Gaza : Après le génocide, quel avenir ?

Note préliminaire : Réponses aux questions posées par ODVV (Organisation de défense des victimes de la violence). Le site web de l’ODVV est www.odvv.org. En ce moment, de nombreuses prières appellent avec ferveur à un cessez-le-feu permanent, mais l’avenir est suspendu dans le doute, et l’attaque génocidaire israélienne qui précède la pause jette une ombre sombre sur l’ensemble de l’humanité. De nombreuses vies innocentes à Gaza restent menacées si la pause ou la trêve n’est pas transformée en cessez-le-feu et en aide d’urgence à grande échelle. Mes réactions oscillent entre la crainte d’une reprise des opérations militaires israéliennes et l’espoir d’affronter jour après jour les questions de reconstruction économique post-génocide et les scénarios de transformation politique.

Par Richard Falk, le 29 novembre 2023

Richard Falk

1) D’horribles médias se concentrent sur l’accès à la nourriture et à d’autres produits essentiels pour les civil-e-s de Gaza. Que pensez-vous de la famine des civil-e-s et des enfants comme outil de guerre ?

Les combattants qui utilisent délibérément la famine ou le refus d’accès à la nourriture comme tactique ou outil de guerre se rendent coupables de crimes de guerre. Il est habituel que ces tactiques soient désavouées par leurs auteurs qui les considèrent comme des dommages collatéraux, sans intention de cibler des civil-e-s de quelque catégorie que ce soit. Si le ciblage semble délibéré, qu’il se poursuit selon des schémas similaires sans tenir compte du ciblage prédominant des civil-e-s et qu’il inflige de lourdes pertes civiles, comme cela a été le cas pour les attaques israéliennes à Gaza depuis l’attaque du Hamas du 7 octobre, on considère qu’il s’agit d’une activité criminelle. Le fait que l’attaque du 7 octobre ait comporté de graves crimes de guerre ne justifie en rien le comportement israélien, qui est disproportionné ou criminel, en matière de représailles. La famine dirigée intentionnellement contre des civil-e-s est inconditionnellement interdite par les conventions de Genève et constitue un crime de guerre inhérent qui, s’il est répété ou continu, peut être poursuivi en tant que crime contre l’humanité, voire en tant que génocide si l’instrument de la famine semble être utilisé dans le but de détruire un groupe racial, ethnique ou religieux, en tout ou en partie.

2) Comment voyez-vous la limitation de l’accès à l’électricité, à l’eau, aux médicaments et aux produits d’hygiène affecter la vie des personnes et des enfants ?

Dans le contexte de la « guerre » d’Israël contre Gaza, de telles restrictions, appliquées sans réserve à une population appauvrie, sont des exemples génocidaires de crimes de guerre aggravés explicitement interdits par les dispositions de la 4ème Convention de Genève sur l’occupation belligérante. En tant que puissance occupante, Israël ne jouit d’aucun droit de légitime défense à l’encontre d’un peuple occupé et a le devoir impérieux de protéger la population civile en toutes circonstances. L’application par Israël de l’ordre gouvernemental coupant totalement l’accès de Gaza à la nourriture, au carburant et à l’électricité a contribué à la destruction du système médical, mettant en péril l’ensemble de la population de Gaza, tuant de nombreux enfants et femmes, ainsi que des hommes, et causant des souffrances généralisées à tous les habitant-e-s de Gaza, y compris les enfants et les femmes.

La Convention de Genève contient des dispositions spécifiques qui confirment cette évaluation. L’article 6 indique toute la portée des obligations juridiques de protection de la puissance occupante à l’égard de la population civile sous son contrôle. Le texte de cette disposition souligne l’engagement du droit international humanitaire en faveur de la protection des civil-e-s :

ART. 6 –  » La présente Convention s’appliquera dès le début de tout conflit ou de toute occupation mentionnés à l’article 2.

Sur le territoire des Parties au conflit, l’application de la présente Convention cessera à la fin générale des opérations militaires.

