« Pour qu’Israël puisse procéder à un nettoyage ethnique, il lui faut une conflagration régionale. »

Par Vashti, le 3 novembre 2023

Moshe Machover chez lui dans son bureau à Londres, septembre 2022. (Crédit : Hannah Machover)

Une affiche avec une déclaration en hébreu est accrochée au mur du bureau de mon grand-père. Initialement publiée dans le journal libéral israélien Haaretz en septembre 1967, après qu’Israël eut occupé de vastes territoires nouveaux suite à la guerre des Six Jours, la déclaration dit : « Notre droit de nous défendre contre l’extermination ne nous donne pas le droit d’opprimer autrui. L’Occupation conduit à la domination par l’étranger. La domination par l’étranger conduit à la résistance. La résistance mène à la répression. La répression mène au terrorisme et au contre-terrorisme. Les victimes du terrorisme sont pour la plupart des innocents. Conserver les territoires occupés fera de nous une nation de meurtriers et de victimes de meurtres. Nous devons quitter immédiatement les territoires occupés.»

Mon grand-père, Moshé Machover, est l’un des 12 signataires de cette déclaration et le dernier fondateur vivant du groupe radical arabe et juif Matzpen , actif en Israël des années 1960 aux années 1980. Alors qu’Israël intensifie son génocide contre la population palestinienne de Gaza et que la déclaration citée dessus, vieille de près de 60 ans, circule à nouveau sur les réseaux sociaux avec une vigueur renouvelée, j’ai parlé à Moshik pour qu’il m’aide à mieux comprendre les événements présents en les resituant dans leur contexte historique.

L’interview suivante fut initialement réalisée le 20 octobre avec l’aide du rédacteur en chef de Vashti, Evan Robins ; elle a été mise à jour le 28 octobre pour tenir compte de l’invasion terrestre de Gaza par Israël, et modifiée pour des raisons de longueur et de clarté.

Eli : Vous aurez vu que la déclaration que vous et 11 autres personnes avez publiée dans Haaretz au lendemain de la guerre de juin 1967 circule à nouveau sur Internet. En tant que dernier signataire survivant, que pensez-vous de sa recirculation maintenant ?

Moshé : Je me sens horriblement mal – à constater que nos terribles prédictions d’il y a si longtemps se réalisent. L’équilibre des pouvoirs est tel que le régime israélien est bien plus fort que la résistance palestinienne, mais pas assez fort pour l’anéantir complètement. L’escalade se poursuit sans relâche. Israël a de son point de vue, un moyen de sortir de ce cercle vicieux : le nettoyage ethnique.

Je n’avais pas prédit que cela commencerait à Gaza, mais ce qui se passe actuellement à Gaza, c’est bien un cas de nettoyage ethnique. Des bombardements d’une telle ampleur, affamer une population de 2,3 millions d’habitants, la priver de nourriture et d’eau, contraindre plus d’un million de personnes à quitter leurs maisons pour se rendre dans des endroits sans abri aucun, le bombardement d’hôpitaux et, maintenant, cette invasion terrestre massive. Qu’il s’agisse d’expulsion ou d’extermination, il s’agit bien d’un nettoyage ethnique à grande échelle.

Dans ce contexte, ce que le Hamas a fait le 7 octobre va réduire encore les chances déjà minces d’empêcher un nettoyage ethnique. Ce fut un horrible massacre. C’était un crime, moralement mais aussi politiquement, car il entraîne de terribles conséquences.

La plupart des gens, surtout en Occident, constatent le massacre, mais ils ne peuvent pas le relier à sa cause profonde, qui est l’Occupation.

Et avant elle la Nakba.

En effet. L’oppression du peuple palestinien, la colonisation de la Palestine par le projet sioniste – voilà la cause profonde.

Quelles sont quelques unes des dynamiques profondes qui sous-tendent les événements du 7 octobre ?

