Le sioniste haredi qui prônait une ouverture radicale

De la diaspora juive aux Palestinien.ne.s, les idées de R. Binyamin montrent comment des alternatives au sionisme dominant ont été imaginées dès les premiers jours.

Par Tom Pessah, le 27 septembre 2023

Martin Buber et Rabbi Binyamin, fondateurs du mouvement binational Brit Shalom, vus en Palestine. (Archives sionistes centrales)

Je passe trop de temps sur Facebook, où les débats politiques ont tendance à se répéter. Il y a quelques mois, un ami a posté une citation de Theodor Herzl, considéré comme le père du sionisme politique moderne, dans le but de prouver que Herzl était un humaniste libéral. J’ai immédiatement fait remarquer que cet homme était non seulement un colonialiste avoué, mais qu’il avait même défini le sionisme comme étant essentiellement colonial. En effet, Herzl a écrit honnêtement sur l’opposition inévitable de la « population indigène » aux colons juifs.ves sur leur terre, et sur la nécessité pour le mouvement sioniste de se tourner vers les puissances impériales européennes pour vaincre cette résistance.

En réponse, un participant à la discussion a déclaré que mon explication était anachronique : Herzl était un produit de son époque, et quoi de plus facile que de critiquer quelqu’un qui opérait il y a 120 ans ? Comment pouvait-il savoir que son point de vue serait jugé inacceptable plus d’un siècle plus tard ?

Il est bien sûr légitime de s’attendre à ce que nous nous abstenions d’appliquer au passé les idées et les normes d’aujourd’hui. Mais la plupart du temps, l’empressement à justifier les propos des personnages historiques fonctionne selon une sorte de logique circulaire : si Herzl a parlé avec admiration du colonialisme, c’est probablement parce qu’il était impossible de parler autrement à l’époque, et la preuve de cette théorie, c’est qu’après tout, il pensait bien ainsi. Il faut donc redoubler d’efforts pour reproduire fidèlement l’ensemble des idées d’une époque donnée.

Le nouveau livre d’Avi-ram Tzoreff, « Kedma Mizraha : R. Binyamin, Binationalism and Counter-Zionism » (« Kedma Mizraha : R. Binyamin, Bi-nationalisme et Anti-sionisme« ), (en hébreu, Zalman Shazar Center), est avant tout un effort dans ce sens. Il rafraîchit notre imagination historique du sionisme et, ce faisant, démontre à quel point on peut s’éloigner des positions dominantes que les Israélien.ne.s apprennent à l’école. Le livre, issu de la thèse de doctorat bien documentée de Tzoreff, présente avec clarté à la fois le développement intellectuel de son sujet et la cohérence interne de ses idées.

À première vue, le livre traite de R. Binyamin, le nom de plume de Yehoshua Redler-Feldman, un militant et écrivain sioniste né en 1880 en Galicie, qui faisait alors partie de l’Empire austro-hongrois, arrivé en Palestine en 1907 et décédé en 1957. (Le R. signifie Rabbin, ce qui était alors une appellation courante pour les hommes juifs d’Europe de l’Est, et non un titre officiel).

Couverture de « Kedma Mizraha : R. Binyamin, Bi-nationalisme et Anti-sionisme » (en hébreu), par Avi-ram Tzoreff, Zalman Shazar Center.

Cependant, plutôt que de créer une biographie typique structurée autour de la vie de Binyamin ou de tenter de le dépeindre comme un modèle à suivre, Tzoreff construit son livre autour des positions de Binyamin sur une longue série de questions qui étaient au cœur du discours sioniste dans la première moitié du 20e siècle. Grâce à cette approche, Tzoreff fournit au.à la lecteur.rice un prisme à travers lequel il peut comprendre les formes dominantes du sionisme qui ont fini par prévaloir.

Le nationalisme comme idolâtrie

Binyamin était un juif haredi qui s’est défini comme un sioniste et un admirateur de Herzl jusqu’à la fin de sa vie, en grande partie à cause de l’appel de Herzl pour que les juifs.ves quittent l’Europe et échappent à l’antisémitisme meurtrier. Au cours de ses premières années en Palestine, Binyamin est un jeune employé de l’Office de Palestine, qui est alors l’organe sioniste central chargé de l’acquisition des terres. Il édite également, avec Yosef Haim Brenner, un pionnier de la littérature hébraïque moderne, le magazine « Ha’Meorer ». Il était une figure bien connue des dirigeant.e.s sionistes et David Ben-Gourion, le premier Premier ministre d’Israël, comptait parmi les lecteurs.rices de ses articles.