En ce qui concerne les territoires occupés, l’application de la présente Convention cessera un an après la fin générale des opérations militaires ; toutefois, la Puissance occupante sera liée, pendant la durée de l’occupation, dans la mesure où cette Puissance exerce les fonctions de gouvernement dans ce territoire, par les dispositions des articles suivants de la présente Convention : 1 à 12, 27, 29 à 34, 47, 49, 51, 52, 53, 59, 61 à 77, 143″.

Les personnes protégées dont la libération, le rapatriement ou le réétablissement pourront avoir lieu après ces dates continueront entre-temps à bénéficier de la présente Convention. »

En outre, parce qu’ils répondent ainsi à la question du statut de la famine en droit international humanitaire, les textes partiels des articles 55 et 56 sont reproduits ci-dessous :

ART. 55. – Dans toute la mesure des moyens dont elle dispose, la Puissance occupante a le devoir d’assurer l’approvisionnement alimentaire et médical de la population ; elle devra notamment faire venir les denrées alimentaires, les réserves médicales et les autres articles nécessaires si les ressources du territoire occupé sont insuffisantes.

ART. 56. – Dans toute la mesure des moyens dont elle dispose, la Puissance occupante a le devoir d’assurer et de maintenir, avec le concours des autorités nationales et locales, les établissements et services médicaux et hospitaliers, la santé et l’hygiène publiques dans le territoire occupé, notamment en adoptant et en appliquant les mesures prophylactiques et préventives nécessaires pour lutter contre la propagation des maladies contagieuses et des épidémies. Au cours des décennies, le monde a été témoin d’une multitude de séries d’attaques sur Gaza, sans aucun résultat. Selon vous, quelle est la raison de l’incapacité de la communauté internationale à faire face aux violations flagrantes des droits de l’homme commises par Israël ?

3) Nous avons été témoins de l’attaque épouvantable contre l’hôpital de Gaza, que pensez-vous des raids aériens qui semblent viser sans discernement les lieux qui sont censés servir de sanctuaires aux civil-e-s en temps de guerre ?

La formulation de la question suggère la confusion entourant cette dimension importante des allégations les plus graves de « ciblage aveugle » alors que, contrairement à la littéralité des allégations, les cibles sont manifestement sélectionnées et visées par l’armement de précision d’Israël contre des sites et des civil-e-s légalement protégé-e-s, y compris des hôpitaux, des camps de réfugié-e-s, des patient-e-s malades et blessé-e-s, des civil-e-s évacué-e-s de force contraints par l’ordre obligatoire d’Israël de quitter leurs maisons dans le nord de Gaza pour la partie sud de la bande de Gaza. L’ensemble de l’opération militaire contre Gaza vise apparemment à créer un phénomène de nettoyage ethnique comparable à la dépossession forcée de plus de 700 000 Palestinien-ne-s. C’est ce qui s’est passé lors des phases finales de la guerre de 1948, que les Palestinien-ne-s appellent la Nakba (ou catastrophe).

4) Le message que les Palestinien-ne-s ont reçu des pressions exercées par Israël, notamment la construction de colonies et le meurtre de civil-e-s à Gaza, est qu’Israël est opposé à la solution des deux États. C’est donc un grand point d’interrogation sur la solution à deux Etats. Pensez-vous que la solution des deux États est toujours valable et qu’elle peut être un moyen de sortir de cette impasse et de cette guerre, ou pensez-vous que les événements actuels ont également conduit cette solution à une impasse ?

