L’Afrique du Sud ne se contente pas de défier Israël, elle tente de rompre le charme de l’hégémonie américaine.
Par Tony Karon, le 11 janvier 2024
Malheureusement pour les Palestiniens qui souffrent depuis longtemps, la « nécessité » de la violence organisée pour massacrer plusieurs milliers de civils est perçu differrement selon le prisme de l’observateur. Et Israël fait le pari que sa guerre contre Gaza entre dans les paramètres de ce qui est jugé acceptable dans les couloirs du pouvoir de l’Occident impérial, où des termes comme « dommages collatéraux » aseptisent la version actuelle des massacres de l’ère coloniale de personnes à la peau brune dans le cadre de campagnes de « pacification ». La brutalité « nécessaire » est un principe séculaire dans la poursuite et le maintien du pouvoir occidental, que ce soit sous la forme des colonisateurs européens, des colons américains décimant les populations autochtones, de l’armée américaine matraquant les Vietnamiens, les Afghans ou les Irakiens pour qu’ils se plient à la volonté de Washington, ou de la secrétaire d’État de l’époque, Condoleezza Rice, disant au Liban de faire la grimace et de supporter la mort et la destruction massives provoquées par l’invasion israélienne de 2006 comme étant les « douleurs de la naissance d’un nouveau Moyen-Orient ».
En effet, le théoricien du « choc des civilisations » Samuel P. Huntington, idéologue de la puissance occidentale, l’a admis : « L’Occident a conquis le monde non pas grâce à la supériorité de ses idées, de ses valeurs ou de sa religion (à laquelle peu de membres d’autres civilisations se sont convertis), mais plutôt grâce à sa supériorité dans l’application de la violence organisée. Les Occidentaux oublient souvent ce fait ; les non-Occidentaux, eux, ne l’oublient jamais ».
Vladimir Ze’ev Jabotinsky, fondateur du mouvement sioniste révisionniste qui a été la force hégémonique de la politique israélienne pendant la majeure partie des cinq dernières décennies, semblait bien conscient de la remarque faite par Huntington un demi-siècle plus tard. L’influent pamphlet de Jabotinsky de 1923, « Le mur de fer », était un appel aux armes non-sentimental à ceux qui cherchaient à construire et à maintenir un État ethnique juif en Palestine : « Nous cherchons à coloniser un pays contre la volonté de sa population, en d’autres termes, par la force. » Tout ce qui est indésirable découle de cette racine avec une inévitabilité axiomatique ».
La violence qu’Israël déchaîne est du même type que celle qui a fait de l’Occident la force dominante du système international. Et c’est l’ancrage d’Israël dans un ordre colonial occidental qui est utilisé pour justifier la sauvagerie qui s’abat sur Gaza. La violence, malheureuse mais nécessaire pour défendre les frontières de la « civilisation » contre la « barbarie », est un principe de longue date des puissances occidentales. Et c’est en vertu de ce principe qu’Israël exige un soutien pour sa campagne à Gaza. Le New York Times a rapporté que dans des conversations diplomatiques et des déclarations publiques, les responsables israéliens « ont cité les actions militaires occidentales passées dans les zones urbaines, depuis la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux guerres contre le terrorisme qui ont suivi le 11 septembre… Pour aider à justifier une campagne contre le Hamas qui coûte la vie à des milliers de Palestiniens ».
Mais l’accusation de génocide portée par l’Afrique du Sud devant la Cour internationale de justice dans l’espoir d’arrêter la campagne d’Israël rappelle l’observation de Huntington selon laquelle les non-Occidentaux n’ont jamais oublié comment l’Occident a été créé et ne sont pas non plus disposés à accepter ses prérogatives. De nombreux pays du Sud voient dans la violence d’Israël un écho de leur propre brutalisation et humiliation historique aux mains de la puissance occidentale.