Le livre de Tzoreff montre que Binyamin ne peut être considéré comme quelqu’un qui a proposé une alternative cohérente aux tendances dominantes du sionisme. Pourtant, compte tenu de ses positions, il est remarquable de constater à quel point Binyamin s’est écarté du discours dominant. Contrairement aux idées largement acceptées par les dirigeant.e.s sionistes – négation de la diaspora juive, aliénation vis-à-vis des Palestinien.ne.s qui s’est transformée en militarisme hostile et traitement raciste des Juifs.ves séfarades et yéménites – Binyamin a fait preuve d’une ouverture d’esprit radicale à l’égard de tous ces groupes.

Personnellement, j’ai grandi avec des images de villes juives d’Europe de l’Est arriérées. Aujourd’hui encore, le terme « diasporique » est utilisé comme un terme péjoratif en hébreu, même pour dépeindre les critiques juives de la violence israélienne à l’égard des Palestinien.ne.s comme des lâches en raison de cette « condition ». Mais dans la ville galicienne de Zboriv, comme le décrit Binyamin dans ses mémoires, les Juifs.ves vivaient au centre de la ville, dans de larges rues, et interagissaient régulièrement avec leurs voisin.e.s. Les Juifs.ves faisaient partie de plusieurs groupes locaux qui ont obtenu l’autonomie au sein de l’Empire austro-hongrois et ont vécu en paix avant que des conflits violents n’éclatent à la suite de la création d’États-nations. En outre, les Juifs.ves n’étaient pas tenu.e.s d’abandonner leurs croyances et coutumes traditionnelles pour s’assimiler.

Binyamin a perçu le nationalisme comme une idolâtrie – un substitut à l’acceptation de la souveraineté de Dieu – et a donc consacré une grande partie de sa vie à la réalisation des droits des Juifs.ves dans des cadres qui n’étaient pas centrés sur l’État-nation souverain, d’abord sous l’Empire ottoman, puis dans les pays du Moyen-Orient dominés par les Arabes, au-delà des frontières de la Palestine.

Paysan.e.s palestinien.ne.s et leurs voisin.e.s juifs.ves dans la région du lac Hula, nord de la Palestine, 1946. (Zoltan Kluger/GPO)

Tzoreff cite les travaux des historiennes israéliennes Anita Shapira et Dina Porat, qui ont accusé Binyamin d’être « irréaliste » et « déconnecté de la réalité ». Mais comme le montre clairement Tzoreff, c’est en fait la direction officielle du sionisme qui s’est déconnectée de l’horrible réalité qui s’abattait sur les Juifs.ves d’Europe.

Dès 1942, plusieurs mois avant que le Yishuv de Palestine ne reconnaisse officiellement l’Holocauste en cours, Binyamin, alors chef du mouvement « Al Dami » [Pas mon sang], met en garde contre le « meurtre collectif » des nazis et le décrit comme « une forme nouvelle qui n’a jamais existé dans le monde ». Il a appelé à séparer la demande urgente de sauver les vies juives en Europe des ambitions du sionisme, qui cherchait avant tout à créer une majorité juive en Palestine et à renverser les restrictions imposées par le mandat britannique à l’immigration juive en 1939, à la suite de la révolte arabe.

Plutôt que de suivre la ligne officielle du sionisme, Binyamin a cherché à fournir une aide financière et politique aux réfugié.e.s juifs.ves qui ont réussi à atteindre l’Union soviétique, et à les installer dans tout le Moyen-Orient, sur la base d’accords avec les gouvernements locaux. Par rapport à l’urgence de Binyamin de sauver autant de Juifs.ves que possible, le profond mépris des dirigeant.e.s sionistes pour la diaspora signifiait qu’ils ne donnaient pas la priorité au sauvetage des Juifs.ves d’Europe, ni ne fournissaient les ressources nécessaires pour le faire.