Nous vivons une période déconcertante pour celles et ceux qui pensent à un avenir bienveillant pour les Palestinien-ne-s et les Israélien-ne-s. Pour l’instant, les voix extérieures qui recherchent un cessez-le-feu permanent, y compris le Secrétaire général des Nations Unies, ainsi que de nombreux-euses partisan-e-s juifs-ves de longue date d’Israël, continuent d’agir comme si deux États étaient la meilleure et la seule solution possible, en dépit d’obstacles apparemment formidables qui sont négligés. La première série d’obstacles est le phénomène important et militant des colonies, qui a toujours été considéré par les Nations Unies et la plupart des instances internationales comme une violation directe de l’article 49, paragraphe 6, de la Convention de Genève IV. Il existe actuellement environ 250 colonies réparties en Cisjordanie et pas moins de 500 000 colons qui s’opposeraient par la force à tout accord prévoyant leur réinstallation dans l’État d’Israël d’avant 1967 (comme ce fut le cas lors du « désengagement » de la bande de Gaza en 2005). Le deuxième obstacle est l’opposition connue des dirigeant-e-s du Likoud, y compris Netanyahou, à des formes significatives d’État palestinien, plus dogmatiquement et ouvertement par le partenaire de coalition de Netanyahou, le Parti de la droite religieuse, représenté de la manière la plus visible dans l’actuel « gouvernement d’unité » par Ben Gvir et Smotrich. Un troisième obstacle possible est lié à la probabilité d’un refus palestinien d’accepter une forme inférieure d’État impliquant une démilitarisation permanente, le maintien par Israël d’enclaves de colons en Cisjordanie et certains transferts de terres de Cisjordanie à Israël.

Une paix durable dépend d’arrangements politiques fondés sur l’égalité entre les deux peuples ainsi que sur le respect de la dignité des autres minorités (Druzes, Bédoines). Si ce scepticisme à l’égard d’une solution à deux États semble impliquer un État unique, il met en évidence le principal obstacle qui viendrait sans doute des sionistes qui restent profondément attachés à un État juif suprématiste et, dans une moindre mesure, des Palestinien-ne-s qui exigent le plein droit au retour des cinq millions ou plus de réfugié-e-s palestinien-ne-s et d’exilé-e-s involontaires vivant dans des camps ou disséminé-e-s dans le monde entier. Compte tenu de la profondeur du ressentiment lié aux événements survenus depuis le 7 octobre, même une union confédérale des deux peuples est difficilement envisageable dans les conditions actuelles. Dans le même temps, le rétablissement de l’ancien statu quo semble impossible compte tenu de la dévastation de Gaza, soulignée par la perspective persistante d’un sans-abrisme de masse affectant l’ensemble de la population du nord de Gaza. Des solutions innovantes impliquant une fédération ou une confédération avec le Liban ou l’Égypte semblent également non viables à ce stade, bien que l’absence d’un accord de paix réalisable fasse de la défense de solutions innovantes la moins mauvaise des options plausibles pour le lendemain.

5) Compte tenu de l’ampleur et de l’intensité de la destruction des infrastructures civiles et du blocus imposé à Gaza, quelle stratégie devrait être mise en œuvre, selon vous, pour, premièrement, mettre fin au siège de Gaza (de manière permanente et ne pas revenir à la situation qui prévalait avant le conflit et qui a pratiquement transformé Gaza en prison) et, deuxièmement, pour guérir cette blessure vieille de 75 ans qui a été créée depuis l’établissement d’Israël ?

Ce sont des questions difficiles auxquelles il n’y aura peut-être pas de réponses satisfaisantes tant qu’Israël sera dirigé par un gouvernement aussi extrémiste et qu’il continuera à bénéficier du soutien des États-Unis et des membres les plus puissants de l’UE. Je pense que même ces gouvernements qui ont soutenu Israël tout au long de l’horrible spectacle génocidaire ressentent une pression croissante de la part de leurs propres citoyen-ne-s pour trouver un avenir plus humain pour les habitant-e-s de Gaza et de toute la Palestine occupée et, en ce sens, que la dévastation causée par Israël s’est retournée contre une stratégie qui associait des préoccupations sécuritaires à des ambitions expansionnistes, bien qu’il soit trop tôt pour être sûr d’une telle évaluation.

