Par Amjad Iraqi, le 10 octobre 2023
Les Palestinien.ne.s et les Israélien.ne.s se sont habitué.e.s à des guerres dans le sud ces dernières années. Mais la guerre qui a commencé aux premières heures du samedi 7 octobre n’est pas comme les autres. Dans un assaut surprenant, des dizaines ou des centaines d’agents du Hamas, sous une pluie de roquettes, ont franchi la barrière de séparation Israël-Gaza pour pénétrer dans les villes israéliennes proches de la bande sous blocus : certains semblent avoir franchi des points faibles dans les clôtures métalliques, d’autres sont partis en bateau le long de la côte méditerranéenne, d’autres encore ont survolé les murs à bord de paramoteurs. Une unité du Hamas a pris pour cible le point de passage d’Erez, le seul point de contrôle civil entre Gaza et Israël, et l’a soustrait au contrôle de l’armée pendant plusieurs heures. Au lever du soleil, des Palestinien.ne.s armé.e.s parcouraient les rues de Sderot, de Nir Oz et d’autres kibboutzim, s’introduisant dans les maisons des civil.e.s, se battant avec les forces de sécurité et tirant dans toutes les directions. Une rave nocturne dans le désert, inexplicablement organisée dans la région frontalière, a également été attaquée.
Lorsque les autorités israéliennes ont compris ce qu’il se passait, l’opération « Déluge d’al-Aqsa », comme l’a appelée le Hamas, avait déjà fait couler beaucoup de sang. Des récits horribles font état de fusillades et d’enlèvements, et des enfants figurent parmi les victimes. Abu Obaida, le porte-parole du Hamas, a menacé d’exécuter les otages si Israël effectuait des frappes aériennes sans avertir les civil.e.s. Hier soir, on dénombrait neuf cents Israélien.ne.s tué.e.s, plus de deux mille blessé.e.s et une centaine d’enlèvements vers Gaza. Il s’agit, entre autres, d’un échec désastreux des services de renseignement et des opérations israéliennes, considéré comme le pire depuis la guerre du Kippour : ce n’est certainement pas une coïncidence si le Hamas a lancé son incursion à l’occasion du cinquantième anniversaire de ce conflit. Les informations continuent d’arriver, mais il est évident qu’en termes de non-combattants, il s’agit de l’un des massacres les plus meurtriers de l’histoire israélo-palestinienne.
Désorientée et humiliée, l’armée israélienne s’est empressée d’égaler le nombre de morts, tuant des centaines de Palestinien.ne.s par des bombardements incessants. Et cela ne fait que commencer. « J’ai ordonné un siège total de la bande de Gaza », a déclaré le ministre de la défense, Yoav Gallant. « Pas d’électricité, pas de nourriture, pas d’eau, pas de gaz, tout est fermé. Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence ». D’autres ministres d’extrême droite, dont certain.e.s ont déjà préconisé la réoccupation directe de Gaza et une « seconde Nakba » pour expulser entièrement les Palestinien.ne.s, réclament des représailles. « Partez de là tout de suite », a déclaré Benjamin Netanyahu aux habitant.e.s de Gaza dans une déclaration vidéo – une plaisanterie cruelle pour deux millions de personnes qui sont piégées dans une enclave surpeuplée depuis seize ans.
Les Palestinien.ne.s observent tout cela avec un mélange d’étonnement et de peur paralysante. La vue des habitant.e.s de Gaza survolant en parapente la barrière de séparation israélienne et marchant sur les terres d’où leurs ancêtres ont été expulsé.e.s de force par les forces sionistes en 1948 a ravivé le sentiment d’une possibilité politique. Des montages vidéo de militant.e.s et de drones armés en action ont été largement diffusés sur les médias sociaux arabes, offrant des places aux premières loges pour assister à l’opération en imitant les cascades de relations publiques des FDI. D’autres images sont également devenues virales : un bulldozer palestinien détruisant une section de la clôture de barbelés ; des hommes armés dansant sur le toit d’un char israélien capturé ; le passage d’Erez endommagé et brûlé.