Nous créons le volcan

Les idées de Binyamin ont été façonnées non seulement par son ouverture d’esprit, mais aussi par sa volonté constante d’éviter la droiture ethnocentrique et son désir d’étudier la réalité sociale qui l’entourait. Il lit l’arabe, publie des articles dans des journaux palestiniens et emprunte dans ses mémoires des motifs au célèbre écrivain égyptien Taha Hussein. Il s’oppose à la dépossession systématique des travailleurs.euses palestinien.ne.s par le mouvement sioniste et fait preuve d’une certaine compréhension à l’égard de la résistance violente des Palestinien.ne.s aux projets sionistes dans leur propre patrie.

Arabes palestinien.ne.s lors de la Grande Révolte contre le mandat britannique conduits hors de la vieille ville de Jérusalem par des soldats britanniques de l’English Coldstream Guards, 1938. (Nationaal Archief/Spaarnestad Photo/Het Leven)

« Pour que je sois la « majorité », il faut que quelqu’un d’autre soit la « minorité », et il est entendu que, de même que je veux être la « majorité », ce quelqu’un d’autre le veut aussi », écrit Binyamin en 1928. « Il s’agit donc d’une déclaration ouverte de concurrence sans fin, et l’on ne peut donc parler que d’une trêve temporaire […], mais pas d’une véritable paix ni d’une véritable unité fraternelle. »

Contrairement à une grande partie du discours sur la politique palestinienne aujourd’hui, Binyamin n’a pas cédé à la tentation de qualifier la résistance palestinienne au sionisme d’antisémite, ni de considérer les Juifs.ves de Palestine comme des victimes, comme ils l’ont certainement été en Europe. « Dans la diaspora, nous vivons sur un volcan », écrivait-il en 1922, « et ici, nous construisons sur un volcan. Plus exactement : nous créons nous-mêmes le volcan, la lave ».

Au lieu d’imposer la souveraineté juive par la force avec le soutien du gouvernement colonial britannique, Binyamin a cherché à obtenir du peuple arabe une « déclaration Balfour » nouvelle et différente, pour remplacer l’infâme engagement de la Grande-Bretagne en faveur de la cause sioniste en 1917, et garantir ainsi la sécurité et les droits des Juifs.ves à la vie, à l’éducation, à la culture et à la religion dans le cadre d’un État arabe plus large. La proposition d’une existence juive autonome dans une région arabe plus vaste a été acceptée par de nombreux cercles palestiniens et arabes, y compris par le roi Abdallah de Jordanie.

Vers la fin de la vie de Binyamin, alors que les médias israéliens présentaient l' »affaire Lavon » de 1954 – une opération sous fausse bannière au cours de laquelle des espion.ne.s et des saboteurs.euses juifs.ves avaient été surpris en train d’essayer de bombarder des cibles civiles en Égypte – comme une diffamation antisémite, Binyamin a de nouveau évité de faire preuve d’autosatisfaction, en notant : « Le gouvernement [israélien] n’a pas officiellement annoncé en termes clairs que les accusé.e.s n’étaient pas engagé.e.s dans des activités d’espionnage. »

Contrairement à ses ancien.ne.s ami.e.s de Brit Shalom – une organisation politique d’intellectuel.le.s juifs.ves sionistes qui, pendant le mandat britannique, croyaient au binationalisme plutôt qu’à la création d’un État juif – Binyamin est resté cohérent en appelant à la reconnaissance des droits des Palestinien.ne.s et en s’opposant à leur négation violente, même après la création de l’État.

Des soldat.e.s israélien.ne.s observent le village palestinien de Bayt Nattif, aujourd’hui détruit, près de Jérusalem, en octobre 1948. (GPO)

En tant que rédacteur en chef du magazine Ner (« Bougie »), il a appelé tout au long des années 1950 le gouvernement à autoriser les réfugié.e.s palestinien.ne.s à retourner dans leur patrie. Au lieu d’utiliser le terme « mistanenim » [littéralement, « infiltré.e.s »] – la désignation officielle des réfugié.e.s qui ont tenté de franchir les frontières du nouvel État pour rentrer chez eux.elles – Binyamin les a qualifié.e.s de « ma’apilim », terme qui avait été utilisé pour les Juifs.ves qui avaient défié les restrictions britanniques à l’immigration en Palestine dans les années 1940. À la mort de Binyamin, en 1957, ses funérailles ont été suivies par de nombreux Arabes qu’il avait aidés pendant le règne militaire d’Israël sur les citoyen.ne.s palestinien.ne.s de l’État, qui a duré de 1948 à 1966.

