Un nouveau rapport détaille l’impact sur la santé mentale de la guerre génocidaire d’Israël à Gaza et la façon dont les professionnels de la santé aident les survivants palestiniens à y faire face.
Par Victoria Brittain, le 10 décembre 2024
Plus d’un an après que le génocide a commencé à engloutir Gaza sous les yeux du monde entier, et alors que de nombreuses personnes ont cessé de regarder des horreurs qu’elles ne peuvent supporter de voir, un nouveau rapport professionnel sur la santé mentale explique comment les enfants traumatisés de Gaza vivent dans un tourment impensable.
Quatre mois après son premier rapport sur l’impact sur la santé mentale de l’assaut militaire israélien sur tous les aspects de la vie dans la bande assiégée, où travaillent les professionnels de la santé mentale de Gaza, le Programme communautaire de santé mentale de Gaza (GCMHP) a publié son deuxième rapport détaillé : « Là-bas, les gens souffrent et meurent ».
Les détails de ce nouveau rapport susciteront encore plus de dégoût face au refus catégorique des États-Unis, du Royaume-Uni et d’un nombre décroissant d’autres pays de prendre en compte l’opinion mondiale, de cesser d’armer Israël et d’imposer un cessez-le-feu à Gaza.
Malgré le » contexte difficilement imaginable » de leur travail, après de nombreux autres déplacements forcés vers des espaces encore plus surpeuplés et dangereux où sévissent la malnutrition, la famine, le manque d’eau potable, la perte d’innombrables membres de la famille et de maisons, d’écoles, d’universités, d’hôpitaux, ces professionnels de la santé du GCMHP poursuivent leur travail.
L’accès difficile au carburant et la dépendance à l’énergie solaire pour l’accès à l’internet rendent le travail administratif épuisant.
Ils ont pleuré trois collègues tués par les bombardements israéliens, leurs trois centres ont été détruits et, comme tous les Palestiniens de Gaza, ils ont perdu d’innombrables membres de leur famille.
Néanmoins, ces dernières semaines, ils ont réparé et ouvert une nouvelle clinique dans la ville de Gaza, après l’ouverture d’autres à Khan Younis et Deir al-Balah au cours des six derniers mois.
Ces cliniques ont permis d’améliorer les soins de santé mentale et de guérison, si précieux ces derniers mois, dans les campements de tentes surpeuplés.
Profondeur du traumatisme
Aujourd’hui, ils sont 73 à travailler à Gaza et 10 à travailler à distance en Égypte.
Le rapport est le recensement des données qualitatives fournies par 18 personnes des équipes professionnelles mobiles de santé mentale du GCMHP sur le terrain, qui ont rempli avec les survivants un questionnaire présentant trois questions ouvertes sur leurs besoins, leurs difficultés et symptômes psychologiques et sociaux, ainsi que leurs mécanismes d’adaptation.
Les équipes ont travaillé avec plus de 26 000 survivants entre le 1er janvier et le 25 octobre 2024.
Nombre d’entre eux ont été orientés vers l’un des centres du GCMHP pour des programmes de thérapie spécialisés, qui comprenaient des jeux et des dessins avec un thérapeute pour les enfants, et des discussions pour les adultes. D’autres ont reçu une série de visites de thérapeutes dans leur tente ou leur abri provisoire.
Les dessins d’enfants, vifs et détaillés, illustrent la réalité de ces vies désespérées sous les bombes et les tirs d’obus et les opposent, plus intensément que n’importe quel mot, à leur vie heureuse antérieure, faite de jeux, d’école, d’amis et de famille.
Les récits de certains patients montrent la profondeur du traumatisme, du désespoir, de la terreur et du chagrin : une jeune femme pense à s’ôter la vie car elle « n’a plus aucune valeur après que j’ai perdu toute ma famille » ; une fille de 13 ans devient muette ; un garçon handicapé souffre d’une colère incontrôlable ; un enfant hurle de cauchemars toutes les nuits, réveillant toute la famille dans leur tente, ainsi que les voisins.
Leurs histoires montrent également comment des soins affectueux et une thérapie ont transformé la vie de ces familles, qui est passée d’insupportable à vivable.
Au cours de l’année écoulée, les professionnels de la santé mentale ont travaillé discrètement dans les tentes et les centres temporaires avant l’ouverture du nouveau bâtiment.
