Les journalistes tentent de rendre compte de l’actualité tout en fuyant pour sauver leur vie.
Par Laura Wagner, le 16 octobre 2023
Au fil des ans, la NPR s’est appuyée sur Anas Baba pour être ses yeux et ses oreilles à Gaza. La semaine dernière n’a pas fait exception.
Le producteur palestinien a interviewé des civil.e.s cherchant à s’abriter des frappes aériennes israéliennes à l’hôpital principal de la ville de Gaza, où les couloirs étaient bondés de blessé.e.s et de mourant.e.s. Plus tard, il a fait appel à un témoin oculaire pour raconter comment de jeunes enfants avaient parcouru des dizaines de kilomètres à pied pour tenter d’évacuer la ville. Le reportage a nécessité « beaucoup d’efforts et beaucoup de chance », a déclaré Aya Batrawy, une correspondante de NPR qui coordonne avec Baba depuis Jérusalem un reportage diffusé vendredi sur les conditions horribles à l’intérieur de l’enclave assiégée.
Mais pendant ce temps, Baba était confronté à des difficultés que certains journalistes de Gaza décrivent comme les pires, aussi loin qu’ils.elles puissent se souvenir.
« J’ai été obligé de quitter mon travail […] pour aller voir ma famille afin de l’évacuer », a-t-il raconté la semaine dernière à NPR au téléphone, avant de découvrir que d’autres quartiers étaient tout aussi dangereux. « Où vais-je les cacher ? Y a-t-il un endroit sûr à Gaza ? »
Le flux d’informations dans les zones de guerre est souvent interrompu et imprévisible, mais étant donné l’ampleur de l’assaut israélien – qui, selon les expert.e.s de l’ONU, s’apparente à une « punition collective » en violation du droit international – les journalistes sont confronté.e.s à des défis sans précédent pour obtenir et partager des informations.
Alors que les grandes chaînes américaines s’empressent d’envoyer leurs présentateurs vedettes dans la relative sécurité d’Israël, les journalistes de la bande de Gaza, qui s’étend sur 140 km², doivent faire face à une campagne de bombardements massive, à des coupures d’électricité et d’Internet, à des pénuries de nourriture et d’eau, ainsi qu’au fardeau psychologique que représente le fait de rendre compte d’une crise humanitaire en cours tout en la vivant soi-même.
En reportage à l’hôpital al-Shifa de la ville de Gaza, le journaliste arabe de la BBC Adnan Elbursh et son équipe ont découvert leurs propres voisins, parents et ami.e.s parmi les blessé.e.s et les morts.
« C’est mon hôpital local. À l’intérieur, il y a mes ami.e.s, mes voisin.e.s. C’est ma communauté », a déclaré M. Elbursh à l’antenne. « Aujourd’hui a été l’un des jours les plus difficiles de ma carrière. J’ai vu des choses que je ne pourrai jamais oublier ».
Depuis l’attaque du Hamas contre Israël, le 7 octobre, qui a fait plus de 1 400 morts, les représailles israéliennes ont tué plus de 2 700 personnes dans la bande de Gaza. Onze journalistes palestinien.ne.s et trois journalistes israélien.ne.s ont été tué.e.s, selon le Comité pour la protection des journalistes. Vendredi, un bombardement israélien près de la frontière libanaise a tué Issam Abdallah, un journaliste de Reuters basé à Beyrouth, et blessé six autres journalistes, un incident que les observateurs.rices internationaux.nales de la liberté de la presse ont condamné.
« Les journalistes sont des civil.e.s qui font un travail important en temps de crise », a déclaré Sherif Mansour, coordinateur du programme du CPJ pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, dans un communiqué, « et ne doivent pas être pris pour cible par les parties belligérantes ».
Dans une interview, M. Mansour a déclaré que le fait qu’Israël ait récemment ciblé les médias a exacerbé la crise actuelle de l’information à Gaza. En mai 2021, Israël a bombardé un bâtiment à Gaza qui abritait les bureaux de l’Associated Press et d’Al Jazeera. En mai 2022, la journaliste américaine d’origine palestinienne Shireen Abu Akleh a été tuée d’une balle dans la tête alors qu’elle effectuait un reportage en Cisjordanie. L’armée israélienne a d’abord affirmé qu’Abu Akleh avait été tuée lors de tirs croisés avec des combattants palestiniens, mais de nombreuses enquêtes indépendantes, dont celle du Washington Post, ont conclu que les forces israéliennes étaient probablement responsables.
Selon M. Mansour, ces affaires ont modifié le calcul des risques encourus par les journalistes internationaux.nales, laissant aux photographes locaux.ales et aux journalistes indépendant.e.s le soin de couvrir le conflit à Gaza et en Cisjordanie.
« Ce sont d’eux.elles dont on a le plus besoin, et ce sont aussi eux.elles qui vivent sur le terrain », a déclaré M. Mansour. « La nature de leur travail exige qu’ils.elles soient en première ligne, souvent sans équipement adéquat, sans ressources de sécurité ou sans salle de rédaction dédiée derrière eux. »
Un certain nombre de ces journalistes ont partagé leurs reportages sur l’assaut israélien en cours sur les réseaux sociaux, en anglais et en arabe, dans le but d’atteindre le monde occidental et les un.e.s les autres. La journaliste Plestia Alaqad est l’une d’entre eux.elles.
