Partie 1 – Sciences Po Paris
Les luttes étudiantes sont celles qui ont su, historiquement, inverser les rapports de force au sein d’un mouvement social. Cela explique peut-être pourquoi elles subissent souvent une répression tout aussi spectaculaire. Depuis octobre 2023, les étudiant·es se sont massivement positionné·es en soutien avec la lutte du peuple Palestinien, mais le mouvement peine à trouver un écho, subissant une répression en interne par les directions d’établissement mais également policière et juridique, tout en étant largement silencié par les médias.
L’Agence Média Palestine proposera, tout au long du printemps, un vaste dossier qui viendra décrire les luttes spécifiques aux différents campus universitaires et leurs fronts communs, leurs perspectives et leurs obstacles. Pour entamer ce dossier, nous avons rencontré des étudiantes de l’université de Sciences Po Paris, impliqué·es dans les deux collectifs qui y animent la mobilisation pro-palestinienne.
Par l’Agence Média Palestine, le 22 avril 2025

En raison des graves pressions imposées par la direction de l’établissement sur les militant·es, les étudiant·es ont souhaité nous parler sous le couvert de l’anonymat, nous avons donc modifié les prénoms.
Au cours de notre rencontre, les militantes nous décrivent une mobilisation forte, avec des actions hebdomadaires qui rencontrent de nombreux soutiens d’une part, et une répression féroce de l’autre. Bien que cela ne soit pas toujours facile tant la répression rythme les actions et contraint leurs modalités, il nous semble important de bien séparer ces deux faits : bien souvent les récits inquiétants de la répression font taire ceux, inspirants, de la mobilisation.
Depuis près de 2 ans, la mobilisation étudiante n’a pas faibli à Science Po Paris. Les revendications sont énoncées depuis le début : un positionnement clair de la direction exigeant un cessez-le-feu immédiat et condamnant les crimes et l’occupation israélien·nes, la rupture des partenariats avec des universités ou organismes complices de l’oppression du peuple palestinien, davantage de contenu académique sur la Palestine et l’arrêt de la répression du mouvement étudiant.
Le mouvement à Science Po Paris s’articule principalement autour de deux collectifs : Students for Justice in Palestine (SJP) d’une part, initiative étudiante créée en septembre 2023, soit avant le début de la campagne génocidaire d’Israël à Gaza, qui a par la suite pris le statut d’association loi 1901 ; et le Comité Palestine Sciences Po d’autre part, créé peu après le début du génocide, qui s’articule principalement autour d’actions non violentes visant à établir un rapport de force avec la direction. Ces actions sont aussi bien symboliques que perturbatrices, allant de l’affichage dans les couloirs au blocage des campus, en passant par le dérangement d’événements publics de l’université.
Le Comité est né du constat que les négociations entamées par le SJP ne disposaient pas d’un rapport de force suffisant du fait de son statut d’association, qui ne permet pas l’anonymat de ses membres, et de son répertoire d’action. « Le Comité a donc été créé sans statut juridique et existe dans une forme d’anonymat, en réaction au génocide bien sûr mais aussi pour dénoncer la complicité de Science Po, à travers des actions coup de poing, organiser des événements et des actions pour sensibiliser sur l’urgence de la situation, parvenir à des négociations et imposer nos revendications . »
Une mobilisation créative et sans relâche
La mobilisation à Science Po est à l’image des études dispensées, et consacre une partie importante de ses activités à l’élaboration d’un espace de discours, d’analyse et de débat. Le SJP organise de nombreux événements de sensibilisation et de protestation, notamment des conférences, qu’il peut organiser dans les locaux de l’université en sa qualité d’association étudiante. Ces conférences invitent des universitaires, des militant·es et des spécialistes pour fournir une analyse approfondie des enjeux de la lutte pour la libération de la Palestine, participant ainsi activement à la vie du campus universitaire, dans l’esprit même de l’université Science Po, qui se targue sur son site internet de « former des citoyens conscients du bien commun, capables de transformer la société » et de « produire des savoirs qui expliquent le monde d’aujourd’hui ». Outre ces cycles de conférence, des formats plus proches de l’éducation populaire sont régulièrement proposés, comme des « teach in », forme d’éducation populaire qui propose aux étudiant·es de s’entre-former sur un sujet. Ces formats plus légers à organiser permettent une plus grande autonomie avec l’université et une approche plus directe des sujets abordés.
Au printemps 2024 alors que le génocide en Palestine fait rage depuis 5 mois à Gaza, la mobilisation étudiante grandit partout dans le monde, et Science Po Paris ne fait pas exception, et les modes d’actions se font plus frontaux. La direction refusant d’écouter leurs revendications, les étudiant·es décident collectivement d’occuper l’amphi Boutmy le 12 mars.