Les listes de besoins des survivants commencent toutes par de la nourriture et de l’eau – les gens meurent de faim et les personnes âgées donnent leur nourriture aux plus jeunes. Viennent ensuite les tentes, les matelas, les poubelles et l’alimentation électrique.
Le gaz pour la cuisine et les ustensiles de cuisine viennent ensuite, indicateurs du dénuement absolu dans lequel les gens vivent dans une terreur extrême, jour et nuit.
Les médicaments, les kits d’hygiène pour les femmes, le soutien psychologique et la création d’emplois viennent ensuite sur leur liste.
Enfants affamés et terrifiés
Pour les enfants, les listes comprennent des couches, des espaces d’apprentissage et des espaces de jeu.
Ces produits de première nécessité se trouvent dans 3 800 camions bloqués par Israël à la frontière depuis le début du mois d’octobre. Seuls 30 camions par jour sont autorisés à entrer dans la bande de Gaza, contre 500 par jour avant le début de la guerre.
Les enfants affamés et terrifiés qui ont perdu tout ce qui leur était familier, y compris parfois leur famille entière, semblent désemparés, désespérés ou repliés sur eux-mêmes.
Les cauchemars, les pleurs, l’énurésie, la peur et la tristesse intenses et permanentes, les problèmes de concentration, les troubles du sommeil et les comportements agressifs sont très fréquents.
Les témoignages des adultes montrent qu’ils essaient d’éviter de penser ou de parler des événements traumatisants qu’ils ont vécus, qu’ils font des cauchemars et qu’ils éprouvent une forte tension émotionnelle ou des réactions physiques à tout ce qui leur rappelle un événement traumatisant.
Ils ont fait part de leurs pensées les plus intimes à ces professionnels de confiance.
Des pensées négatives sur eux-mêmes et sur les autres, un pessimisme quant à l’avenir, des problèmes de mémoire, des difficultés à entretenir des relations et des sentiments d’insécurité persistants sont largement rapportés.
En outre, ils ont eux aussi des difficultés à dormir et à se concentrer, des accès de colère et des sentiments persistants de culpabilité et de désespoir.
Ils ont des pensées suicidaires et une faible estime d’eux-mêmes, et nombre d’entre eux sont incapables de s’occuper de leurs bébés et pensent même à leur faire du mal.
Troubles sociaux
Les troubles sociaux sont particulièrement aigus chez les femmes, qui sont non seulement privées du soutien de leur famille en raison des fréquents déplacements forcés, mais qui ont souvent perdu leurs maris et leurs fils, ce qui leur fait porter de très lourdes responsabilités familiales.
La perte des hôpitaux et des soins médicaux pour la grossesse et l’accouchement laisse de nombreuses femmes face à des naissances traumatisantes, suivies d’une douloureuse incapacité à s’occuper des nouveaux bébés sans lieux sûrs, sans hygiène et sans eau, sans nourriture appropriée et sans vaccins.
Les femmes n’ont pas d’argent et sont souvent affectées en cas de divorce de leur mari en raison de problèmes familiaux liés à la guerre.
L’augmentation de la violence à l’égard des femmes et des jeunes filles sous toutes ses formes – physique, verbale et sexuelle – s’accompagne d’un fardeau de honte, de secret et de déni.
Cependant, les hommes et les femmes, en particulier les jeunes, ont soulevé la question de la violence domestique lors des réunions communautaires organisées ces dernières semaines par l’un des psychologues du GCMHP, à la fois sous des tentes et dans un nouveau centre bien structuré.
Les hommes aussi sont confrontés à de nouveaux problèmes sociaux. Leur participation aux services de première intervention est toujours risquée et parfois fatale, et les blessures sont extrêmement fréquentes.
Néanmoins, les hommes et les garçons affluent pour aider les blessés et porter les morts vers une prière de masse et un enterrement dignes. De nombreux hommes ont également été gravement blessés en accomplissant des tâches quotidiennes telles que la recherche de nourriture et de pain, la collecte d’eau et l’installation de tentes. Beaucoup ont perdu leur emploi et leur entreprise à cause de la guerre.
Des milliers de personnes ont été arrêtées, exhibées publiquement en sous-vêtements pendant des heures, emprisonnées, affamées et brutalement torturées dans des conditions déshumanisantes d’abus et d’intimidation dans des prisons israéliennes telles que Megiddo et Sde Teiman.