L’Afrique du Sud ne se contente pas d’affronter Israël ; elle défie efficacement les États-Unis, principal soutien d’Israël, qui bloquent agressivement toute tentative d’obliger Israël à rendre des comptes au regard du droit international. En saisissant la CIJ, l’Afrique du Sud dit au monde qu’on ne peut pas faire confiance aux États-Unis et à leurs alliés pour mettre un terme à la campagne génocidaire d’Israël.
Le régime d’apartheid de l’Afrique du Sud a été l’âme-sœur idéologique et le plus proche allié d’Israël ; l’Afrique du Sud de l’après-apartheid honore aujourd’hui l’obligation morale énoncée par le défunt président Nelson Mandela, de ne pas se reposer tant que la Palestine ne sera pas libre. Son action implique également l’héritage de la responsabilité morale de conduire la société civile mondiale à agir contre l’apartheid, responsabilité qui découle de sa propre expérience de lutte soutenue par la solidarité internationale.
Les millions de personnes qui défilent dans les rues du monde entier nous indiquent qu’une grande partie de la société civile est aux côtés des Palestiniens. Pourtant, la plupart des gouvernements qui ne soutiennent pas directement la criminalité d’Israël n’ont pas agi. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi. Israël bombarde et affame les civils, détruisant délibérément leurs moyens de survie. Et il agit avec la certitude bien fondée que les munitions américaines qu’il largue sur les mères et les enfants de Gaza continueront d’affluer tandis que Washington assurera une couverture politique. L’Afrique du Sud a pris des mesures pour tenter de briser la passivité imposée par les États-Unis, offrant un exemple d’action indépendante du Sud pour mettre un terme aux crimes de guerre approuvés par l’Occident.
Lorsque Mandela, libéré de prison en 1990, a été mis en cause aux États-Unis pour ses relations avec Yasser Arafat, chef de l’Organisation de libération de la Palestine, il a poliment mais fermement fait comprendre à l’establishment américain que « vos ennemis ne sont pas nos ennemis », un principe de non-alignement que ses héritiers poursuivent aujourd’hui.
Bien sûr, il y a toujours eu des limites à la capacité des gouvernements du tiers-monde à s’opposer aux États-Unis et à l’Europe, la principale étant le rôle central des marchés financiers mondiaux gérés par l’Occident dans la capacité de ces gouvernements à gouverner. L’économie mondiale, grotesquement inégale créée par le pillage colonial de l’Occident a été maintenue, après la décolonisation politique, sous la forme de relations codifiées de propriété privée qui ont essentiellement donné aux États-Unis et à l’Europe un droit de veto sur l’indépendance politique des anciennes colonies. Aujourd’hui encore, nous constatons que l’Égypte subit des pressions pour accueillir des dizaines de milliers de réfugiés palestiniens victimes du nettoyage ethnique de Gaza, en échange de l’annulation de 160 milliards de dollars de sa dette nationale.
Malgré sa position subordonnée dans le système financier mondial, l’Afrique du Sud a commencé à résister aux exigences géopolitiques des États-Unis, refusant notamment, de concert avec la plupart des pays du Sud, de prendre le parti de l’OTAN dans la guerre en Ukraine. Cela peut refléter le déclin de la puissance américaine par rapport aux autres et l’indépendance économique croissante des puissances moyennes. Mais l’action de l’Afrique du Sud devant la CIJ constitue un nouveau défi géopolitique pour les États-Unis. En effet, lorsque vous accusez Israël de génocide, vous ne pouvez pas éviter la réalité, même si elle n’est pas explicitée, selon laquelle vous accusez effectivement les États-Unis de complicité.
Le point de vue de Huntington sur la mémoire non-occidentale est corroboré par le fait que les moments de violence organisée réussie par des peuples non-occidentaux contre des puissances occidentales ostensiblement invincibles inspirent parfois une résistance dans le Sud global. Pankaj Mishra a mis en lumière ce schéma dans l’impact de la défaite du Japon contre la Russie impériale en 1905 sur des intellectuels allant de Sun Yat-sen à Jawaharlal Nehru, en passant par Mustafa Kemal Ataturk et W.E.B. Du Bois : « Ils ont tous tiré la même leçon de la victoire du Japon : les hommes blancs, conquérants du monde, n’étaient plus invincibles ».