« Le but c’était d’arrêter le fonctionnement normal de l’école, pour pouvoir avoir un moyen de pression et obtenir de la direction qu’elle écoute nos revendications, » explique Taos. C’est lors de ce blocage que les étudiant·es attirent enfin l’attention médiatique, bien que principalement hostile : en effet, ce blocage est immédiatement accompagné d’une vague d’accusations d’antisémitisme, aussi infamantes qu’infondées. Le premier ministre de l’époque Gabriel Attal se déplace même pour soutenir cette version, bien qu’elle n’ait jamais été démontrée.
L’attention médiatique a néanmoins l’effet de multiplier les actions et d’augmenter la pression sur la direction ; les étudiant·es ajoutent : « Dans une école qui prétend être un espace de dialogue mais méprise nos revendications, l’attention médiatique est aussi pour nous un moyen de pression pour que le directeur nous écoute. »
Négociations avec la direction : la « catastrophe »
Cette méthode finit par porter ses fruits car le directeur accepte enfin d’ouvrir la discussion. Le SJP sera reçu par le directeur le 16 avril 2024 puis, au lendemain de la première occupation évacuée par la police du 26 avril, le SJP et le Comité seront reçus par l’administration. Mais au cours de ces entretiens, la direction et l’administration de Science Po Paris ne retiennent que le caractère illégal de certaines actions, sans jamais expliquer l’absence de dialogue ayant mené à ces modalités ni répondre sur les revendications des étudiant·es.
« Il y a eu un vrai retournement de la violence, alors que c’était au lendemain de la première intervention musclée des forces de l’ordre pour déloger une de nos occupations. Au lieu d’écouter nos revendications, le directeur nous a formulé une série de reproches, » raconte Taos.
« Négocier, c’est aussi prendre des risques individuellement, en tant qu’étudiant » ajoute Nabila. « C’est se rendre visible par la direction, qui va exercer une pression en désignant les personnes qui négocient comme les instigateurs du mouvement, alors que nous ne sommes que des porte-parole. L’an dernier, la direction avait garanti que les étudiant·es qui participeraient à ces négociations seraient protégés, mais ces personnes ont fini par recevoir des sanctions disciplinaires, pour avoir participé aux occupations. »
Les sanctions disciplinaires sont formulées à l’issue d’une enquête qui peut durer plusieurs années. Elles peuvent aller du blâme, à l’exclusion en passant par les travaux d’intérêt généraux. La direction cible surtout les étudiant·es qui sont identifié·es comme membres du Comité, bien que celui-ci, n’ayant pas d’existence légale, n’a pas non plus de membres à proprement parler.
Les deux étudiant·es qui ont participé à la discussion avec Jean Bassière sont donc visé·es par des sanctions disciplinaires, contrairement aux engagements pris, la direction considérant leur participation aux discussions comme un indicateur de leur participation aux blocages. Une cinquantaine d’étudiant·es ont également été l’objet des ces mesures suite aux occupations. Les accusations vont de l’occupation illégale des locaux à l’utilisation du terme « Intifada ». Mais outre ces sanctions, dont les enquêtes n’ont pas encore abouti, la direction de Paris Science Po a également généralisé ces derniers mois une nouvelle pratique de sanction immédiate en saisissant l’outil d’un « interdiction d’accès aux locaux pendant une durée déterminé » pour « potentiel trouble à l’ordre public ».
Une répression grave et inédite
La répression, et le refus de la direction de poursuivre un dialogue à l’issue de ce rendez-vous « catastrophique » en mars 2024, poussera le mouvement étudiant à adopter des stratégies plus offensives, notamment par la perturbation des activités de l’université, à l’initiative du Comité. « Ce que la direction veut éviter, et donc le seul moment où elle accepte de discuter, c’est quand son image est ternie. »
Les étudiant·es multiplient donc les actions visibles, notamment au « forum des carrières » où des entreprises partenaires sont invitées chaque année. Des pancartes d’entreprises cibles de BDS telles que l’Oréal ou Carrefour recouvertes de mains rouges représentant leur complicité dans le génocide israélien à Gaza ont dérangé les investisseurs, qui ont menacé d’arrêter leurs partenariats. « C’est à la suite de cette action-là qu’il y a eu les premières expulsions provisoires, parce que c’était la première fois qu’on avait un réel impact sur les investisseurs de Science Po. »
Cette sanction – l' »interdiction d’accès aux locaux pendant une durée déterminé » pour « potentiel trouble à l’ordre public », qualifiée parmi les étudiants de « bannissement » – est une véritable innovation en matière de répression, ironisent Taos et Nabila : le dispositif d’interdiction d’accès aux locaux est à l’origine destiné à suspendre un·e élève accusé·e d’agression sexuelle. Ce cadre permet à la direction de suspendre arbitrairement, sans passer par une enquête, les étudiant·es, pour une durée pouvant aller jusqu’à trente jours. La sanction portant sur un agissement « potentiel », il est impossible à l’étudiant·e visé·e de contester sa suspension.