Traumatisme historique
La GCMHP travaille depuis longtemps avec d’anciens prisonniers d’Israël et avec leurs familles.
Le regretté fondateur, le Dr Eyad Saraj, a lui-même été emprisonné à la fois par Israël et par l’Autorité palestinienne dans les années 1990. Il a ensuite soigné des gardiens palestiniens en uniforme qui avaient mis en scène leur propre expérience des prisons israéliennes en le maltraitant, ainsi que d’autres prisonniers de l’Autorité palestinienne.
Le Dr Eyad a effectué un travail psychiatrique pionnier auprès des prisonniers et des jeunes de la première Intifada, qui avaient connu des années d’emprisonnement de leurs pères ainsi que l’humiliation par les soldats israéliens aux postes de contrôle, les raids nocturnes dans leurs foyers et l’application souvent brutale de la myriade de règles israéliennes régissant l’occupation.
Les noms des prisons israéliennes tristement célèbres, comme Khiam et Ansar (dans le sud du Liban occupé), où les Palestiniens et les Libanais des années 1980 ont été détenus dans des conditions inhumaines et torturés par la force mandataire israélienne, l’armée du Sud-Liban, sont gravés dans la mémoire collective palestinienne.
Le traumatisme historique se répète aujourd’hui.
Après la mort du Dr Saraj en décembre 2013, le psychiatre Dr Yasser Abu Jamei, qui travaillait au GCMHP depuis 2002, en est devenu le directeur.
Le Dr Abu Jamei a approfondi le travail de recherche unique du GCMHP et développé les 35 années de soutien international de la Suède, de la Norvège, de l’Allemagne, de la Suisse, de la Commission européenne, des États-Unis, de l’OCHA, du HCDH et du Fonds des Nations unies pour les victimes de la torture.
Le Dr Abu Jamei a exprimé sa gratitude à l’égard du personnel dévoué : « Le plus important, c’est qu’ils ont une culture de soutien les uns envers les autres et envers les personnes qu’ils voient – des milliers et des milliers de personnes en cette période de crise et de génocide. Les gens se sentent abandonnés par la communauté internationale, qui n’a pas fait ce qu’il fallait pour arrêter la guerre. Avec le personnel du GCMNP, ils trouvent une source de réconfort », a-t-il déclaré.
Faire face au chagrin
Les hommes de Gaza, qui ont cherché du réconfort en s’adressant au personnel du GCMNP au cours des derniers mois, ont également parlé de l’absence de médicaments pour des maladies chroniques telles que l’hyperglycémie et l’hypertension artérielle.
Ils ont également évoqué des problèmes de vie privée, tels que le manque d’espace pour pleurer ou parler de leurs sentiments et l’impuissance qu’ils ressentent dans leur vie quotidienne.
Ils ont également parlé de la difficulté de traiter leurs femmes et leurs enfants de manière calme et constaté que « la violence fait désormais partie de la vie quotidienne ».
Chez les enfants, le tabagisme, la toxicomanie, l’agressivité et le déni ont été signalés.
Les chercheurs ont également analysé les méthodes d’adaptation positives des survivants, parmi lesquelles « le contentement spirituel, la prière et la lecture du Coran ».
La communication avec les tentes voisines était importante, de même que l’accès aux conseils téléphoniques gratuits du GCMHP ou la création d’une petite entreprise.
Les équipes ont travaillé dans les tentes et les abris de Deir al-Balah et de Khan Younis, offrant des premiers soins psychologiques à 24 034 personnes au cours des huit derniers mois, et orientant 1 922 d’entre elles présentant des symptômes graves vers des services de santé mentale spécialisés.
Parmi les personnes orientées, Ahmad, sept ans, est sorti le premier jour de l’Aïd pour jouer avec ses sœurs sur un trampoline installé pour la fête. Alors qu’ils rebondissaient et riaient, ils ont été bombardés et ses deux sœurs ont été tuées, tandis qu’Ahmad souffrait d’une lésion cérébrale grave.
Une équipe du GCMHP a rendu visite à la famille et a expliqué comment Ahmad et toute la famille recevraient la visite d’un personnel spécialisé qui les aiderait individuellement à faire face à la perte dévastatrice de leurs deux filles et à la nouvelle vie d’Ahmad.
