Comment continuer à vivre à Gaza quand tout vous pousse à abandonner ?

« J’ai connu une douleur inimaginable, celle de la perte et des blessures, mais je continue. Je veux vivre.« 

Par Eman Abu Zayed, le 5 mai 2025

Une femme palestinienne dans un bâtiment détruit après le retrait des forces israéliennes d’une partie du camp de réfugiés de Nuseirat, dans le centre de la bande de Gaza, le 29 novembre 2024 [Reuters/Abd Elhkeem Khaled]


Avant la guerre, ma vie était simple. Comme beaucoup de jeunes femmes à Gaza, j’étais animée par un mélange d’ambition et d’anxiété. Je rêvais d’obtenir mon diplôme avec mention à l’université islamique et de devenir écrivaine. Je craignais que les attaques incessantes et l’instabilité à Gaza ne m’empêchent d’une manière ou d’une autre de poursuivre mes études et ma carrière d’écrivaine.

Cependant, je n’aurais jamais imaginé que tout ce que je connaissais – ma maison, mon université, mes amis, ma routine quotidienne et ma santé – pouvait disparaître, me laissant seule dans ma lutte pour survivre.

Lorsque la guerre a éclaté, nous pensions qu’il s’agissait simplement d’une nouvelle vague de combats, l’une des nombreuses escalades auxquelles nous étions habitués à Gaza. Mais cette fois-ci, quelque chose semblait différent. Les explosions étaient plus proches, plus fortes et plus longues. Nous avons rapidement compris que ce cauchemar n’allait pas prendre fin, mais qu’il allait empirer.

Le 27 décembre 2023, nous avons reçu notre premier « ordre d’évacuation ». Nous n’avons pas eu le temps de réfléchir. À peine avions-nous commencé à rassembler quelques affaires que le bruit des bombardements s’est intensifié. Les étages supérieurs de l’immeuble où nous vivions étaient pris pour cible.

Nous avons fui le bâtiment à toute vitesse, emportant seulement un petit sac. Mon père poussait ma grand-mère dans son fauteuil roulant, tandis que je tenais la main de mon petit frère et courais dans la rue, sans savoir où nous allions.

Le quartier ressemblait à une scène tirée d’un film d’horreur : les gens couraient, criaient, pleuraient et emportaient avec eux ce qui leur restait.

La nuit est tombée et nous avons trouvé refuge chez un parent. Nous étions seize à dormir dans une seule pièce, sans intimité ni confort.

Le lendemain matin, nous avons pris la difficile décision de nous réfugier dans l’un des camps de déplacés déclarés « zone humanitaire ». Nous n’avions presque rien. Il faisait un froid glacial, l’eau était rare et nous n’avions que quelques couvertures. Nous nous lavions, nettoyions et cuisinions avec des moyens rudimentaires. Nous allumions des feux et préparions nos repas comme si nous étions revenus à l’âge de pierre.

C’est alors que nous avons appris la nouvelle : notre maison avait été bombardée.

Je refusais de croire ce que j’entendais. Je me suis assise et j’ai pleuré, incapable de comprendre cette tragédie. L’atelier d’orfèvre de mon père se trouvait au rez-de-chaussée du bâtiment. Sa destruction ne signifiait pas seulement la perte de nos murs et de notre toit, mais celle de tout ce que nous possédions.

Les jours passaient lentement et péniblement, empreints de nostalgie et de misère. J’avais perdu contact avec la plupart de mes amis et je n’entendais plus les voix qui remplissaient mes journées de chaleur. Chaque fois que j’avais un bref accès à Internet, je prenais des nouvelles de ma meilleure amie, Rama, qui vivait dans le nord de Gaza.

Le 15 janvier 2024, mon amie Rawan m’a envoyé un message. Je ne l’ai pas reçu immédiatement. Cela a pris plusieurs jours en raison de la coupure des communications.

Les mots étaient simples, ils m’ont brisé à l’intérieur : « Rama a été faite martyr. »

Rama Waleed Sham’ah, ma meilleure amie à l’université. Je ne pouvais pas y croire. J’ai lu le message encore et encore, cherchant une fin différente, un démenti. Mais la vérité était silencieuse, dure et impitoyable.

Je n’ai pas pu lui dire au revoir. Je n’ai pas entendu ses derniers mots, je n’ai pas tenu sa main, ni lui ai dit « je t’aime » une dernière fois. J’avais l’impression de respirer sans âme.

Alors que j’essayais encore de surmonter ce chagrin, j’ai reçu une nouvelle encore plus dévastatrice : le 16 février 2024, toute la famille élargie de mon père – tous ses cousins, leurs femmes et leurs enfants – avait été tuée. J’ai vu mon père s’effondrer comme je ne l’avais jamais vu auparavant. Son chagrin était si profond que les mots ne pouvaient le décrire.

