Passages à tabac, maladies, humiliations : l’année d’un médecin palestinien dans les prisons israéliennes

Détenu sans inculpation, le Dr Mahmoud Abu Shahada a subi des mois de violences physiques et psychologiques après son arrestation lors du raid israélien sur l’hôpital Nasser de Gaza.

Par Ruwaida Kamal Amer, le 18 février 2025

Dr Abu Shahada après sa libération de détention israélienne, janvier 2025. (Avec l’autorisation de Mahmoud Abu Shahada)



Dans la confusion des nombreuses attaques de l’armée israélienne contre les installations médicales dans la bande de Gaza au cours des 18 derniers mois, il est facile de perdre de vue leur impact humain. L’histoire du Dr Mahmoud Abu Shahada, chef du service d’orthopédie du Nasser Medical Complex à Khan Younis, permet de révéler leur brutalité et leur cruauté arbitraires.

Abu Shahada faisait partie des 70 membres du personnel médical arrêtés avec des dizaines de patients le 17 février 2004, lors de l’invasion de l’hôpital par Israël. Ces arrestations ont été le point culminant d’un siège de près d’un mois contre le deuxième plus grand établissement médical de Gaza, où les troupes ont tiré sur l’hôpital et sa cour, démoli le mur nord du complexe, pris pour cible ses réservoirs d’eau et coupé l’électricité.

Abu Shahada n’avait pris aucune part aux combats, selon son avocat, mais Israël l’a détenu pendant près d’un an, le soumettant à des abus persistants et le forçant à vivre dans des conditions difficiles. À la suite d’un appel devant la Cour suprême d’Israël, Abu Shahada a finalement été libéré le 10 janvier. Il s’est entretenu avec +972 peu après, dans le cadre d’une interview qui a été modifiée pour des raisons de longueur et de clarté.

Pouvez-vous vous présenter ?

Je m’appelle Mahmoud Abu Shahada et j’ai 42 ans. Je travaille au Nasser Medical Complex en tant que consultant et je dirige le service d’orthopédie depuis 2017. Je travaille au ministère de la Santé depuis 2009.

Comme tous les habitants de Gaza, j’ai vécu de nombreuses guerres et j’ai soigné des patients blessés par les forces israéliennes lors des manifestations de la Grande Marche du retour. Mais rien n’a été aussi intense, brutal et barbare que cette guerre, avec tant de déplacements et de destructions.

Parlez-nous de votre vie avant la guerre et de la façon dont elle a changé après le 7 octobre.

Avant le 7 octobre, nous menions une vie tranquille. Du matin jusqu’à 14 heures, j’étais à l’hôpital pour travailler. Ensuite, je passais du temps avec ma famille. De la fin de l’après-midi jusqu’au soir, je travaillais dans ma clinique privée, sauf le jeudi, qui était mon jour de congé. Ce jour-là était réservé à mes enfants et à ma femme et nous étions toujours occupés ; nous sortions dîner à l’extérieur. C’était une belle journée que nous attendions toujours avec impatience. Nous évacuions l’énergie négative et les pressions du travail et de la vie.

Après le 7 octobre, je travaillais beaucoup à l’hôpital. Nous préparions les équipes médicales à recevoir les blessés. Mes enfants étaient à la maison, près de la branche sud de l’université islamique, et je leur rendais visite deux fois par semaine.

Cependant, le 5 décembre 2003, l’invasion terrestre a commencé à Khan Younis. Cela a été très difficile pour moi car j’étais loin de la maison alors que les chars israéliens s’en approchaient. Ma famille a eu du mal à évacuer ce matin-là, mais ils sont allés s’installer à l’hôpital européen [juste à l’extérieur de la ville].

J’ai continué mon travail au centre hospitalier de Nasser et j’allais voir ma famille une fois par semaine. Je passais une journée avec eux, puis je retournais travailler en alternance avec les médecins qui rendaient également visite à leur famille à l’hôpital européen pendant la journée. Cette situation a duré jusqu’au début du mois de février, lorsque Israël a commencé à assiéger l’hôpital Nasser, et mes enfants ont insisté pour être près de moi.

Pouvez-vous décrire ce qui s’est passé avant le raid israélien ?

Dans la soirée du 15 février, les forces israéliennes ont pris pour cible l’une des salles du service d’orthopédie, à côté de mon bureau. L’hôpital tout entier était dans un état de peur. L’armée nous a ordonné d’évacuer les personnes déplacées et les patients qui pouvaient marcher, ne laissant que les médecins et les patients immobiles.

J’ai eu beaucoup de mal à dire au revoir à mes enfants, mais j’avais très peur de ce qui pourrait leur arriver s’ils restaient. Ils sont partis avec ma femme à l’aube par le couloir humanitaire. Je n’oublierai pas ce moment pluvieux où nous nous sommes séparés sans connaître le sort de l’autre.

Que s’est-il passé le jour de votre arrestation ?

Les soldats ont aligné tous les médecins devant le bâtiment administratif et nous ont ordonné d’enlever nos vêtements. Ils ont vérifié notre identité, nous ont bandé les yeux, nous ont menottés et nous ont conduits dans le sous-sol de l’un des bâtiments, où ils nous ont humiliés, insultés et sévèrement battus.