Un frisson d’inspiration similaire a été ressenti dans tout le Sud lorsque les révolutionnaires vietnamiens ont vaincu l’armée coloniale française à Dien Bien Phu en 1954. Et de nouveau lorsqu’ils ont vaincu les Américains qui avaient remplacé la France. Ou encore lorsque des révolutionnaires cubains barbus ont éjecté un dictateur soutenu par les États-Unis et repoussé les tentatives de restauration de l’ancien régime. La génération sud-africaine qui a mené le soulèvement de Soweto en 1976 contre le gouvernement de l’apartheid a été enhardie par le spectacle, quelques mois plus tôt, de l’armée prétendument invincible de Pretoria contrainte de battre en retraite de l’Angola par les forces cubaines et celles du MPLA. La victoire du Hezbollah en 1999, après 15 ans de guérilla pour forcer le retrait d’Israël du Sud-Liban, a eu un effet inspirant similaire sur les Palestiniens et leurs voisins. Et ainsi de suite.
Beaucoup noteront que si Israël a pulvérisé une grande partie de la bande de Gaza et continue de tuer des centaines de civils chaque jour, il ne parvient pas à détruire la capacité de combat du Hamas. « Le scepticisme grandit quant à la capacité d’Israël à démanteler le Hamas », a averti le New York Times. Loin de marginaliser le Hamas, les actions d’Israël ont rendu le mouvement plus populaire que jamais parmi les Palestiniens et dans toute la région arabe, tout en affaiblissant les dirigeants alignés sur Israël et les États-Unis.
L’organisateur palestinien Fadi Quran a récemment affirmé que l’offensive d’Israël diminuait en fait son image de « dissuasion » : « Nous avons constaté un changement radical dans la perspective moyenne de l’armée israélienne dans la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. Auparavant, elle était considérée comme une force avancée intimidante avec laquelle il fallait compter, et dont la suprématie était inébranlable », écrit-il. « Aujourd’hui, elle est perçue comme extrêmement faible et fragile. Plus précisément, la perspective actuelle est qu’il serait facilement vaincu s’il ne bénéficiait pas du soutien illimité des États-Unis.
La dépendance d’Israël à l’égard des bombardements aériens et du pilonnage des centres urbains, affirme Quran, est « perçue comme la tactique la plus lâche d’une armée qui a peur de se battre « face à face » avec une milice qui fait un dixième de sa taille, dispose d’un pour cent de ses ressources et est assiégée depuis 17 ans ». Les incursions terrestres d’Israël se font à travers des chars fortifiés après des bombardements aériens et d’artillerie massifs et ne parviennent toujours pas à tenir efficacement un territoire ».
Les tactiques israéliennes de punition collective ainsi que l’étendue et la nature de la violence que les puissances occidentales sont prêtes à tolérer contre un peuple captif et colonisé à Gaza rappellent également aux anciens peuples colonisés et à leurs descendants comment l’Occident a été créé.
Israël attend de la compréhension dans les capitales occidentales en raison des traditions de « violence nécessaire » de la domination impériale occidentale, ce qui implique presque qu’il est antisémite de refuser à Israël le droit de se comporter, au début du 21e siècle, de la même manière que les puissances européennes et les États-Unis l’ont fait aux 19e et 20e siècles.
Il n’est pas inutile de rappeler ici une observation de feu l’historien britannique Tony Judt sur les conséquences du retard d’Israël dans le jeu de la colonisation :
En bref, le problème d’Israël n’est pas, comme on le suggère parfois, qu’il s’agisse d’une « enclave » européenne dans le monde arabe, mais plutôt qu’il est arrivé trop tard. Il a importé un projet séparatiste caractéristique de la fin du XIXe siècle dans un monde qui a évolué, un monde de droits individuels, de frontières ouvertes et de droit international. L’idée même d’un « État juif » – un État dans lequel les Juifs et la religion juive jouissent de privilèges exclusifs dont les citoyens non juifs sont à jamais exclus – est enracinée dans un autre temps et un autre lieu. En bref, Israël est un anachronisme.
