La Harvard Law Review a refusé de publier cet article sur le génocide à Gaza

Par Rabea Eghbariah, 21 novembre 2023

Samedi, le conseil d’administration de la Harvard Law Review a décidé de ne pas publier « The Ongoing Nakba : Towards a Legal Framework for Palestine » [« La Nakba continue : vers un cadre juridique pour la Palestine »], un article de Rabea Eghbariah, avocat spécialisé dans les droits humains terminant ses études doctorales à la Harvard Law School. Ce vote fait suite à ce qu’un rédacteur de la revue juridique a décrit dans un courriel adressé à Eghbariah comme « une décision sans précédent » de la part de la direction de la revue juridique de Harvard pour empêcher la publication de l’article.

M. Eghbariah a expliqué à The Nation que l’article, qui était destiné au HLR Blog, avait été sollicité par deux des rédacteurs en ligne de la revue. Il s’agirait du premier article écrit par un universitaire palestinien pour la revue juridique. L’article a fait l’objet de plusieurs révisions, mais avant qu’il ne soit publié, le président est intervenu. « La discussion n’a pas porté sur les aspects techniques ou le fond de votre article », a écrit Tascha Shahriari-Parsa, éditrice, à M. Eghbariah dans un courriel transmis à The Nation. « La discussion a plutôt porté sur des préoccupations concernant les rédacteurs qui pourraient s’opposer à l’article ou être offensés par celui-ci, ainsi que sur la crainte que l’article ne provoque une réaction de la part de membres du public qui pourraient à leur tour harceler, dénoncer ou tenter d’intimider nos rédacteurs, notre personnel et la direction de HLR ».

Samedi, après plusieurs jours de débat et une réunion de près de six heures, l’ensemble du corps éditorial de la Harvard Law Review s’est réuni pour voter sur la publication de l’article. Soixante-trois pour cent des membres ont voté contre la publication. Dans un courriel adressé à M. Egbariah, le président de la HLR, Apsara Iyer, a écrit : « Bien que cette décision puisse refléter plusieurs facteurs propres à chaque rédacteur en chef, elle n’est pas fondée sur votre identité ou votre point de vue ».

Dans une déclaration transmise à The Nation, un groupe de 25 rédacteurs en chef de la HLR a exprimé ses préoccupations quant à cette décision. « À un moment où la Law Review était confrontée à une campagne publique d’intimidation et de harcèlement, la direction de la revue est intervenue pour arrêter la publication », écrivent-ils. « Le corps des rédacteurs, dont aucun n’est palestinien, a voté en faveur de cette décision. Nous n’avons connaissance d’aucun autre article sollicité qui ait été révoqué par la Law Review de cette manière. »

Interrogée à ce sujet, la direction de la Harvard Law Review a renvoyé The Nation à un message publié sur le site Internet de la revue. « Comme toute revue universitaire, la Harvard Law Review dispose de procédures éditoriales rigoureuses régissant la manière dont elle sollicite, évalue et détermine quand et si elle doit publier un article… », commence la note. « La semaine dernière, le corps entier s’est réuni et a délibéré sur la question de savoir s’il fallait publier un article de blog particulier qui avait été sollicité par deux rédacteurs en chef. Une majorité substantielle a voté contre la publication ».

Des étudiants de Harvard manifestent pour la Palestine pendant le match de football Yale-Harvard au Yale Bowl à New Haven, CT le 18 novembre 2023. (Williams Paul / Icon Sportswire via AP)

Aujourd’hui, The Nation partage l’article que la Harvard Law Review a refusé de publier.

La Harvard Law Review a refusé de publier cet article sur le génocide à Gaza

L’article était sur le point d’être publié lorsque la revue a décidé de ne pas le faire. Vous pouvez lire l’article ici :

Pour un compte-rendu complet de la manière dont la Harvard Law Review en est venue à annuler la publication de « The Ongoing Nakba : Towards a Legal Framework for Palestine », lisez l’enquête de The Intercept ici.

Un génocide est un crime. C’est un cadre juridique. Il se déroule à Gaza. Et pourtant, l’inertie du monde universitaire, en particulier aux États-Unis, fait froid dans le dos. De toute évidence, il est beaucoup plus facile de disséquer la jurisprudence que d’affronter la réalité de la mort. Il est beaucoup plus facile d’envisager le génocide au passé que d’y faire face au présent. Les juristes ont tendance à aiguiser leur plume une fois que l’odeur de la mort s’est dissipée et que la clarté morale n’est plus urgente.