Si le Hamas est un monstre, c’est un monstre qui a été encouragé par Israël – cela remonte aux années 1980 et même avant, lorsqu’Ariel Sharon était ministre israélien de la Défense. On considérait alors que l’OLP (l’organisation pour la libération de la Palestine), et en particulier le Fatah, étaient des terroristes. Le Hamas n’était alors que la branche locale des Frères musulmans à Gaza. Et il était considérée comme une organisation plus ou moins pacifiste, soucieux avant tout de protection sociale. Ainsi, pour saper l’OLP/Fatah, les Israéliens ont tout fait pour encourager le Hamas.

Plus tard, Bibi Netanyahu, surtout après 2009, adopta une réelle politique de complicité pour promouvoir le Hamas au dépens de l’OLP. Pour lui, le « danger » était que l’Autorité palestinienne et l’OLP en Cisjordanie fassent pression en faveur d’une solution à deux États. Il voulait saper le projet en les affaiblissant. Il souhaitait avant tout diviser la direction palestinienne en deux camps, pour qu’elle ne soit pas en mesure de conclure des accords contraignants.

Diviser pour régner.

Comment le savons nous? Parce qu’il l’a dit. Je l’ai en hébreu, je vais le traduire pour vous. Selon un article du Jerusalem Post, on a demandé à Netanyahu en 2019 pourquoi il permettait au Qatar d’envoyer autant d’argent dans la bande de Gaza. Il a répondu que cela faisait partie de la stratégie visant à séparer la population palestinienne de Gaza de celle de la Cisjordanie. « On ne peut être contre la création d’un État palestinien sans être pour » le transfert d’argent au gouvernement du Hamas , a-t-il déclaré.

C’était donc cela le plan à court et moyen terme ?

C’était sa stratégie idiote pour empêcher toute pression en faveur d’une solution à deux États. Et elle a réussi ! La solution à deux États n’est plus une option sérieuse, si toutefois elle l’a été un jour, ce qui, à mon avis, n’est pas le cas. Mais il y a toujours eu une pression internationale et une pression de l’OLP en ce sens. Il voulait résister à cela.

Il n’a pas réussi à prédire l’attaque du mois dernier, qui a complètement surpris Israël et constitue un énorme échec du régime israélien, pire que l’échec de la guerre du Yom Kippour qui eut lieu – ça a aussi un poids symbolique — à presque exactement la même date il y a 50 ans. Mais en ce qui concerne le cas actuel, il s’agit d’un échec ; l’assaut du Hamas s’est produit en contradiction avec la politique israélienne positive visant à favoriser le Hamas. Netanyahou ne considérait pas le Hamas comme un danger à ce point. Il était satisfait si, de temps en temps, il y avait un « besoin » d’attaquer Gaza – et dans ce cas, il le faisait. Mais sans jamais avoir l’intention de détruire le Hamas, car celui-ci servait ses buts.

Et le contexte géopolitique plus large de la situation présente ?

Il y avait l’alliance qui était en train de se nouer entre l’Arabie Saoudite et Israël avec la médiation américaine, laissant complètement  de côté le peuple palestinien. Israël se serait trouvé un allié du plus grand et plus riche État arabe et le peuple palestinien totalement ignoré.

Et la Jordanie, le Liban et la Syrie se trouveraient marginalisés ?

Je pense que la Jordanie n’était pas très contente non plus. Je peux évoquer la rivalité entre la dynastie hachémite et les Saoudiens.

Les dirigeants hachémites de la Jordanie ont la garde de la mosquée al-Aqsa de Jérusalem, le troisième lieu saint de l’Islam, déjà, bien sûr, avant 1967 ; mais après la guerre de 1967, Moshe Dayan a conclu un accord spécifique avec les dirigeants hachémites (c’était à l’époque le roi Hussein, l’arrière-grand-père de l’actuel roi Abdullah). Et selon cet accord, la Jordanie avait officiellement la garde du troisième lieu saint de l’Islam. La Mecque et Médine étaient également sous la tutelle des Hachémites jusqu’à ce que la maison des Saoud les déloge dans les années 1920.

Cette rivalité remonte loin dans l’histoire de la péninsule arabique marquée par les machinations impérialistes de l’époque. La Jordanie craignait probablement que les Saoudiens se voient également accorder la garde du complexe d’al-Aqsa, en échange de leur alliance avec Israël, pour ensuite posséder les trois sites et déloger les Hachémites.