Cette forme de sanction a été appliquée 7 fois depuis la rentrée scolaire dernière, nous explique Nabila. Les quatre premier·es étudiant·es visé·es ne participaient même pas à une action mais la filmaient. Cette nouvelle forme de répression pèse comme une menace sourde sur les étudiant·es sensibles à la cause palestinienne. « L’année dernière, on portait à peine un masque, mais cette année, avec la répression, on prend beaucoup plus de précautions pour protéger notre anonymat. Sur les actions, on porte des keffiehs, lunettes, masques, parfois même des gants pour qu’on ne puisse pas nous identifier à la couleur de notre peau, » nous confie le Comité.
Depuis notre entretien, 3 nouveaux élèves ont été visé·es par cette sanction, cette fois pour une durée indéterminée qui pourrait durer jusqu’à la fin de l’enquête disciplinaire, qui peut prendre plusieurs années. Il est reproché à ces étudiant·es d’avoir « perturbé » l’établissement, notamment par leur participation à une Agora et à un sit-in la semaine dernière, et d’avoir peint une banderole qui comprenait les termes « anti-sioniste » et « intifada ». Un nouveau cap franchi dans la répression systématique de la parole anti-sioniste et de soutien à la lutte des Palestinien·nes.
En début d’année, le nouveau directeur Luis Vassy accepte une réunion avec les militant·es du SJP, qui présente alors un document avec toutes ses revendications, appuyées d’arguments juridiques. Le directeur formule alors un refus catégorique d’accéder à ces demandes, avant de menacer d’attaquer en diffamation les étudiant·es utilisant le slogan « Science Po complice ».
Le directeur témoigne, dans ses échanges avec les étudiant·es, d’un profond mépris de la mobilisation, qu’il rabaisse à un « caprice d’enfants gâté·es ». Lui même s’affirme « lassé de la cause palestinienne » et reproche aux militant-es d’invisibiliser « d’autres causes », de monopoliser la parole et l’espace. « Vous vous pensez courageux ? Vous ne l’êtes pas », lancera-t-il aux étudiant·es mobilisé·es venus perturber la conférence « Paris Dialogue on the future of Higher Education », en présence de directeurs d’autres universités internationales.
« Luis Vassy a été nommé à la direction pour redorer l’image de Science Po après les blocages et actions perturbatrices de l’an dernier. Il a été élu pour réprimer les étudiants, rassurer les investisseurs et montrer aux médias que tout va bien à Science Po. Il utilise beaucoup le discours de la défense de la liberté d’expression, de la démocratie, mais on voit clairement que c’est un positionnement politique, et la défense de ses intérêts, » explique Nabila.
Faire taire, puis interdire le silence
Un dernier exemple, particulièrement ironique, de la détermination des étudiant·es et de leur répression systématique, est l’interdiction aux étudiant·es de Science Po Paris de respecter une minute de silence pour Gaza : tous les jeudis à 12h15, pendant huit mois (date à laquelle le rendez-vous a été interdit par la direction), le SJP propose une minute de silence pour Gaza dans la « Péniche », espace ouvert pouvant être librement utilisé par les associations étudiantes. Il s’agit d’un court moment hebdomadaire organisé sur un temps intercours, pour que les étudiant·es qui le souhaitent effectuent une minute de recueillement, souvent suivie de chants et de discours.
Luis Vassy a décidé d’interdire ces minutes de silence dans l’espace « péniche », imposant qu’elles se déroulent dans une salle fermée car elles « portent atteinte à la sensibilité des étudiant·es ». Il a expliqué que des élèves pourraient se sentir menacé·es par la présence visible de cette forme de solidarité avec le peuple palestinien victime d’un génocide.
Une fois de plus, la direction suggère que la solidarité avec la Palestine ne serait qu’une opinion, voire une croyance, qu’il conviendrait de garder pour soi pour ne pas heurter les autres. Cette silenciation par le mépris reflète bien le positionnement de la direction.
Le silence imposé par tous les moyens
Le silence imposé par les moyens répressifs disciplinaires, policiers et judiciaires médiatique est d’autant plus vertigineux qu’il se fait dans un silence médiatique quasi-total. Outre le relais de polémiques inflammatoires et infondées, les médias font effectivement peu de cas de cette mobilisation étudiante, pourtant presque quotidienne.
Lors d’interventions policières spectaculaires, certains médias s’étaient émus du caractère inédit de la répression, arguant que jamais dans l’histoire de Science Po un directeur n’avait appelé la police pour déloger une occupation de ses locaux par ses étudiant·es. Mais cet émoi, soutenu par une grande partie du corps enseignant, portait surtout sur la défense des libertés institutionnelles, nous expliquent les étudiant·es. La solidarité avec la Palestine, les revendications et les actions des étudiant·es, elles, ne sont pas relayées.