Certains diront qu’invoquer un génocide, en particulier à Gaza, est délicat. Mais faut-il attendre qu’un génocide soit mené à bien pour le nommer ? Cette logique contribue à la politique du déni. En ce qui concerne Gaza, il existe un sentiment d’hypocrisie morale qui sous-tend les approches épistémologiques occidentales et qui empêche de nommer la violence infligée aux Palestiniens. Or, il est essentiel de nommer l’injustice pour réclamer la justice. Si la communauté internationale prend ses crimes au sérieux, le débat sur le génocide en cours à Gaza n’est pas une simple question de sémantique.

La convention des Nations unies sur le génocide définit le crime de génocide comme certains actes « commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel ». Ces actes comprennent « le meurtre de membres d’un groupe protégé » ou « l’atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale » ou « le fait d’imposer délibérément au groupe des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ».

De nombreuses déclarations faites par de hauts responsables politiques israéliens affirment leurs intentions. Un consensus se dessine parmi les principaux chercheurs dans le domaine des études sur le génocide, selon lequel « ces déclarations pourraient facilement être interprétées comme indiquant une intention génocidaire », comme l’écrit Omer Bartov, qui fait autorité dans ce domaine. Plus important encore, le génocide est la réalité matérielle des Palestiniens de Gaza : une population de 2,3 millions de personnes piégée, déplacée, affamée et privée d’eau, confrontée à des bombardements massifs et à un carnage dans l’une des régions les plus densément peuplées du monde. Plus de 11 000 personnes ont déjà été tuées. Cela représente une personne sur 200 habitants de Gaza. Des dizaines de milliers de personnes sont blessées et plus de 45 % des habitations de Gaza ont été détruites. Le secrétaire général des Nations unies a déclaré que Gaza était en train de devenir un « cimetière pour enfants », mais l’arrêt du carnage – un cessez-le-feu – reste insaisissable. Israël continue de violer de manière flagrante le droit international : il largue du phosphore blanc depuis le ciel, disperse la mort dans toutes les directions, fait couler le sang, bombarde des quartiers, frappe des écoles, des hôpitaux et des universités, bombarde des églises et des mosquées, élimine des familles et procède au nettoyage ethnique d’une région entière, de manière à la fois brutale et systémique. Comment appelez-vous cela ?

Le Centre pour les droits constitutionnels a publié une analyse factuelle et juridique approfondie de 44 pages, affirmant qu’ « il est plausible et crédible qu’Israël commette un génocide à l’encontre de la population palestinienne de Gaza ». Raz Segal, historien de l’Holocauste et des études sur les génocides, qualifie la situation à Gaza de « cas d’école de génocide se déroulant sous nos yeux ». Le premier procureur général de la Cour pénale internationale, Luis Moreno Ocampo, observe que « le blocus de Gaza – rien que cela – pourrait constituer un génocide au titre de l’article 2(c) de la Convention sur le génocide, ce qui signifie que l’on crée les conditions pour détruire un groupe ». Un groupe de plus de 800 universitaires et praticiens, dont des chercheurs de premier plan dans les domaines du droit international et des études sur le génocide, met en garde contre « un risque sérieux de génocide dans la bande de Gaza ». Un groupe de sept rapporteurs spéciaux des Nations unies a alerté sur le « risque de génocide contre le peuple palestinien » et réitéré qu’il « reste convaincu que le peuple palestinien court un grave risque de génocide ». Trente-six experts de l’ONU qualifient aujourd’hui la situation à Gaza de « génocide en devenir ». Combien d’autres autorités devrais-je citer ? Combien de liens hypertextes seraient suffisants ?

Et pourtant, des écoles de droit et juristes de premier plan aux Etats-Unis continuent de faire passer leur silence pour de l’impartialité, et leur déni pour de la nuance. Un génocide est-il vraiment le crime de tous les crimes s’il est commis par des alliés occidentaux contre des peuples non occidentaux ?

C’est la question la plus importante que la Palestine continue de poser à l’ordre juridique international. La Palestine apporte à l’analyse juridique une force de démasquage : elle dévoile et nous rappelle la condition coloniale qui continue de sous-tendre les institutions juridiques occidentales. En Palestine, il y a deux catégories : les civils endeuillés et les animaux-humains sauvages. La Palestine nous aide à redécouvrir que ces catégories restent racialisées selon des critères coloniaux au XXIe siècle : la première est réservée aux Israéliens, la seconde aux Palestiniens. Comme l’affirme Isaac Herzog, le soi-disant président libéral d’Israël : « C’est une nation entière qui est responsable. Cette rhétorique selon laquelle les civils ne sont pas conscients, pas impliqués, n’est absolument pas vraie ».