Puis, la mort a frappé à notre porte.

Le 8 juin 2024, nous venions de quitter notre tente pour emménager dans un appartement loué, essayant de recommencer notre vie, lorsque l’armée israélienne a encerclé le quartier. J’ai été la première à voir le char avancer lentement dans la rue. J’ai paniqué et j’ai couru vers mon père en criant. Mais je ne l’ai pas atteint. À ce moment-là, un missile a frappé le bâtiment dans lequel nous nous trouvions. Je n’ai vu qu’une épaisse fumée et de la poussière envahir l’air.

Je ne savais pas si j’étais en vie. J’ai essayé de réciter la shahada, et par la grâce de Dieu, j’ai réussi. Puis j’ai commencé à crier, à appeler mon père. J’entendais faiblement sa voix au loin, me disant de ne pas sortir parce que le drone continuait de bombarder.

J’ai fait quelques pas, puis j’ai perdu connaissance. Tout ce dont je me souviens, c’est qu’ils m’ont transporté hors du bâtiment et m’ont couvert d’une couverture. Je saignais. Je reprenais connaissance pendant quelques secondes, puis je m’évanouissais à nouveau.

L’ambulance n’a pas pu atteindre notre rue car le char était à l’entrée. Ma mère, ma sœur et moi avons saigné pendant deux heures jusqu’à ce que des jeunes du quartier trouvent un moyen de nous sortir de là. Ils m’ont transporté dans une couverture jusqu’à l’ambulance. Les ambulanciers ont commencé à panser mes blessures là, au milieu de la rue, devant tout le monde.

Tout au long du trajet, j’entendais leurs murmures, disant que j’étais entre la vie et la mort. Je les entendais, mais je ne pouvais pas parler.

À mon arrivée à l’hôpital, on m’a dit que j’avais des blessures à la tête, aux mains, aux jambes et au dos. La douleur était insupportable et l’absence de ma mère ajoutait à ma peur. J’ai été opérée d’urgence.

J’ai survécu.

Après avoir quitté l’hôpital, j’ai dû y retourner pour changer mes pansements. Chaque visite était une expérience douloureuse. Je m’étouffais à chaque fois que je voyais le sang. Mon père, qui m’accompagnait à chaque fois, essayait de me réconforter en me disant : « Tu seras récompensée, ma chérie, et nous surmonterons tout cela. »

Je suis tombée dans une profonde dépression, souffrant à la fois de douleurs physiques et émotionnelles. J’avais l’impression de me noyer dans un tourbillon sans fin de chagrin, de peur et d’épuisement. Je ne savais plus comment respirer, comment continuer, ni même pourquoi.

Nous n’avions plus de toit pour nous abriter. Trouver de la nourriture était une lutte quotidienne. Les souvenirs douloureux de mes proches disparus me hantaient. La peur que ma famille et moi puissions perdre la vie à tout moment me rendait complètement impuissante. J’avais l’impression que tout me criait que je ne pouvais pas continuer.

Pourtant, dans l’obscurité du désespoir, j’ai continué à vivre, jour après jour. Je souffrais, mais je vivais.

Je me suis remis à lire, tous les livres que je pouvais trouver. Puis, lorsque mon université a annoncé la reprise des cours en ligne, je me suis inscrite.

Ma main était toujours cassée, plâtrée, et je pouvais à peine m’en servir. Ma mère m’aidait en tenant le stylo et en écrivant ce que je lui dictais. Mes professeurs comprenaient ma situation et me soutenaient autant qu’ils le pouvaient, mais les difficultés étaient nombreuses. J’avais du mal à accéder à l’électricité et à Internet pour recharger mon téléphone et télécharger les cours. Parfois, je ratais des examens à cause de coupures de courant ou d’une mauvaise connexion, et je devais les reporter.

Mais j’ai persévéré. Mon état physique s’est progressivement amélioré.

Aujourd’hui, nous vivons toujours dans une tente. Nous luttons pour subvenir à nos besoins les plus élémentaires, tels que l’eau potable et la nourriture. Nous souffrons de la famine, comme tout le monde à Gaza.

Quand je regarde les cicatrices de la guerre gravées sur mon corps et dans ma mémoire, je réalise que je ne suis plus la même personne. J’ai trouvé en moi une force que je ne soupçonnais pas.


J’ai trouvé un chemin parmi les décombres, un sens à ma douleur et une raison d’écrire, de témoigner et de résister malgré les pertes. J’ai pris la décision de rester en vie, d’aimer, de rêver, de parler.

Tout simplement parce que je mérite de vivre, comme tous les êtres humains sur cette terre.



Eman Abu Zayed est une écrivaine palestinienne et étudiante en traduction originaire de Gaza.



Traduction : JB pour l’Agence Média Palestine
Source : Al Jazeera

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