Mais il y a aussi une grande terreur. Les habitant.e.s de Gaza se sont précipité.e.s pour faire des réserves de nourriture face à l’assaut israélien, disant au revoir à leurs proches au cas où ils.elles ne les reverraient jamais. Les familles fuient d’un quartier à l’autre pour échapper aux bombardements. Un journaliste avec lequel je travaille à Gaza, quelques minutes après avoir soumis un article, m’a envoyé un texto pour me dire qu’il avait dû précipiter sa famille hors de la maison parce que l’armée israélienne avait prévenu qu’elle était sur le point de commencer à tirer sur le quartier.
De nombreux.ses habitant.e.s, qui ont peur de s’exprimer contre le Hamas, qui dirige la bande de Gaza de manière autoritaire depuis 2007, reprochent au groupe islamiste de les avoir exposé.e.s à l’attaque israélienne la plus meurtrière depuis au moins 2014. À l’intérieur d’Israël, les citoyen.ne.s palestinien.ne.s redoutent une répétition des événements de mai 2021, lorsque des foules juives et les forces de police ont attaqué des zones arabes et arrêté des centaines de personnes. Une nouvelle vague d’attaques de colons, qui s’intensifie depuis des mois, est déjà en cours en Cisjordanie, le tout sous la surveillance de l’armée.
Un certain nombre d’analystes qualifient l’assaut du Hamas de « changement de la donne ». Ce n’est pas exagéré. L’attaque ne fera probablement pas grand-chose pour faire reculer le siège israélien de la bande de Gaza, qui sera certainement renforcé avec encore plus de cruauté. En revanche, elle a fait voler en éclats une barrière psychologique aussi importante que la barrière physique. Depuis la fin de la seconde Intifada, et surtout sous Netanyahou, la société israélienne a tenté de s’isoler de l’occupation militaire qu’elle impose depuis plus d’un demi-siècle, en maintenant une bulle qui n’était qu’occasionnellement percée par des barrages de roquettes ou des fusillades dans les villes du sud et du centre d’Israël. Le mouvement de protestation de masse d’Israël, qui s’agite depuis janvier contre les projets du gouvernement de réformer le système judiciaire, a délibérément écarté la question palestinienne de son ordre du jour. À l’exception d’un petit bloc de manifestant.e.s anti-occupation, la plupart des gens s’accrochaient encore à l’illusion que les structures actuelles du pouvoir permanent pouvaient assurer la sécurité des Israélien.ne.s et rester compatibles avec leur revendication de démocratie.
Cette bulle a aujourd’hui irrémédiablement éclaté. Mais les Israélien.ne.s, qui ont opéré un glissement politique vers la droite depuis des années, sont loin de remettre en question ou de recalculer leur engagement en faveur d’un régime de fer. Pour les démagogues d’extrême droite au pouvoir – au premier rang desquels le ministre des finances Bezalel Smotrich et le ministre de la sécurité nationale Itamar Ben-Gvir – il s’agit d’une occasion historique de réaliser autant que possible leur liste de souhaits : la destruction d’une grande partie de Gaza, l’élimination de l’appareil politique et militaire du Hamas et, si possible, l’expulsion de milliers de Palestinien.ne.s dans le Sinaï égyptien.
Qu’en attend le Hamas ? Il est difficile de le dire en dehors d’un discours grandiloquent de son principal commandant militaire, Mohammed Deif, appelant tous les Palestinien.ne.s à payer le prix d’une longue liste de crimes israéliens. Depuis que le mouvement islamiste a pris le contrôle de Gaza il y a seize ans, après que les sanctions internationales et une guerre civile avec le Fatah l’ont chassé d’un gouvernement démocratiquement élu, les confrontations armées avec Israël ont été la méthode par défaut du Hamas (et d’autres groupes tels que le Jihad islamique) pour négocier la libération de prisonnier.e.s, mettre un terme au culte juif ou à l’harcèlement policier à la mosquée al-Aqsa, et assouplir les restrictions imposées par Israël aux biens et aux personnes à Gaza.