Les Palestiniens ne peuvent tout simplement pas être innocents. Ils sont coupables par nature, des « terroristes » potentiels à « neutraliser » ou, au mieux, des « boucliers humains » anéantis en tant que « dommages collatéraux ». Aucun nombre de corps palestiniens ne peut inciter les gouvernements et les institutions occidentaux à « condamner sans équivoque » Israël, et encore moins à agir au présent. Comparés à la vie des Juifs-Israéliens, victimes ultimes des idéologies génocidaires européennes, les Palestiniens n’ont aucune chance d’être humanisés. Les Palestiniens deviennent les « sauvages » contemporains de l’ordre juridique international, et la Palestine devient la frontière où l’Occident redessine son discours sur la civilité. La Palestine est le lieu où le génocide peut être perpétré en tant que lutte du « monde civilisé » contre les « ennemis de la civilisation elle-même ». Un combat entre les « enfants de la lumière » et les « enfants des ténèbres ».

La guerre génocidaire menée contre la population de Gaza depuis les attaques atroces du Hamas contre les Israéliens le 7 octobre – attaques qui s’apparentent à des crimes de guerre – a été la manifestation la plus meurtrière des politiques coloniales israéliennes contre les Palestiniens depuis des décennies. Certains ont depuis longtemps analysé les politiques israéliennes en Palestine sous l’angle du génocide. Si le terme de génocide peut avoir ses propres limites pour décrire le passé palestinien, son présent a clairement été précédé par un « politicide » : l’extermination du corps politique palestinien en Palestine, c’est-à-dire l’éradication systématique de la capacité des Palestiniens à maintenir une communauté politique organisée en tant que groupe.

Ce processus d’effacement s’est étalé sur plus de cent ans, à travers une combinaison de massacres, de nettoyage ethnique, de dépossession et de fragmentation de la population palestinienne restante en plusieurs groupes sous des statuts juridiques distincts et avec des intérêts divergents. Malgré le succès partiel de cette politique – et l’empêchement permanent d’un organe politique représentant tous les Palestiniens – l’identité politique palestinienne a perduré. Dans la bande de Gaza assiégée, en Cisjordanie occupée, à Jérusalem, dans les territoires israéliens de 1948, dans les camps de réfugiés et dans les communautés diasporiques, le nationalisme palestinien est bien vivant.

Comment appeler cette condition ? Comment nommer cette existence collective soumise à un système de fragmentation forcée et de domination cruelle ? La communauté des droits de l’Homme a largement adopté une combinaison d’occupation et d’apartheid pour comprendre la situation en Palestine. L’apartheid est un crime. C’est un cadre juridique. Il est commis en Palestine. Et même s’il y a un consensus au sein de la communauté des droits humains pour dire qu’Israël pratique l’apartheid, le refus des gouvernements occidentaux d’accepter cette réalité matérielle des Palestiniens est révélateur.

Une fois de plus, la Palestine apporte une force de découverte particulière au discours. Elle révèle comment des institutions par ailleurs crédibles, telles qu’Amnesty International ou Human Rights Watch, ne sont plus dignes de confiance. Elle montre comment les faits deviennent contestables, à la manière de Trump, pour des libéraux comme le président Biden. La Palestine nous permet de voir la ligne de démarcation des binarités (par exemple, confiance/non-confiance) autant qu’elle souligne l’effondrement des dichotomies (par exemple, démocrate/républicain ou fait/revendication). C’est dans cet espace liminaire que la Palestine existe et continue de défier la distinction elle-même. Elle est l’exception qui révèle la règle et le sous-texte qui est, en fait, le texte : La Palestine est la manifestation la plus éclatante de la condition coloniale maintenue au XXIe siècle.

Comment appelez-vous cette condition coloniale permanente ? Tout comme l’Holocauste a introduit le terme « génocide » dans la conscience mondiale et juridique, l’expérience sud-africaine a introduit le terme « apartheid » dans le lexique mondial et juridique. C’est grâce au travail et au sacrifice de trop nombreuses vies que le génocide et l’apartheid se sont mondialisés, transcendant ces calamités historiques. Ces termes sont devenus des cadres juridiques, des crimes inscrits dans le droit international, dans l’espoir que leur reconnaissance empêchera leur répétition. Mais dans le processus d’abstraction, de mondialisation et de réadaptation, quelque chose a été perdu. Est-ce l’affinité entre l’expérience particulière et l’abstraction universalisée du crime qui rend la Palestine résistante aux définitions existantes ?