Et quel serait l’intérêt de renverser la Jordanie ?

Il existe un projet bien documenté visant à renverser le régime hachémite en Jordanie et à en faire une nouvelle Palestine. Bien sûr, sous contrôle israélien.

Est-ce pour cela que, comme vous l’avez dit plus tôt, vous n’aviez pas prévu que cette phase de nettoyage ethnique commence à Gaza ?

Ce que je croyais, c’était que le camp de concentration de Gaza resterait une enclave contrôlée par Israël avec 2,3 millions de personnes incarcérées. Israël pouvait bien vivre avec cela encore quelques temps. Je pensais que cette dernière vague de nettoyage ethnique du peuple palestinien commencerait en Cisjordanie parce qu’Israël y a la possibilité d’utiliser la Jordanie.

Un an avant l’invasion de l’Irak, alors qu’il était clair pour les gens informés que cela allait se produire, un historien militaire israélien a écrit un article décrivant ce qu’il appelait le « plan Sharon » (le Premier ministre israélien de l’époque) pour se débarrasser de la population palestinienne de Cisjordanie, et a indiqué qu’il le ferait si ce bouleversement majeur dans la région devait avoir lieu. Pour perpétrer un nettoyage ethnique, il faut une conflagration régionale, c’est ce que nous voyons aujourd’hui.

Il y eut une autre indication, plus ancienne, d’un tel agenda, lors des événements de la place Tiananmen à Pékin en 1989. Un homme politique israélien a prononcé un discours  sans savoir qu’il était enregistré – à l’université Bar-Ilan, affirmant qu’Israël serait bête de ne pas profiter de cette opportunité pour procéder à un nettoyage ethnique majeur en Cisjordanie. Cela a été rapporté plus tard dans le Jerusalem Post.  L’individu avait beau nier – il y avait l’enregistrement. Qui était cet homme politique ? Binyamin Netanyahou. Il était alors ministre adjoint au ministère israélien des Affaires étrangères.

D’ailleurs, si vous suivez l’actualité, le nettoyage ethnique s’étend désormais à la Cisjordanie .

Comment résumeriez-vous vos réflexions sur le moment présent et la résonance de l’ancienne déclaration aujourd’hui réapparue ?

Nous sommes revenus au commencement. Nous assistons à un acte de nettoyage ethnique.

De temps en temps, les gens découvrent la vielle déclaration et disent « Ah ! Vous étiez prophète ! »  Mais on n’avait pas besoin d’être prophète pour prédire quelque chose d’aussi simple. L’Occupation entraîne certaines conséquences. C’était juste du bon sens.

Alors, qu’est-ce que le bon sens considère qu’il faut faire maintenant ?

Faire comprendre que le peuple palestinien n’est pas collectivement responsable de ce que le Hamas a fait, et que le Hamas lui-même a été soutenu par Israël – initialement comme un substitut « light » à l’OLP terroriste, maintenant comme une organisation plus militante qui mettrait en échec les ouvertures de paix de l’abjecte Autorité palestinienne.

Et quel est selon vous le rôle spécifique de la gauche juive tel qu’elle s’organise aujourd’hui en Israël, au Royaume-Uni, aux États-Unis et ailleurs ?

En Israël, il n’y a aucun rôle pour une organisation juive distincte – je n’y crois pas. La situation est tout à fait différente dans un pays comme la Grande-Bretagne ou aux USA, car Israël prétend agir partout au nom des Juifs.

Si les Juifs veulent s’exprimer en tant que Juifs radicaux de gauche, je pense qu’ils ont un rôle à jouer à cet égard. Il s’agit de détromper la gauche et le grand public qu’on voudrait faire croire qu’Israël agit et parle au nom des Juifs du monde entier. Ce n’est pas le cas. Il n’en a pas le droit. Et il n’y a pas lieu de s’exprimer ainsi▼

Eli Machover est doctorant en science politique à l’Université d’Oxford et rédacteur chez Vashti.

Source : Vashti

Traduction BM pour Agence média Palestine

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