Avec plus d’un demi-million de followers sur Instagram, Alaqad avait partagé plusieurs mises à jour par jour la semaine dernière sur les évacuations, les coupures de courant et les enfants séparés de leurs familles dans le chaos. Vendredi, elle a posté une photo de son casque bleu clair, étiqueté « Press », et a écrit qu’elle n’était pas en mesure d’évacuer la ville de Gaza, parce qu’elle n’avait pas de moyen de transport ou l’énergie nécessaire pour marcher. Elle a ajouté qu’elle n’avait pas de réseau cellulaire et qu’elle dépendait d’Internet d’un hôpital.
« J’ai toujours aimé le journalisme et la Palestine, et je suis heureuse d’avoir pu partager une partie de la vérité ou une partie de ce qui se passe avec le monde », a-t-elle écrit, ajoutant : « Il reste encore du temps avant que la nuit n’arrive, je vais voir si j’ai des options et je vous tiendrai au courant si possible »
Puis son compte, très actif, a disparu des radars pendant trois jours.
Lorsqu’elle s’est de nouveau affichée lundi matin, elle a expliqué dans une vidéo qu’elle n’avait pas eu accès à Internet, ce qui, selon elle, fait partie des conditions de plus en plus désastreuses.
« La situation devient de plus en plus difficile… en ce qui concerne l’électricité, l’eau, la nourriture et les soins médicaux », a-t-elle déclaré. Dans la légende, elle a écrit : « Je fais de mon mieux pour rester sur le terrain et couvrir ce qui se passe ».
Les journalistes palestinien.ne.s sont également confronté.e.s à un autre obstacle : la remise en cause de leur crédibilité.
« Il y a un effort systématique pour discréditer l’idée même qu’il existe un.e journaliste palestinien.ne indépendant.e », a déclaré Thanassis Cambanis, ancien journaliste au Moyen-Orient et directeur du groupe de réflexion sur la politique étrangère Century International, qu’il a qualifié d' »élément pernicieux et dangereux de la guerre de l’information ».
En conséquence, les journalistes palestinien.ne.s se heurtent à des critiques qui s’empressent de rejeter leurs comptes rendus de la mort et de la destruction en les qualifiant de partiaux, de partisans ou même d’inventés.
Même à l’intérieur de Gaza, de nombreuses personnes luttent pour obtenir des informations sur ce qui se passe autour d’elles.
Nihal al-Alami, traductrice pour le Centre palestinien pour les droits de l’homme, a fui la ville de Gaza avec sa famille le long d’un itinéraire d’évacuation bombardé vendredi, et s’est retrouvée dans la maison d’un étranger dans la partie sud de Gaza.
Elle a désespérément besoin de soulagement, d’entendre des nouvelles sur la paix. Son fils de 9 ans, qui a subi une greffe de moelle osseuse l’année dernière, a besoin de soins de suivi, « vous pouvez donc comprendre à quel point j’ai peur pour lui ».
Mme Al-Alami a indiqué qu’elle disposait d’une petite radio à piles pour suivre les actualités, ainsi que d’un réseau d’ami.e.s et de parent.e.s vivant à l’étranger qui l’informent des nouvelles importantes lorsqu’elle peut recharger son téléphone et accéder à l’internet. Mais elle ne sait pas combien de temps cela durera. « Nous avons pris [du carburant] dans notre voiture pour faire fonctionner le générateur afin de pomper de l’eau dans le réservoir », a-t-elle déclaré au Post dans un message WhatsApp dimanche.
Mme Batrawy, de NPR, utilise également WhatsApp pour communiquer avec les habitant.e.s de Gaza, bien que cette ligne de communication soit de moins en moins fiable.
« La connectivité est généralement assez bonne et vous pouvez joindre des gens à Gaza « , a-t-elle déclaré au Post. « Aujourd’hui, vous n’avez aucune idée si vos messages passent ou s’ils essaient de vous envoyer un message. Elle a indiqué que NPR a pu joindre Baba, le producteur à Gaza, sur une ligne téléphonique, mais que le contact est intermittent.
Depuis le début de la guerre, Mme Batrawy a échangé des notes vocales avec des habitant.e.s de Gaza, notamment avec une étudiante en médecine de la ville de Gaza, Tasnim Ahad, dont on entend la voix dans certains des reportages radiophoniques de Mme Batrawy.
La maison d’Ahad a été bombardée. Sa famille est déplacée. Elle a essayé d’évacuer, mais il n’y a pas d’issue à Gaza. Elle manque d’eau. C’est la cinquième guerre qu’elle voit à Gaza.
« Elle a beaucoup souffert », a déclaré Mme Batrawy. « Elle m’a dit qu’envoyer des notes vocales était presque thérapeutique, comme si quelqu’un se souciait d’elle. Quelqu’un écoute. »
Laura Wagner est journaliste au Washington Post et couvre l’évolution de l’industrie des médias numériques.
Source: Washington Post
Traduction ED pour l’Agence Média Palestine