Du vendredi après-midi au samedi matin, nous avons enduré une nuit difficile de coups et d’abus. Il faisait froid et nous étions nus et ils nous aspergeaient d’eau froide. À l’aube, ils nous ont chargés dans de grands camions découverts et nous ont transportés vers des centres de détention. Ils roulaient vite et je pouvais sentir le camion trembler à cause de la rugosité de la route.

Des Palestiniens détenus par les forces israéliennes à Beit Lahiya, au nord de Gaza, sont emmenés dans un camion militaire, le 7 décembre 2023. (Réseaux sociaux)



Pendant le transport, ils nous ont de nouveau aspergés d’eau froide et frappés jusqu’à ce que nous arrivions dans les centres de détention. Ils nous ont fait sortir des camions de manière très humiliante et nous ont de nouveau frappés, avant de vérifier une fois de plus nos identités et de nous habiller avec un pantalon et un pull.

Les centres de détention étaient entourés de barbelés et de chaînes, ressemblant à des cages. Ils nous ont mis dans des cellules de détention et chacun avait un matelas d’un centimètre d’épaisseur sur lequel nous étions assis toute la journée, toujours menottés et les yeux bandés. Pendant deux mois, nous avons été constamment transférés dans des salles d’interrogatoire, tout en étant soumis à des humiliations et à la torture.

Nous avons ensuite été transférés au camp d’Ofer, qui se composait de nombreuses pièces contenant chacune environ 15 à 20 prisonniers. Nos mains étaient menottées et ce n’est qu’après deux jours entiers qu’ils nous ont retiré les bandeaux. Les coups et les mauvais traitements ont continué. Deux ou trois fois par jour, des soldats masqués entraient et nous déplaçaient de pièce en pièce, nous frappant et nous humiliant, tout en prenant toute la nourriture et l’eau et en les jetant dehors.

Comment s’est passée votre expérience en prison ?

J’ai passé environ trois mois à Ofer. Ils nous donnaient trois repas par jour : quatre petits morceaux de pain et une cuillerée de yaourt ou une demi-cuillerée de confiture. C’était de la nourriture inutile. Leur but était peut-être de nous maintenir en vie, et pas grand-chose d’autre. Quant à l’hygiène personnelle, c’était très mauvais. Ils ouvraient l’eau dans les salles de bains une fois toutes les deux semaines pour nous doucher sans savon, sans shampoing, sans dentifrice et sans brosse à dents. Nous souffrions beaucoup quand nous allions aux toilettes.

Après trois mois, nous avons été transférés à la prison de Negev [Ketziot], où nous avons subi encore plus de coups et d’abus. J’avais de graves contusions au niveau de la poitrine et des côtes cassées, et des blessures aux mains dues aux chaînes.

Quand je suis arrivé à [Ketziot], les autres détenus souffraient de maladies de peau, de pus et d’infections graves. Au bout d’un certain temps, les infections se sont propagées à nous. Nous étions malades, fatigués et faibles au point de ne plus pouvoir nous tenir debout et d’avoir des vertiges.

Le pire, c’était la douche et l’hygiène personnelle. Ils coupaient l’eau pendant de longues heures, y compris l’eau potable. L’eau des douches était froide. Nous étions obligés de l’utiliser pour notre hygiène personnelle, mais nous souffrions de maladies.

Nous recevions des nouvelles des nouveaux détenus qui arrivaient de Gaza. Ils nous disaient que la guerre continuait, que les destructions et les tueries avaient augmenté de plusieurs fois et qu’il y avait la famine. Nous étions très tristes pour nos familles et priions pour que la guerre se termine et que nous soyons en sécurité, nous et nos familles.

Lorsque d’autres détenus étaient libérés, ceux d’entre nous qui restaient leur demandaient d’envoyer des messages à nos familles pour les rassurer sur notre état de santé. Nous avions l’habitude de mentir et de dire que nous étions en bonne santé et que tout allait bien malgré les conditions difficiles et les maladies, car nous savions que la vie à l’extérieur de la prison était également difficile, entre les déplacements et la famine.

Le 6 juin, après quatre mois et demi de détention, j’ai pu rencontrer mon avocat, Khaled Zabarqa, qui m’a rassuré au sujet de ma famille. Il m’a dit que, d’après mon dossier, aucune charge n’était retenue contre moi et que j’étais prisonnier de guerre. Il m’a expliqué qu’il serait à mes côtés lors de la prochaine audience et qu’il essaierait d’obtenir ma libération.

La visite suivante de Zabarqa n’a pas eu lieu avant le 17 septembre. Pendant toute la durée de ma détention, je n’ai eu droit qu’à ces deux visites avec mon avocat. Il a présenté une demande de traitement médical lorsqu’il a vu que ma santé était mauvaise. Ils lui ont dit qu’ils me traiteraient, mais ils ne l’ont pas fait.