La grand-mère et les oncles, qui partagent désormais la maison familiale après avoir été déplacés, ont également été conseillés pour aider les parents à faire face à leur réalité pleine de chagrin.
Après quatre séances, la famille a fait état d’une nouvelle atmosphère de calme et de soulagement à la maison. Ahmad lui-même était sorti de sa coquille et appréciait que ses amis lui rendent visite pour jouer : « J’aime quand mes amis viennent jouer. J’aime jouer avec eux parce que c’est ennuyeux quand je suis seul », a-t-il déclaré.
Tous les membres de la famille ont déclaré avoir ressenti un soulagement dans la tente après que les humeurs agressives, les larmes et l’irritation d’Ahmad se soient dissipées.
« Il se battait avec tout le monde », a déclaré la grand-mère. » Maintenant, il vient même jouer avec moi « . La thérapie et le conseil se poursuivent pour la famille.
Des lueurs d’espoir
Un dessin poignant réalisé par Hala, 10 ans, déplacée à plusieurs reprises par la terreur, s’intitule : « L’école n’est plus un lieu d’apprentissage et de jeu ; les gens y souffrent et y meurent ».
Son dessin se trouve dans la cour d’une école de l’Unrwa où vivent des gens, avec des avions et des hélicoptères sur la bande de ciel bleu ensoleillé au-dessus de l’école.
Un char israélien et des soldats armés pointant leurs fusils occupent le premier plan, avec des corps blessés et morts et des Palestiniens en sous-vêtements, les bras au-dessus de la tête.
Après l’un des déplacements, Hala se rendait quotidiennement à l’école avec son père pour y chercher de la nourriture, car la famille y était inscrite, mais il n’y avait pas de place pour la loger.
Des foules remplissaient l’école en attendant la nourriture. Hala a été soignée pour un syndrome de stress post-traumatique (SSPT) et, grâce au dessin et à d’autres thérapies, elle a commencé à se reconstruire.
Le dessin de Sarah, 13 ans, représente une ambulance au milieu d’un bombardement et de tirs de chars venant de toutes parts. Des cadavres gisent dans des mares de sang.
Sarah a été blessée à la jambe lors d’une telle attaque israélienne et transportée à l’hôpital, portée par sa mère, puis mise sur une charrette tirée par un âne. Elle a appelé son père en criant : « Je suis en train de mourir : Où es-tu, papa ? J’ai besoin de toi. Je veux te voir pour la dernière fois avant de mourir ».
Elle et ses frères et sœurs ne savaient pas que leur père était atteint d’un cancer et recevait un traitement à l’étranger, sans pouvoir revenir à cause de la guerre.
Sarah est devenue muette après son opération et est rentrée chez elle. Elle n’a pas prononcé un mot pendant trois mois ; elle se contentait de faire des signes ou d’écrire des notes.
Sa mère a alors contacté le GCMHP, Sarah a été évaluée et un plan de psychothérapie a été mis en place. « Le dessin a été le seuil de sa guérison », a déclaré l’équipe de thérapeutes alors qu’elle commençait à se remettre des symptômes graves du syndrome de stress post-traumatique (SSPT).
Toute guérison aussi modeste est un triomphe. Elle apporte de l’espoir à la famille et rapproche la communauté, tous partageant l’impensable douleur et la perte autour d’eux dans les campements de tentes ou les écoles bondées et malmenées.
Ces équipes de professionnels de la santé mentale sont des lueurs d’espoir pour les Palestiniens.
Avec eux, le docteur Hossam Abu Safia, directeur de l’hôpital Kamal Adwan, assiégé à Beit Lahia, qui a refusé l’ordre israélien de quitter son hôpital et ses 150 patients alors que l’armée s’apprêtait à s’emparer de tout le nord de Gaza, tout comme les journalistes palestiniens qui échappent chaque jour à la mort et les éducateurs qui continuent à enseigner sous les tentes.
Ils sont l’exemple même de l’humanité déterminée qui vit à Gaza.
Les opinions exprimées dans cet article appartiennent à l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Victoria Brittain a travaillé au Guardian pendant de nombreuses années et a vécu et travaillé à Washington, Saigon, Alger, Nairobi, et a fait des reportages dans de nombreux pays d’Afrique, d’Asie et du Moyen-Orient.
Traduction : JB pour l’Agence Média Palestine
Source : Middle East Eye