Ces derniers mois, cependant, le Hamas a été soumis à une pression croissante de la part de la population de Gaza pour ne pas avoir répondu à ses besoins fondamentaux, en particulier l’électricité – une tâche presque impossible dans des conditions de siège et de guerres répétées, aggravées par la corruption et la distribution inégale de ressources limitées. Au-delà de Gaza, la coalition d’extrême droite israélienne a galvanisé le mouvement des colons pour qu’ils affirment leur « souveraineté » sur la Cisjordanie en lançant des pogroms, en construisant de nouveaux avant-postes et en ébranlant le soi-disant statu quo sur les lieux saints de Jérusalem. La perspective d’un accord de normalisation entre l’Arabie saoudite et Israël, encouragée avec véhémence par l’administration Biden, menace de faire disparaître l’une des dernières cartes géopolitiques dont dispose encore la cause palestinienne.
Pour le Hamas, un ajustement mineur du blocus ne suffisait donc plus. Un spectacle de choc et de stupeur était nécessaire pour ébranler l’architecture politique, et ils l’ont réalisé avec un effet terrifiant. Même après des mois ou des années de planification méticuleuse et de secret, le degré de réussite a peut-être été aussi surprenant pour eux que pour les Israélien.ne.s.
Mais au-delà du changement psychologique sismique, on ne voit pas comment cet assaut – contre un État doté de l’arme nucléaire, soutenu par l’Occident et fortement militarisé – peut modifier un équilibre des forces qui penche en défaveur des Palestinien.ne.s depuis des décennies. Les États-Unis se sont empressés d’apporter à Israël un soutien matériel et rhétorique, et les États européens se sont rapidement rangés derrière la défense d’Israël, balayant sous le tapis des mois de mécontentement face à la folie de l’extrême droite. Les autocrates arabes sont plus désireux d’exploiter l’économie et les industries de sécurité d’Israël que de fournir aux Palestinien.ne.s quoi que ce soit d’autre qu’une aide financière. Le sort de la direction palestinienne est toujours suspendu au souffle d’un président octogénaire, Mahmoud Abbas, tandis que les rivalités fratricides se poursuivent au sein du Fatah ainsi qu’entre le Fatah et le Hamas. Les Palestinien.ne.s perdent rapidement leur influence et, bien qu’il soit trop tôt pour le dire, l’assaut fébrile du Hamas pourrait ne pas suffire à la reconquérir. Au pire, il se retournera contre eux de manière catastrophique.
Malgré cela, l’agression du 7 octobre reste symptomatique d’un problème plus vaste qui n’a pas été traité. Dans les villes de Cisjordanie et les camps de réfugié.e.s tels que Jénine et Naplouse, de jeunes Palestinien.ne.s – dont beaucoup ont été élevé.e.s sous les fausses promesses des accords d’Oslo, signés il y a trente ans le mois dernier – ont pris les armes et rejoint des milices locales non affiliées aux principaux partis politiques. Dans les rues et sur Internet, les militant.e.s palestinien.ne.s ne se soucient plus d’éviter le langage diplomatique ou les références à des lois internationales qui les ont laissés tomber. Ils rejettent le récit amnésique selon lequel leurs griefs ont commencé en 1967 plutôt qu’en 1948, et que leur avenir réside dans un quasi-État ne couvrant qu’un cinquième de leur patrie plutôt que sa totalité. Ils en ont assez de s’excuser pour l’usage de la violence, aussi laid soit-il, comme si la violence n’était pas inhérente à toutes les luttes anticoloniales, comme si elle était plus flagrante que le système oppressif qu’ils tentent de démanteler, et comme si leurs efforts non violents de boycott et de diplomatie n’étaient pas écrasés et diabolisés de la même manière en tant que « terrorisme ». Pour eux, l’ennemi est et a toujours été un mouvement colonial d’apartheid déterminé à les effacer. Invoquer la décolonisation ne devrait pas impliquer une position à somme nulle qui refuse de compatir avec ce qui est arrivé aux familles israéliennes le 7 octobre, mais les meurtres ne devraient pas non plus être une excuse pour consolider le régime d’apartheid d’Israël et encourager sa colère.
Amjad Iraqi est rédacteur au magazine +972 et analyste politique au sein du groupe de réflexion Al-Shabaka.
Source: London Review of Books
Traduction ED pour l’Agence Média Palestine