en Palestine à regarder des étranger.e.s diriger, et encore, pas souvent, j’avais maintenant moi-même une chance. Le professeur Bekirova est l’antidote aux années passées seule. Désormais, chaque mouvement a un but, une technique que je dois maîtriser. Nous déconstruisons cliniquement chaque petit mouvement. Et maintenant, j’étudie l’analyse harmonique, la théorie, la structure, l’orchestration, la pratique de l’interprétation, toutes les disciplines dont j’ai besoin.
[À l’époque, Tugan Sokhiev était directeur musical du Théâtre Bolchoï de Moscou et de l’Orchestre national du Capitole de Toulouse. Il a démissionné de ces deux organismes en 2022, sous la pression d’une prise de position publique et conforme à l’OTAN sur la guerre par procuration menée par les États-Unis contre la Russie, au cours d’une hystérie fabriquée de toutes pièces, qui a même conduit à des boycotts de Tchaïkovski].
Et c’est là que j’ai dû commencer à penser à l’aspect visuel – mais je ne veux pas non plus devenir un Boulez, même si j’aime Boulez [référence au regretté Pierre Boulez, dont le style de direction était ce que l’on pourrait appeler minimaliste]. Vous connaissez les orchestres. Imaginez que je sois devant un orchestre pour la première fois. Ils me voient et se demandent : « Pourquoi êtes-vous ici ? Nous avons joué cette symphonie cent fois plus que vous ! Je dois donc montrer que j’ai quelque chose à dire. Que j’apporte quelque chose à la musique. Que j’ai une raison d’être là devant eux. Pourtant, les orchestres savent qu’il est facile pour une chef.fe d’orchestre de donner un spectacle s’il n’est pas capable de faire la vraie musique. Il s’agit donc d’un équilibre difficile à trouver entre donner une performance inspirante, tout en s’assurant de maintenir la solidité et la clarté techniques. Parfois, lors des répétitions, mon travail est très technique et clinique. Mais lors des concerts, je me concentre sur la création musicale, sur l’étincelle qu’il est facile de perdre dans les orchestres professionnels surchargés de travail.
Y a-t-il des périodes ou des traditions particulières sur lesquelles vous vous concentrez actuellement ?
Je me suis concentré sur la période romantique et post-romantique, en particulier sur l’école russe. C’est en partie parce que j’ai été formée à l’école russe, mais aussi parce que je vois un lien entre le mélodisme de la tradition russe et la musique arabe. Plus généralement, je ressens une connexion avec la tradition de l’Europe de l’Est. J’aime la musique tchèque, par exemple.
Bartók ? ai-je demandé. Son lien avec la musique d’Europe de l’Est et la musique arabe ?
Absolument. J’adore Bartók. Mais pour vous donner un exemple assez contrasté de la manière dont l’expérience de différentes choses dans la vie nous fait apprécier différents arts et les comprendre davantage, en Palestine, je n’avais jamais eu l’occasion de connaître l’impressionnisme. Aujourd’hui, je l’adore, j’ai une relation très spéciale avec lui. Les priorités n’étaient pas les mêmes lorsque j’y vivais. Aujourd’hui, je vois tout différemment.
Voyant les choses différemment aujourd’hui, par où commencez-vous lorsque vous abordez une nouvelle œuvre ?
Pour ma part, j’aime aller au plus proche des compositeurs.rices, au plus près de leur histoire et de leur vie. Tout cela fait partie intégrante de la musique.
Lamar a l’avantage de pouvoir « s’approprier » les sources de nombreux compositeurs.rices, car elle est une véritable polyglotte, parlant couramment l’anglais, l’allemand et le français, en plus de sa langue maternelle, l’arabe. C’est un atout inestimable en tant que cheffe d’orchestre : cela signifie qu’elle peut se déplacer sans effort parmi une vaste étendue géographique d’ensembles.
Et l’avenir ? Je lui ai demandé. Avez-vous l’intention de retourner en Palestine ?
Je suis déchirée. J’ai toujours eu l’intention de rentrer pour participer à ce que j’espérais être le renouveau d’une vie musicale normale après la dévastation de 1948. Il y a tant à faire – il n’y a pas d’orchestres en résidence, pas d’opéras, pas de séries de concerts régulières. La musique arabe a également souffert. Le riche patrimoine musical de la Palestine doit être récupéré. C’est ce qui m’a toujours poussée à revenir. Mais lorsque je me rends dans mon pays, je suis confrontée à la réalité de la vie sous l’apartheid. Comment commencer à expliquer de quoi il s’agit ? Organiser un simple concert unique ? En laissant de côté mes grandes idées ?