Les universitaires se tournent de plus en plus vers le colonialisme de peuplement pour évaluer la situation en Palestine. Le colonialisme de peuplement est une structure d’effacement où le colon déplace et remplace l’autochtone. Bien qu’il est clair que le colonialisme de peuplement, le génocide et l’apartheid ne s’excluent pas mutuellement, leur capacité à saisir la réalité matérielle des Palestiniens reste fugace. L’Afrique du Sud est un cas particulier de colonialisme de peuplement. Il en va de même pour Israël, les États-Unis, l’Australie, le Canada, l’Algérie, etc. Le cadre du colonialisme de peuplement est à la fois utile et insuffisant. Il ne permet pas de comprendre la nuance entre ces différents processus historiques et n’entraine pas nécessairement de résultat particulier. Certains cas de colonialisme de peuplement ont été incroyablement normalisés aux dépens d’un génocide. D’autres ont abouti à des solutions radicalement différentes. La Palestine remplit et défie à la fois la condition coloniale.

Nous devons considérer la Palestine à travers les itérations des Palestiniens. Si l’Holocauste est le cas paradigmatique du crime de génocide et l’Afrique du Sud celui de l’apartheid, alors le crime contre le peuple palestinien doit être appelé la Nakba.

Le terme Nakba, qui signifie « Catastrophe », est souvent utilisé pour désigner la création de l’État d’Israël en Palestine, un processus qui a entraîné le nettoyage ethnique de plus de 750 000 Palestiniens et la destruction de 531 villages palestiniens entre 1947 et 1949. Mais la Nakba n’a jamais cessé ; il s’agit d’une structure et non d’un événement. En bref, la Nakba se poursuit.

Dans sa forme la plus abstraite, la Nakba est une structure qui sert à effacer la dynamique collective : la tentative d’empêcher les Palestiniens d’exercer leur volonté politique en tant que groupe. C’est la collusion permanente des États et des systèmes pour empêcher les Palestiniens de concrétiser leur droit à l’autodétermination. Dans sa forme la plus matérielle, la Nakba représente chaque Palestinien tué ou blessé, chaque Palestinien emprisonné ou soumis à d’autres formes d’asservissement, et chaque Palestinien dépossédé ou exilé.

La Nakba est à la fois la réalité matérielle et le cadre épistémique permettant de comprendre les crimes commis contre le peuple palestinien. Et ces crimes – encapsulés dans le cadre de la Nakba – sont le résultat de l’idéologie politique du sionisme, une idéologie qui a vu le jour à la fin du XIXe siècle en Europe en réponse aux notions de nationalisme, de colonialisme et d’antisémitisme.

Comme le rappelle Edward Said, le sionisme doit être évalué du point de vue de ses victimes et non de ses bénéficiaires. Le sionisme peut être compris simultanément comme un mouvement national pour certains Juifs et comme un projet colonial pour les Palestiniens. La création d’Israël en Palestine a pris la forme d’une consolidation de la vie nationale juive au détriment d’une vie nationale palestinienne brisée. Pour les personnes déplacées, égarées, bombardées et dépossédées, le sionisme n’est jamais l’histoire d’une émancipation juive ; c’est l’histoire d’une subjugation palestinienne.

La particularité de la Nakba est qu’elle s’est prolongée jusqu’au début du XXIe siècle et qu’elle s’est transformée en un système de domination sophistiqué qui a fragmenté et réorganisé les Palestiniens en différentes catégories juridiques, chaque catégorie faisant l’objet d’un type de violence particulier. La fragmentation est ainsi devenue la technologie juridique qui sous-tend la Nakba en cours. La Nakba a englobé à la fois l’apartheid et la violence génocidaire d’une manière qui lui permet de répondre à ces définitions juridiques à différents moments tout en échappant à leurs cadres historiques particuliers.

Les Palestiniens ont nommé et théorisé la Nakba malgré la persécution, l’effacement et le déni. Ce travail doit se poursuivre dans le domaine juridique. Gaza nous rappelle que la Nakba est en cours en ce moment. Des politiciens israéliens et d’autres personnalités publiques menacent régulièrement de commettre à nouveau le crime de la Nakba. Si les politiques israéliens admettent la Nakba afin de la perpétuer, le temps est venu pour le monde de prendre en compte l’expérience palestinienne. La Nakba doit se mondialiser pour prendre fin.

Nous devons imaginer qu’un jour, il y aura une reconnaissance de ce crime de Nakba, et que le sionisme sera désapprouvé en tant qu’idéologie fondée sur l’élimination raciale. Le chemin pour y parvenir reste long et difficile, mais nous n’avons pas le privilège de renoncer aux outils juridiques disponibles pour nommer les crimes contre le peuple palestinien dans le présent et tenter d’y mettre fin. Le déni du génocide à Gaza est enraciné dans le déni de la Nakba. Et les deux doivent cesser, maintenant.

The Nation

Traduction : S pour l’Agence Média Palestine

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