Repenser le passé « inévitable« 

La sensibilité de Binyamin s’est également exprimée à l’égard des communautés juives marginalisées. Il a participé à l’arrivée de Juifs.ves yéménites en Palestine en 1911-1912, mais contrairement à certain.e.s dirigeant.e.s sionistes qui nourrissaient des théories raciales pseudo-scientifiques (notamment Arthur Ruppin), Binyamin a refusé de les considérer comme des « travailleurs.euses naturel.le.s » appartenant à une race sémite inférieure. Au contraire, il s’identifie à leurs coutumes religieuses et dénonce les aménagements inadéquats qui leur sont accordés.

Reconnaissant en lui un allié loyal, le parti politique de l’Association yéménite choisit Binyamin comme candidat à la première Assemblée des représentant.e.s, l’assemblée parlementaire élue de la communauté juive de la Palestine mandataire. Binyamin a également travaillé dur pour empêcher la marginalisation de la communauté juive sépharade de Palestine et a mis en garde contre leur manque de représentation politique dans les institutions sionistes.

De manière peut-être encore plus surprenante, le Haredi Binyamin était également un partisan du mouvement pour le droit de vote des femmes et critiquait ceux qui incitaient les militantes à mener leur combat de manière moins agressive. Comme le souligne Tzoreff, le soutien de Binyamin au droit de vote des femmes allait de pair avec son refus de vilipender la diaspora juive : contrairement à de nombreux.euses sionistes, il n’intériorisait pas le mythe antisémite de l’homme juif diasporique trop féminisé, et n’avait donc pas peur d’exprimer son soutien aux mouvements politiques féminins en tant qu’homme.

En cela, R. Binyamin représentait l’opposé de quelqu’un comme Yosef Haim Brenner, son ancien co-éditeur, qui critiquait les hommes juifs pour leurs « manières féminines » et leur manque de « force virile ». Il n’est pas difficile de comprendre comment, quelques années plus tard, de telles idées sur la masculinité juive allaient ouvrir la voie à l’adoption par le mouvement sioniste d’un hyper-militarisme.

Parallèlement à cette ouverture radicale, Binyamin est resté ferme dans de nombreuses convictions religieuses traditionnelles. Dans l’un des derniers chapitres du livre, Tzoreff note que Binyamin s’opposait aux matchs de football publics le jour du shabbat. Cela rappelle que son alternative au nationalisme et au militarisme était toujours basée sur la préservation de l’observance collective de la Halacha [loi juive] et des mitzvot – une position inacceptable pour le public juif séculier.

L’objectif du livre de Tzoreff n’est pas de faire l’apologie de R. Binyamin ou de lui trouver de nouveaux.elles admirateurs.rices. Il s’agit plutôt, selon les termes de l’auteur, de fournir « une base pour un examen critique de l’histoire sioniste en parcourant ses ruelles, guidé par ses écrits ». Il est encore trop courant d’éluder la critique des préjudices causés par le sionisme aux Palestinien.ne.s et aux Mizrahim en invoquant « l’esprit du temps », comme l’a fait mon interlocuteur sur Facebook. Pourtant, ces mêmes personnes n’offriraient jamais la même défense à des personnages historiques qui ont fait du mal aux Juifs.ves. Ils supposent également que les figures dominantes du sionisme représentaient simplement les options disponibles à leur époque, sans se demander si c’était bien le cas.

Sans connaître les personnalités qui ont imaginé des alternatives radicales, ce passé « inévitable » donne l’impression que le présent l’est tout autant. Cependant, reconnaître toute l’étendue des idées de Binyamin, parmi tant d’autres, nous permet d’envisager une réalité complètement différente ici aujourd’hui.

Tom Pessah est un sociologue et un militant israélien.

Source: +972

Traduction ED pour l’Agence Média Palestine

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