Même depuis ma position privilégiée de citoyen européen, oui, la moitié de ce que tout le monde considère comme acquis dans le monde libre est impossible, et l’autre moitié est difficile, imprévisible, coûteuse, humiliante, et pendant tout ce temps, vous ne savez jamais si, en fin de compte, Israël ne va pas tout faire capoter de toute façon. Pour vous, le simple fait de retourner à Bethléem pour rendre visite à votre famille implique le rituel israélien extorqueur et dégradant du pont Allenby. Moi ? Je peux passer par Tel Aviv.
En effet, ma famille est une autre raison pour laquelle je voulais revenir. En tant que société, les Palestinien.ne.s sont très axés sur la famille, et c’est très beau. Aujourd’hui, je rentre chez moi pour visiter, et à part ma famille, il n’y a rien d’autre pour moi que des barrières. Je ne veux pas être pessimiste, parce que je vois beaucoup de gens qui font des choses merveilleuses, et je vois que l’avenir de la Palestine est entre les mains de jeunes gens imaginatifs. Mais ils ont été mis dans des boîtes. Et il me semble que depuis mon départ, les restrictions se sont accrues de 200%. Pas seulement physiquement – vous savez, les murs au sens figuré sont pires que les murs en béton. Les jeunes sont battus, empêchés de rêver, empêchés de s’efforcer de devenir la meilleure version d’eux-mêmes. De nombreuses personnes se marient très jeunes parce qu’il n’y a rien d’autre pour elles. En d’autres termes, l’occupation fait très bien son travail.
Il fait bien son travail d’une certaine manière si vous ne revenez pas, et il fait tout aussi bien son travail, d’une autre manière, si vous revenez.
C’est tout à fait exact. De nombreux.ses Palestinien.ne.s qui ont réussi à partir ne reviennent pas à cause de ce qui nous est fait, et cela me préoccupe vraiment, car nous contribuons à la réalisation du rêve d’Israël d’effacer la Palestine. Mais si nous rentrons, nous contribuons à la réalisation du rêve israélien d’étouffer les réussites palestiniennes. Alors, contre lequel des deux devons-nous lutter ?
Lorsque vous avez grandi, votre famille vous a-t-elle expliqué tout ce qui se passait ? Je veux dire politiquement, historiquement ?
Oui, j’ai la chance de venir d’une famille où l’on parlait de politique, donc au moins je pouvais comprendre. Le sentiment de futilité pousse certaines familles à laisser la politique de côté, mais mes parents sont politiquement engagés. La politique, c’est la vie de tous les jours. Nous ne pouvons pas nous contenter de marcher à côté. J’ai donc compris pourquoi, par exemple, je ne peux pas rendre visite à mes cousins ou à ma tante, alors qu’ils vivent à deux pas de chez nous, et de notre côté de la ligne verte. J’étais donc très engagée émotionnellement. Je le suis toujours, bien sûr. Mais c’est différent.
Différent, mais peut-être plus puissant ? Avez-vous une dernière réflexion sur l’avenir ?
Mon rôle ? Je continuerai à travailler pour être la meilleure cheffe d’orchestre et la meilleure musicienne possible. J’espère que la musique, et en particulier la musique classique, pourra être la voix de la liberté pour la jeunesse palestinienne. C’est plus que la musique elle-même. Le fait que nous la fassions proclame : nous sommes là. Elle proclame que nous voulons vivre, que nous voulons apprendre, que nous voulons être compétitifs dans le monde et y contribuer, en toute liberté et sur un pied d’égalité.
C’est ainsi que nous avons terminé sur la liberté et l’égalité – des idéaux dont l’Occident prétend être le porte-flambeau mondial, tant que personne n’a l’audace de suggérer qu’ils s’appliquent entre le Jourdain et la mer Méditerranée.
Tom Suárez est un chercheur en histoire basé à Londres, ainsi qu’un violoniste et compositeur professionnel formé à Juilliard. Ancien résident de Cisjordanie, il a publié trois ouvrages sur l’histoire de la cartographie et quatre sur la Palestine, dont le plus récent est « Palestine Hijacked – how Zionism forged an apartheid state from river to sea » (Palestine détournée – comment le sionisme a forgé un État d’apartheid d’un fleuve à la mer).
Source: Mondoweiss
Traduction ED pour l’Agence Média Palestine