Le chroniqueur du Financial Times Adam Tooze ajoute :
Les Israéliens sont le dernier groupe d’Européens (principalement) à se lancer dans l’arrogance de terres non européennes, justifiée dans leur mission par la théologie, la revendication d’une supériorité civilisationnelle et le nationalisme. Bien sûr, les accaparements de terres se poursuivent partout dans le monde, tout le temps. Mais, à l’heure actuelle, le projet israélien présente une cohérence et une absence d’excuses uniques en tant qu’exemple d’idéologie coloniale « classique ».
Israël mène donc une guerre coloniale classique de pacification d’une population autochtone qui résiste à la colonisation, à un moment où une grande partie de la population mondiale produit les recettes de siècles de violence et d’asservissement occidentaux, exigeant la justice et une réorganisation des relations de pouvoir au niveau mondial. La défense de la Palestine est devenue un raccourci de cette lutte mondiale pour changer la façon dont le monde est gouverné.
Gaza a mis à nu l’hypocrisie fondamentale de « l’ordre international fondé sur des règles » de Biden – un système d’hypocrisie qui légitime et permet la violence contre les Palestiniens colonisés et les violations systématiques du droit international par Israël. La campagne militaire d’Israël et son système d’apartheid peuvent être tolérés par les puissances occidentales, mais ils sont intolérables pour les citoyens du Sud.
Dans son moment de domination unipolaire de l’après-guerre froide, Washington a exigé le contrôle monopolistique du dossier israélo-palestinien de la communauté internationale. Le résultat a été un « processus de paix » dans lequel Israël a implacablement étendu et approfondi son occupation d’apartheid, tandis que les responsables américains ont fermé toute discussion sur la limitation d’Israël en entonnant des mantras vides d’une « solution à deux États » qui pourrait être mise en péril si Israël était contraint de se conformer au droit international. Ce moment est révolu.
L’Afrique du Sud envoie un message, par l’intermédiaire de son affaire devant la CIJ, selon lequel accepter le leadership des États-Unis sur les événements mondiaux signifie accepter le massacre de dizaines de milliers de Palestiniens et le nettoyage ethnique de centaines de milliers d’autres.
Les États-Unis s’opposent agressivement à des initiatives telles que la plainte déposée par l’Afrique du Sud devant la CIJ, tout comme ils opposent systématiquement leur veto à tout effort du Conseil de sécurité de l’ONU visant à limiter les violations systématiques du droit international par Israël. L’action en justice de l’Afrique du Sud rompt le charme de l’hégémonie américaine qui paralyse une grande partie de la communauté mondiale et l’empêche de prendre des mesures pour demander des comptes aux génocidaires. C’est un appel au Sud pour qu’il défie les limites de l’engagement international fixées par Washington. Si les pays du Sud veulent que le bain de sang et le nettoyage ethnique cessent, ils ne peuvent pas compter sur le complice américain d’Israël pour y parvenir.
Le cadre de ce défi géopolitique peut être l’urgence cataclysmique de mettre fin aux crimes d’Israël, mais qu’elle réussisse ou non, l’affaire de la CIJ peut marquer un nouveau chapitre dans l’abandon de l’hégémonie américaine et d’un monde géré selon des règles qui légitiment les crimes de guerre commis par les États-Unis ou leurs alliés.
Tony Karon est le responsable éditorial d’AJ+ sur Al Jazeera, ancien rédacteur en chef du magazine Time, et a participé au mouvement de libération anti-apartheid dans son pays natal, l’Afrique du Sud.
Source : The Nation
Traduction : AJC pour l’Agence Média Palestine