Le 30 septembre, j’ai eu une autre audience au tribunal. Ils m’ont dit qu’aucune charge n’était retenue contre moi, mais le parquet a demandé une prolongation de ma période de détention pour « aide » ou « affiliation » au Hamas. Ils considéraient tout employé [du secteur public] comme membre du Hamas, donc en raison de mon travail à l’hôpital, ils me considéraient comme membre d’une organisation terroriste.

Après que les autorités israéliennes ont prolongé à nouveau ma détention administrative, mon avocat a fait appel de la décision devant la Cour suprême. Trois mois plus tard, le 31 décembre, j’ai eu une autre audience et j’ai été transféré au centre de détention de Sde Teiman. Là, j’ai été placé à l’isolement mais j’ai reçu un traitement médical pour la première fois.

Pouvez-vous nous parler du moment de votre libération ?

Le 10e jour de mon traitement, le 10 janvier 2025, ils m’ont enlevé mes menottes et mes bandeaux tôt le matin et m’ont transféré au passage de Karem Abu Salem [Kerem Shalom]. Il y avait des voitures de la Croix-Rouge là-bas et ils m’ont dit d’aller vers elles. C’était une sensation indescriptible – je ne pouvais pas marcher [à cause de l’émotion]. J’ai beaucoup pleuré parce que je respirais enfin la liberté. Pour la première fois, j’ai vu le ciel sans barreaux.

Je me suis rapidement dirigé vers le véhicule de la Croix-Rouge, qui m’a conduit à l’hôpital européen de Gaza. J’étais très fatigué et ils m’ont suggéré de passer des examens médicaux, mais j’ai refusé et je suis rentré chez moi. La seule chose à laquelle je pensais était de rentrer chez moi et de voir ma famille après avoir passé un an en prison.

Les heures qui ont suivi ma libération ont été des heures de joie mêlée de douleur. J’étais heureux que ma famille aille bien, mais attristé par la destruction que j’ai vue et le nombre de parents et d’êtres chers qui ont été martyrisés. Et j’aurais souhaité que tous les prisonniers soient avec moi ce jour-là pour goûter à la liberté.

Le lendemain de ma libération, je suis retourné à l’hôpital pour passer le reste des examens médicaux. Ils m’ont mis sous perfusion parce que j’étais anémique, je souffrais d’une carence en protéines et j’avais les membres enflés. Mais je n’ai pas voulu rester à l’hôpital parce que mes sœurs sont médecins et que j’avais la possibilité de terminer le traitement à la maison.

Maintenant, je vais mieux physiquement et psychologiquement, mais j’aspire toujours à la libération des autres prisonniers palestiniens. Je sais ce que signifie être en prison, être soumis à la torture et à l’humiliation.

Comment s’est passé le retour progressif à la vie à Gaza ?

Je ne pouvais pas supporter de ne pas soigner de patients, alors [après un certain temps à la maison] je suis retourné au Centre médical Nasser. Ce fut un moment difficile ; j’en avais la chair de poule. J’ai vu les endroits où j’avais passé tant de temps et je me suis souvenu du moment de mon arrestation et des tortures que j’y avais subies.

J’étais très heureux que le complexe fonctionne à nouveau, même si, bien sûr, il n’est pas aussi performant qu’avant. J’espère que nous pourrons à nouveau servir notre peuple, les malades et les blessés, à pleine capacité, voire mieux qu’avant.

Comment envisagez-vous l’avenir ?

Nous ne savons pas ce que l’avenir nous réserve. L’ampleur des destructions, la vie sous tente, la pluie et le froid, les prix élevés, le manque d’eau, de services et de nombreux autres produits de première nécessité font qu’il est difficile de penser à ce qui attend Gaza. Nous espérons que les choses s’amélioreront et que nous pourrons reprendre notre vie quotidienne.

Comment percevez-vous la réaction du monde face au sort des médecins de Gaza ?

Malheureusement, depuis le début de la guerre jusqu’à aujourd’hui, nous, les médecins, avons perdu tout intérêt à transmettre des informations au monde, car il reste silencieux face aux massacres et à la destruction à Gaza. Il est honteux que le monde et les organisations de défense des droits de l’homme voient ce qui se passe et ne fassent rien pour sauver Gaza et sa population. Mais nous espérons toujours qu’il y aura une réponse à notre appel constant à l’aide à ceux qui ont à cœur de sauver ce qui reste.


Dans une déclaration à +972, un porte-parole de l’armée israélienne a affirmé qu’elle « agit conformément au droit israélien et international pour faire respecter les droits des individus dans ses centres de détention ». Le porte-parole a ajouté que les détenus bénéficient de « contrôles médicaux réguliers », ainsi que de « produits d’hygiène selon les besoins » et de « trois repas par jour, dans des types et des quantités approuvés par un nutritionniste pour maintenir leur santé ».

+972 a également contacté l’administration pénitentiaire israélienne pour obtenir des commentaires ; leur réponse sera ajoutée si et quand elle sera reçue.


Ruwaida Kamal Amer est une journaliste indépendante de Khan Younis.

Traduction : JB pour l’Agence Média Palestine
Source : +972 Magazine

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