Même aujourd’hui, dans un moment qui devrait être joyeux, nous ne pouvons penser qu’à nos pertes : fêter l’anniversaire d’un enfant, accueillir dans la gaité la nouvelle année, voire partager le simple plaisir de se réunir en famille sans craindre la mort aux mains d’Israël, cette mort qui nous hante en permanence.
Par Tareq S. Hajjaj, le 1er janvier 2025
Tout était comme il se doit ; la maison était spacieuse, remplie de soleil, de chants d’oiseaux et de fleurs. La pluie mouillait les arbres de la cour et l’odeur du sable mouillé se répandait dans la maison. La famille élargie s’est vite rassemblée, la maison se remplissant ainsi de grands-parents, de leurs enfants et de leurs petits-enfants. Mon fils aîné rampait au sol, se déplaçait d’un endroit à l’autre, s’appuyant sur les murs et les meubles pour assurer ses premiers pas. Je le regardais en pensant au bel avenir qui l’attendait, impatient de le voir devenir un jeune garçon expérimentant le penser et le parler.
Tout semblait possible. Nous avions une maison. Nous avions une terre – une terre qui nous revenait de nos ancêtres. Nous connaissions chacun de nos voisins, chacune de nos voisines, et tous les habitants du quartier. Nous vivions une vie simple, pas toujours facile — mais nous nous efforcions d’être heureux et de créer du bonheur dans nos foyers au moyen des choses les plus simples, comme les fêtes d’anniversaire pour nos enfants. Mon fils Qais était né, j’avais hâte de fêter son premier anniversaire – mais voilà que la guerre est arrivée.
Ce premier anniversaire, en décembre dernier, nous l’avons fêté dans une maison abandonnée de Rafah, où nous avions trouvé refuge après que la guerre nous ait contraints au début du mois d’octobre à quitter notre maison. C’était une petite fête. J’ai essayé de rassembler tous les enfants déplacés dans une même maison de trois étages, et de leur offrir ce qu’il fallait pour connaître quelques heures de bonheur sans frayeur, protégés du vacarme des bombardements et des bombes.
En dépit des obstacles- comme chercher une bougie ou les ingrédients d’un gâteau dans les rues pendant des heures, les bombes pleuvant autour de moi, – ce fut un moment de grâce. Je me suis senti heureux en regardant les enfants des autres familles, ici réunis, passer un long moment à jouer avec mon fils Qais. Impossible, cependant, de taire la tristesse qui m’habitait. J’aurais tant voulu qu’il fête son premier anniversaire chez lui, dans notre maison de Gaza City, avec ses oncles et ses cousins, cousines, avec les enfants aussi qui jouaient avec lui avant la guerre. Mais aucun d’entre eux n’était là ; je fus déplacé à Rafah, et eux tous et toutes à Khan Younis. Tout au long de la guerre, nous ne nous sommes rencontrés que quelques fois.
Hamoud, mon neveu, était le meilleur copain de Qais. Il passait toute la journée avec lui dans notre maison à Gaza. Lorsque Qais faisait la sieste, Hamoud n’avait de cesse de frapper à notre porte pour demander des nouvelles de Qais, jusqu’à ce que, résigné, il s’assoit dans le salon pour guetter son réveil. En attendant, il se promenait dans la maison, ramassant par ci par là des bonbons et des jouets que j’avais toujours à la maison en prévision des visites de mes nièces et de mes neveux.
L’arrivée de Qais a inauguré un début de stabilité dans ma vie. La veille de mon mariage, j’avais décroché un bon emploi chez Mondoweiss et, à ce moment-là, j’avais l’impression que Dieu prenait soin de la famille.
Je me réjouissais de recevoir les « invités » de Qais dans notre maison de Gaza, et j’aimais le voir parmi les enfants qui jouaient et riaient ; il était le plus jeune petit-enfant de la famille, et tous l’aimaient et cherchaient sa compagnie. Je me plaisais à imaginer le jour où, encore enfant, il irait à l’école accompagné par son cousin Hamoud. Mais la guerre a déchiré la grande famille et forcé chaque personne avec sa famille proche et ses enfants, au déplacement vers des endroits divers. Hamoud est resté dans les camps de déplacés de la bande de Gaza, et Qais a entamé un parcours d’asile et de vie en exil au Caire.
Le mois dernier, Qais a fêté son deuxième anniversaire, cette fois au Caire, entouré uniquement de ma femme et moi. Nous avions un gâteau d’anniversaire sur une petite table ronde, des bougies, des décorations, des ballons, et nous avons chanté dans la maison toute la journée. À la fin, cependant, ma femme et moi ne pouvions nous empêcher de nous dire que si cet anniversaire avait eu lieu dans notre maison à Gaza, il aurait été plus beau, embelli encore par la présence des enfants de la famille étendue qui aimaient tant Qais et recherchaient toujours sa compagnie.
L’idée que notre fête aurait dû avoir lieu dans notre maison de Gaza loin de la solitude de l’exil ne nous lâchait pas. Revenaient en mémoire malgré nous, les moments que la grande famille passait chez nous avec nous, la chambre que nous lui avions préparée, les jouets qui s’y trouvaient, ses vêtements que nous avions égarés pendant le déplacement, son petit lit en bois, ses photos accrochées au mur, et l’aire de jeux dans la cour. Tous les moments heureux que nous avons vécus en famille dans cette maison se sont transformés en un chapelet tragique de souvenirs.
La guerre nous ôté tout bonheur en nous privant de notre patrie, de nos familles et de nos amis ; elle a détruit nos vies et jusqu’aux souvenirs de celles-ci. Ils ont détruit nos maisons et nos villes. Tout ce que nous possédions et ce pour quoi nous avions travaillé dur n’est plus que souvenir douloureux. Même aujourd’hui, dans un moment qui devrait être joyeux, nous ne pouvons penser qu’à nos pertes : fêter l’anniversaire d’un enfant, accueillir dans la gaité la nouvelle année, voire partager le simple plaisir de se réunir en famille sans craindre la mort aux mains d’Israël, cette mort qui nous hante en permanence.
Tareq S. Hajjaj est le correspondant de Mondoweiss à Gaza et membre de l’Union des écrivains palestiniens. Il a étudié la littérature anglaise à l’université Al-Azhar de Gaza. Il a commencé sa carrière dans le journalisme en 2015 en tant que rédacteur et traducteur pour le journal local Donia al-Watan. Il a fait des reportages pour Elbadi, Middle East Eye et Al Monitor. Suivez-le sur Twitter à @Tareqshajjaj.
Source : Mondoweiss
Traduction : BM pour Agence média Palestine