Je pense que la première priorité après l’établissement d’un cessez-le-feu permanent serait d’assurer le retrait des forces armées israéliennes de Gaza, suivi d’un effort international d’aide d’urgence qui donnerait la priorité à la reconstruction des quartiers résidentiels et des résidences familiales détruits, ainsi qu’à l’envoi d’une certaine forme de force internationale de maintien de la paix, que ce soit sous les auspices des Nations Unies ou d’une autre manière. Les évacuations forcées et l’intensité des bombardements ont détruit plus de 76 % des habitations dans le nord de Gaza. Bien entendu, la reconstruction des hôpitaux et la réparation des dommages causés aux structures de l’ONU, aux mosquées et aux églises, ainsi qu’aux installations pour les réfugié-e-s devraient également être prises en compte par les donateurs internationaux dans leurs efforts pour relever ce gigantesque défi de la dévastation en cette période de froid et de surpopulation.

Il est de loin plus difficile de mettre fin à la mainmise sur Gaza qui a été maintenue sous différentes formes cruelles depuis 1967. La première étape consisterait à demander au Conseil de sécurité des Nations Unies, et éventuellement à d’autres groupes intergouvernementaux tels que les BRIC, de lever le blocus imposé en 2007 et de convenir avec un conseil de gouvernance de l’unité palestinienne de contrôles frontaliers administrés mutuellement et d’une force de protection internationale chargée de surveiller les livraisons d’armes, idéalement tant à Gaza qu’à Israël. Il est pratiquement certain que ces mesures ne pourront pas être prises tant que certaines conditions politiques préalables ne seront pas remplies. Le remplacement du gouvernement Netanyahou par une nouvelle coalition engagée en faveur d’une paix durable serait d’une importance politique vitale, voire indispensable, dans les contextes d’après-guerre. Il faut espérer qu’une nouvelle direction israélienne s’engage à trouver un cadre neutre pour négocier un véritable compromis politique qui doit enfin reconnaître les droits fondamentaux du peuple palestinien.

Ces idées peuvent sembler utopiques à l’heure actuelle, mais elles représentent la seule alternative pratique au type de politique exterministe sur laquelle Israël s’est appuyé jusqu’à présent pour répondre à l’attaque du 7 octobre, qui a été immédiatement saisie comme une opportunité par le gouvernement israélien de mener à bien les phases finales expansionnistes du projet sioniste, qui comprennent le contrôle souverain et la dépossession des Palestinien-ne-s en Cisjordanie, ainsi que l’effacement global du peuple palestinien au niveau international et l’extinction de toute espérance de création d’un État. La destruction du Hamas n’a jamais été la seule et peut-être pas la principale raison de la réaction israélienne disproportionnée ; elle a peut-être aussi été motivée par le besoin perçu par les dirigeant-e-s de Tel-Aviv de détourner l’attention des Israélien-ne-s et du monde entier des inexcusables manquements du gouvernement israélien en matière de sécurité, qui ont permis au Hamas de planifier et de mener à bien son attaque du 7 octobre. Pour qu’Israël obtienne l’espace politique nécessaire à la réalisation de la vision sioniste maximaliste, plusieurs étapes ont été franchies : la diabolisation du Hamas, l’exagération des menaces futures pour la sécurité d’Israël et l’assaut génocidaire qui a infligé une punition imméritée et horrible à 99% de civil-e-s innocent-e-s et précédemment victimes de Gaza, tout en détournant l’attention du monde sur l’agenda politique plus large des dirigeant-e-s de Tel-Aviv. En réfléchissant à l’avenir, il est utile de séparer l’urgence humanitaire de financer des conditions de vie décentes pour la population de Gaza d’une politique visant à transformer le conflit sous-jacent. Cependant, laisser la voie politique aux parties serait une invitation à de futures tragédies découlant des objectifs contradictoires inhérents au colonialisme de peuplement et à ceux d’un mouvement national de résistance dans un contexte post-colonial.

Richard Falk est un spécialiste du droit international et des relations internationales qui a enseigné à l’université de Princeton pendant quarante ans. Depuis 2002, il vit à Santa Barbara, en Californie, et enseigne au campus local de l’université de Californie en études mondiales et internationales. Depuis 2005, il préside le conseil d’administration de la Fondation pour la paix à l’âge nucléaire. Il a créé ce blog en partie pour célébrer son 80e anniversaire.

Source: RichardFalk.org

Traduction ED pour l’Agence Média Palestine

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